FANTÔME D’OMAR BLONDIN DIOP A LA CLOSERIE DES LILAS : ENTRETIEN NATALIE MEI - MUSTAPHA SAHA

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Mustapha Saha et Natalie Mei à la Closerie des lilas. Juin 2023.

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Paris. La Closerie des Lilas. Samedi, 24 juin 2023. Entretien avec Natalie Mei, artiste plasticienne, figure discrète de Mai 68, amie de cœur d’Omar Blondin Diop.

Mustapha Saha : A l’époque,Omar Blondin Diop me parle de temps en temps de ses aventures amoureuses, de ses déceptions surtout. Il se pense irrésistible. Il ne comprend pourquoi ses échecs. La dernière idylle efface la précédente. A chaque amourette, il est sur un nuage. Il disparaît par enchantement. Il reparaît après nouveau désappointement. La moindre contrariété sentimentale le plonge dans le défaitisme. Il préfère les filles libres de toute attache. Il évite les complications psychologiques. Sa relation avec toi, Natalie Mei, est particulière. Je voudrais au préalable te demander ton parcours, ton milieu social.

Natalie Mei : Je suis d’une famille bourgeoise. Mon père, d’origine italienne, est ingénieur centralien. Ma mère est à la fois traditionnelle et fantasque. Je grandis dans une famille assez conflictuelle. Je suis très proche de mon père. Nous sommes quatre sœurs, très liées, à peine cinq ans de différence entre la première et la dernière. Je suis la deuxième. Nous habitons au Maroc, à Skoura dans le Haut Atlas, une palmeraie paradisiaque. Puis, à Casablanca avant de nous établir à Paris. Mon père, officier des affaires indigènes depuis 1946,  fait partie des français libéraux, favorables à l’indépendance du Maroc. Il démissionne de l’armée en 1954.  La rencontre de mes parents est originale. Ma mère, à vingt ans, parcourt toute seule les contrées éloignées. Elle arrive, d’étape en étape, dans cette vallée inconnue. Mon père lui dit : « Mademoiselle, cette région est interdite aux touristes. Je veux bien vous accueillir chez moi en attendant une solution pour votre retour ». Quarante-huit heures plus tard, elle envoie un télégramme à ses parents : « J’ai trouvé l’homme de ma vie ».

Mustapha Saha : Quand ta famille revient en métropole, tu as huit ans. Ton adolescence coïncide avec les années soixante, la décennie des  décolonisations formelles, des mobilisations contre la guerre du Vietnam, des luttes d’émancipation des noirs américains, de la pseudo-révolution culturelle chinoise,  la décennie des  toutes les audaces, de la nouvelle vague, de la musique pop, du mouvement hippie, de la libération des mœurs, de Mai 68.

Natalie Mei : J’ai dix-huit ans en 1966. Je suis élève au lycée Sainte-Marie de Neuilly, un lycée de jésuites, très sévère. Je suis déplacée, pour turbulence, au lycée Sainte-Marie de Passy où je côtoie Anne Wiazemski. Mon père, pour prévenir mes dérives, m’exile à Draguignan. Je me retrouve dans un établissement extravagant, avec un niveau d’enseignement au ras des pâquerettes. La professeure de philosophie   parle à longueur de cours de ses escapades à la campagne. Un ami parisien passe me voir. Il me présente Bertrand Galley, Antoine Gallimard, Omar Blondin Diop. Des jeunes bourgeois, passionnés de belles fringues, de voitures de sport, cavaleurs, beaux parleurs, bonimenteurs. Je retrouve les joyeux lurons à la rentrée universitaire de 1967 dans leur appartement commun à la Porte Maillot. Ainsi commence mon relation avec Omar. Nous avons à peine vingt ans. Nous sommes tous amoureux les uns des autres. Nous écumons les brasseries du Quartier Latin, le drugstore de Saint-Germain-des-Prés. Nous sommes en général une dizaine, avec de jolies filles, des mannequins. Omar fait son numéro. Il crée l’ambiance et la diversion. Nous profitons des meilleurs plats. Nous partons sans payer. Je suis des cours de droit à la faculté d’Assas. Je m’ennuie tellement que je passe mon temps dans les cinémas. Je vois Pierrot le fou de Jean-Luc Godard une dizaine de fois. En février-Mars 1968, je vais à plusieurs reprises à la faculté de Nanterre pendant les grèves. Les assemblées générales se succèdent. Je figure dans une photographie publiée par la presse. Sur un autre cliché, je suis avec le groupe du Mouvement du 22 Mars pendant la première occupation de la Sorbonne, le 3 mai 1968. A partir de 1969, je fréquente le Centre universitaire expérimental de Vincennes. Je plonge dans le bain militant. Je porte le masque maoïste comme les autres. Je demeure intimement anarchiste.

Mon père connaît bien l’Afrique. Il travaille à cette époque dans une société d’import-export avec le Bénin, la Côte d’ivoire, le Sénégal. Il rencontre Omar à trois reprises. Ils s’entendent bien tous les deux. Ils sont pareillement des séducteurs. Ils sont complices et rivaux. Ils lancent devant moi leurs joutes verbales. Chaque fois que je présente un garçon à mon père, il le voit une fois. Il le met en difficulté. Il le traite d’imbécile. Il tue le flirt dans l’œuf. Pour Omar, mon père me dit : « Tu peux sortir avec lui. C’est un bel homme. Mais, tu ne dois pas l’épouser ».

Mustapha Saha : Je reviens sur l’aventure vincennoise. Le centre universitaire est construit à la hâte sur un terrain militaire dans le bois de Vincennes. L’expression seconde chance est à la mode. Les étudiants définissent leur propre parcours. La pédagogie se base sur des petits groupes. Il s’agit de personnaliser au maximum les relations entre enseignants et étudiants, en cours et hors cours. Vincennes se veut une pépinière des idées soixante-huitardes. De nouvelles théories philosophiques, littéraires, sociologiques, le postmodernisme, la french theory, y germinent. Les audaces conceptuelles de Michel Foucault, de Félix Guattari, de Gilles Deleuze, de Jean-François Lyotard y trouvent un terreau fertile. Dans le département de philosophie, présidé par Michel Foucault, François Châtelet campe le monsieur loyal. D’autres mandarins, des sorbonnards, des provinciaux, plus conformistes, quittent le navire-laboratoire au bout de quelques semaines. Michel Serres tient une année avant de jeter l’éponge. La politique joue un rôle premier dans les recrutements. Des normaliens formés par Louis Althusser, chroniqueurs dans la revue maoïste Cahiers pur l’analyse, François Regnault, Jacques Rancière, Alain Badiou, Judith Miller, fille de jacques Lacan. Arrivent les années suivantes, Guy Deleuze, Jean-François Lyotard, le communiste Etienne Balibar, le gramsciste Nicos Poulantzas, les cofondateurs trotskystes de la Ligue communiste révolutionnaire, Daniel Bensaïd et Henri Weber. L’inénarrable Georges Lapassade, homme-orchestre, pluridisciplinaire, diversitaire en diable, sème sa féconde pagaille, l’analyse institutionnelle, labourée avec Félix Guattari et René Lourau, la pédagogie autogestionnaire, la transversalité, la dramaturgie Living Theatre, le happening, les rites gnaouas marocains, le candomblé brésilien, la transe, la bioénergie, les états modifiés de conscience.

Je suis souvent présent à Vincennes. Je suis sollicité comme conciliateur. Les maghrébins et les africains sont plus nombreux qu’ailleurs. Omar Blondin Diop m’accompagne parfois. Il voit dans l’expérience un bricolage récupérateur. Nous avons de longues discussions avec Samir Amin sur des sujets récurrents,  le néocolonialisme, l’impérialisme, la guerre du Vietnam. Cuba perd son charme après la mort d’Ernesto Che Guevara. Dans le campus, des bazars, des souks, des bimbeloteries s’installent. Des camelotages s’institutionnalisent. Le Petit Livre rouge se trimballe comme un missel. La casquette Mao fait fureur. Le machiavélique ministre de l’Education nationale, Edgar Faure, implante un abcès de fixation gauchiste. Les groupuscules se déchirent entre eux. Dix jours après l’ouverture, le 23 janvier 1969, Vincennes, pour se donner un label révolutionnaire, entame sa première grève, sa première occupation des locaux, sa première bataille contre la police. Les étudiants se barricadent dans les escaliers. Tables, chaises, armoires servent de barricades. A la fin de la journée, tout le monde est embarqué. Le lendemain, la presse dénonce avec véhémence les casseurs. Le pompidolisme teste son autoritarisme.

En février 1969, la Gauche Prolétarienne, crée  un comité de base pour l’abolition du salariat et la destruction de l’université, dirigé par Jean-Marc Salmon, André Glucksmann et Jean-Paul Dollé. Ils radicalisent leur plateforme pour une nouvelle université, publiée dans le journal Action en novembre 1968. L’université est conçue comme une base d’action vers l’extérieur. La Gauche Prolétarienne écrase les autres tendances. André Glucksmann et Jean-Paul Dollé attaquent un cours d’Henri Weber sur les relations sino-soviétiques en 1928. Alain Badiou fait irruption dans de nombreux cours. Jean-Marc Salmon, ancien responsable du service d’ordre de l’Unef, contrôle les assemblées générales, sévit en apprenti tyran. Les superhéros maoïstes tournent casaque quelques années plus tard. Ils s’infiltrent dans les rangs socialistes, s’improvisent écologistes ou se transforment, sans scrupules, en droitistes. 

Natalie Mei : L’événement marquant est sans nul doute notre expédition, nous, les vaillants petites combattants, pour soutenir les ouvriers en grève de Renault Flins. Nous partons tôt de Nanterre dans plusieurs voitures, six ou huit par véhicule. A la sortie de la faculté, les renseignements généraux prennent les numéros d’immatriculation. Nous arrivons la vieille de la manifestation. Nous dormons à plusieurs dans une Citroën Ami 8. Nous sommes réveillés à l’aube par les flics à gros coups de matraques sur les vitres.  Un hélicoptère tourne sans cesse au-dessus de nos têtes. Ils nous embraquent pour le centre d’internement de Beaujon. Là, ils pratiquent une différence de traitement entre filles et garçons. Les garçons passent entre deux rangées de flics et reçoivent des coups. Ils nous mettent, les filles, dans une chapelle. Nous nous écroulons toute la journée par terre. Ils se trompent sur mon âge. Ils me donnent dix ans de moins. Ils me libèrent aussitôt. Mes parents habitent avenue Wagram, pas trop loin de ce lieu de détention. Je cours chez moi. Je raconte ma mésaventure à ma mère. Elle me dit : « Ils auraient mieux fait de te garder ».

Mustapha Saha : Vendredi, 7 juin 1968. Les ouvriers de Flins refusent de reprendre le travail, malgré les injonctions syndicales et les intimidations policières. Lundi, 10 juin 1968. Le Mouvement du 22 Mars leur apporte leur soutien dans leur usine. Des affrontements violents ont lieu avec la police. Ce jour-là, j’ai vécu, comme beaucoup, l’arrestation par les gendarmes. Nous sommes un petit groupe. Un ouvrier nous accueille toute la nuit dans son pavillon. Nous sommes cernés le lendemain matin dans un champ. Le lycéen Gilles Tautin, dix-sept ans, membre de l’Union des jeunesses communistes marxistes léninistes, meurt noyé dans la Seine. Ses camarades diffusent le tract suivant, conservé dans mes archives, « Le 10 juin 1968, notre camarade Gilles Tautin, lycéen de dix-sept ans, est assassiné par la police gaulliste. Il est allé à Flins, avant-poste de la résistance prolétarienne, se mettre au service de la juste lutte des travailleurs de Renault pour la satisfaction de toutes leurs revendications et pour la libération de leur usine. Son nom est désormais inséparable de la révolution populaire ». Je garde aussi une coupure de presse. « Samedi, 15 juin 1968, quatre à cinq mille personnes ont assisté aux obsèques du lycéen Gilles Tautin, mort noyé dans la Seine près de Meulan. La foule, massée devant le domicile de ses parents, boulevard Berthier, Paris 17ème, s’est dirigée vers le cimetière des Batignolles. En tête du convoi, un grand portrait du lycéen précédait le corbillard, derrière lequel avaient pris place les membres de la famille. Suivaient un groupe d’ouvriers des usines Renault de Flins et le cortège composé en majorité de jeunes gens arborant des portraits du lycéen et des roses rouges. Dans le silence, entrecoupé seulement du Chant des martyrs et du Chant des survivants, le cortège gagna le cimetière, au seuil duquel fut encore chantée l’Internationale. Devant le cercueil furent déposés des couronnes de fleurs, l’une portant une citation de Mao Tsé-Toung : « Des milliers et des milliers de martyrs ont donné héroïquement leur vie pur les intérêts du peuple. Levons bien haut leurs drapeaux. Avançons sur la vie tracée par leur sang ». Un jeune ouvrier de Flins adressa à Gilles Tautin un dernier adieu : « Le don de ta jeune vie pour la cause du peuple ouvrier éclaire maintenant tous ceux qui jusque-là dormaient. Par ton exemple, par ton courage, la lutte continue. Gilles, tu seras vengé par la lutte permanente du peuple ouvrier contre le patronat » (Le Monde, 18 juin 1968). Ce jour-là, nous étions beaucoup plus nombreux que les chiffres annoncés dans la presse.

RETOUR SUR LES SENTIERS DÉPAVÉS. 

L’entretien se prolonge en réflexions silencieuses. Les étudiants bourgeois de Mai 68, manieurs exaltés de discours radicaux, se libèrent comme ils peuvent du joug familial. Mai 68 est une transgression bourgeoise des mœurs bourgeoises établies depuis le dix-neuvième siècle. Je me souviens de ma première arrivée à la faculté de Nanterre en automne 1967. Des appariteurs, sapés comme des portiers de grands hôtels, surveillent la bonne tenue vestimentaire. Les exclus des bidonvilles voisins vadrouillent derrière les murs. Dans le département de sociologie, patronné par les ombres tutélaires d’Henri Lefebvre et d’Alain Touraine, nous sommes à peine une soixantaine d’inscrits. Diagnostique prémonitoire : « La sociologie est en ce moment à la mode. Elle succède à la psychologie dans les prédilections et les préoccupations spontanées ou suggérées du public sérieux, voire même du public léger. S’entend par sociologie, une psychologie collective tout simplement. Au-delà de cette vogue, de ce succès réputé inattendu, il y a peut-être sujet à s’en inquiéter. Il n’est pas difficile de prévoir que, sur cette science bruyante, au nom naguère proscrit, vont se précipiter les esprits aventuriers, plus propres à la ravager qu’à l’explorer » (Gabriel de Tarde, 1898).

L’actrice Anne Wiazemsky, aristocratique jusqu’aux bout des ongles, suit vaguement des cours de philosophie à Nanterre. Les agitateurs anarchistes la draguent. Le philosophe sartrien Francis Janson lui prodigue des cours particuliers. Jean-Luc Godard, maladivement jaloux, l’attend dans son Alpha Roméo sur terrain boueux. C’est Anne Wiazemsky qui présente, à La Coupole, Omar Blondin Diop à Jean-Luc Godard, pour le rôle d’animateur maoïste dans La Chinoise. Anne Wiazemski en révolutionnaire kitsch, avec sa casquette poulbot. Elle raconte ces années-là, à sa façon, dans deux récits autobiographiques, Une Année studieuse, éditions Gallimard, 2012, et Un An après, éditions Gallimard, 2015.

Omar Blondin Diop, entouré de starlettes, dans les restaurants germanopratins. Les plats raffinés, comme les disques, comme les livres, se volent. Jean Genêt est brandi en légitimation. Omar Blondin Diop cite par cœur Jean Genêt. « Je nomme violence une audace au repos, amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c’est en vous qu’elle produit des remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite » (Jean Genet, Journal du voleur, éditions Gallimard, 1949).Jean Genet est voleur. Multirécidiviste. Les condamnations pour petits vols s’accumulent, s’alourdissent. La marginalité s’épaissit jusqu’à la délivrance par l’écriture. En 1942, il écope de huit mois de prison pour vol de livres à la librairie Stock. « Voleur de rien, voleur de livres, de cordes, de crinières, de queues de chevaux, de vélos, de chiens de luxe » (Jean Genet, Notre-Dame des Fleurs, écrit à la prison de Fresnes en 1942. réédition Gallimard, 1951). Le voleur raté cache un redoutable esprit solitaire. Omar Blondin Diop et sa bande pensent le vol comme un défi social. Ils commettent le forfait pour en rire. Ils se contemplent de l’extérieur en état d’insubordination. Ils cueillent le frisson du passage à l’acte. Ils jettent l’écume sur le trottoir. Le repentir n’appartient qu’aux pauvres. Les livres se volent, se lisent, se recyclent chez les bouquinistes. Le bourgeois se complaît dans la peau de gentleman chapardeur, de philosophe rapineur. Le délit s’absout dans la subversion.

Omar Blondin Diop s’est toujours abstenu de voler des livres à la librairie La Joie de lire, rue Saint-Séverin. On ne vole pas un éditeur révolutionnaire comme François Maspero. Voler des bourgeois est une jouissance. Le peuple entier est voleur. Par fantasme ou délégation.« Un peuple de voleurs. Si je vole ici, je n'accomplis aucune action singulière et qui puisse me réaliser mieux, j'obéis à l'ordre habituel. Je ne le détruis pas. Je ne commets pas le mal. Je ne dérange rien. Le scandale est impossible. Je vole à vide » (Jean Genet, le Journal du Voleur).

J’ai toujours entendu des enfants de bourgeois se plaindre de manque d’argent. Alibi commode des larcins, des fraudes, des tricheries, des émotions fortes à bon compte. Omar Blondin Diop est un archétype de bourgeois sénégalais. Il fréquente des établissements prestigieux. Il porte des vêtements Renoma et des chaussures Weston. Son père médecin l’élève comme un parangon d’excellence. Omar Blondin Diop est d’abord un révolté, au sens camusien du mot. « L’origine même de la révolte nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. La mesure est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. La mesure ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais, notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde. Notre tâche est de les combattre en nous-mêmes » (Albert Camus, L’Homme révolté, éditions Gallimard, 1951).

Dans nos discussions, nous avons pleinement conscience que nous incarnons, malgré nos performances scolaires, les colonisés, les esclavagisés, les allogènes, les métèques. Nous essuyons les regards obliques. Il nous reste, pour dépasser notre condition schizophrénique, nos paradoxalités culturelles, la voie artistique, la traverse poétique, la désobéissance civile. Il suffit d’une séquence emblématique dans La Chinoise de Jean-Luc Godard pour consacrer Omar Blondin Diop comme un acteur, une star. J’ai vu à la Cinémathèque du Palais de Chaillot des spectateurs lui demander un autographe. L’étudiant africain se métamorphose dans le film en instructeur, en éducateur, en maître spirituel des blancs. Pour accomplir cette prouesse, cet africain n’est-il pas, en vérité, un marabout, un griot, un sorcier, un envoûteur ? L’idéologie hippie se niche dans cette perception. L’égérie bourgeoise est une hippie.

Un souvenir me revient. En Mai 68, nous représentons le Mouvement du 22 Mars dans le Comité d’action étudiants- écrivains. Le 21 Mars 1968, des auteurs de renom, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Jacques Roubaud, Maurice Roche, Paul Louis Rossi,  prennent d’assaut l’Hôtel de Massa, siège de La Société des Gens de Lettres. Le philosophe Jean-Pierre Faye témoigne : « On est allé chercher un africain extraordinaire, le grand mage du Mouvement du 22 Mars. Il s’appelait Omar Blondin Diop. Il nous a rejoint à l’Hôtel de Massa au milieu de la nuit. Il nous a dit d’emblée : « Les occupations pourrissent sur pied ? Ce n’est pas comme ça qu’il faut procéder. Il faut créer un comité d’occupation ». Il nous a donné la clef. Personne ne savait qui était Omar Blondin Diop. Mais, avec un nom pareil, c’est la chose très belle de ce moment de Mai. La hiérarchie est complétement inversée. C’est un africain qui dit ce qu’il faut faire. Les gens du Mouvement du 22 Mars s’étaient déguisés d’une manière bizarre. Ils avaient des tenues excentriques. Arrive le contestataire absolu, Georges Lapassade. Je lui propose d’être le président du comité d’occupation.  « Qui est Omar Blondin Diop ? ». « C’est lui qui joue dans la chinoise, qui donne la leçon à Anne Wiazemski ». Puisque c’est Omar Blondin Diop qui a décidé la création d’un comité d’occupation, Georges Lapassade accepte » (Jean-Pierre Faye, entretien avec Boris Gobille, revue Raisons Politiques, N° 18, 2005).