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Investissement, rente et concurrence - Par Bilal TALIDI
L’Etat et ses organismes n’ont d’autre choix que d’entamer audacieusement la séparation entre l’Autorité et les milieux d’affaires et de nouer une relation nouvelle et rationnelle avec le monde de l’entreprise. C’est essentiellement sur ce terrain qu’est attendu, plus que tout autre, le gouvernement Akhannouch.
Le dernier discours du Roi Mohammed VI à l’ouverture du Parlement laisse percevoir que face aux défis imposés par les répercussions de la pandémie du Covid-19 et de la guerre russe en Ukraine, le Maroc n’a d’autres alternatives que d’améliorer son attractivité pour séduire l’investissement étranger et d’encourager le secteur privé à promouvoir l’investissement national
Le constat royal sous-entend que le patrimoine traditionnel (l’agriculture) sur lequel le Maroc a longtemps construit sa croissance est entré dans la sphère de l’incertitude. La seule opportunité qui s’offre désormais au Maroc consiste à réunir les conditions d’un climat attractif à l’investissement étranger, sensible aux environnements stables et fructueux, aussi bien qu’à inciter le secteur privé à assumer ses responsabilités pour booster le taux de croissance et résoudre le problème du chômage
Le climat des affaires, une récurrente
Est-ce pour autant la première fois que l’on est face à pareille situation ? Le Nouveau modèle de développement n’est-il pas précisément bâti sur le socle de ce constat
Sans remonter loin dans le temps, quatre expériences gouvernementales au moins ont construit leurs projets respectifs sur la même base : améliorer le climat des affaires, drainer l’investissement étranger, promouvoir l’investissement national, et inciter le secteur privé à jouer son rôle dans ce domaine
Le gouvernement Driss Jettou a mis en place le cadre institutionnel et juridique pour assainir le climat des affaires, ouvrant la voie à la composition de la Commission nationale des investissements, puis à la Commission nationale de soutien à la création des entreprises, ensuite à la Commission interministérielle de la gouvernance électronique chargée de créer de la cohérence entre les différents intervenants dans le domaine de l’investissement et de promouvoir l’administration électronique
Le Cabinet Abbas El Fassi s’est attelé, lui, à mettre en place le cadre institutionnel de promotion du climat des affaires, via le Comité national de l’environnement des affaires (2009) qui a tenté de jeter des passerelles de dialogue entre les secteurs public et privé en vue de coordonner les stratégies gouvernementales en matière d’amélioration du climat des affaires et de lever les obstacles qui freinent le flux des investissements étrangers ou grèvent l’investissement national
Les gouvernements Benkirane et Saad Dine El Otmani ont fourni des efforts pour simplifier les procédures administratives, ajuster le cadre juridique et réglementaire des affaires et faciliter l’accès au financement, aux infrastructures et aux marchés publics, réduire les délais, mettre à niveau le capital humain, renforcer l’accompagnement des entreprises et de l’innovation et insérer le secteur informel dans le tissu économique
Au final, le Maroc a gagné 26 points dans le classement Doing Business 2014 de la Banque mondiale, alors que le gouvernement El Otmani a réalisé un nouveau saut de 22 points par rapport à 2016, faisant avancer le Maro àc la 53ème place dans le classement mondial (3ème rang dans la région MENA)
Toutefois, pour importants qu’ils soient, ces efforts de gouvernements de diverses sensibilités politiques, n’ont pas résolu la problématique de l’investissement et n’ont pas redressé ses dysfonctionnements, si bien que le sujet s’invite aujourd’hui pratiquement avec la même acuité. Où se situe donc le problème
Des rapports à volonté
On a à disposition une série de diagnostics glaçant appelant une lecture patiente et pondérée, dont celui de Wali Bank Al Maghrib évoquant les pratiques frauduleuses de certaines entreprises servant trois déclarations distinctes ; une pour les impôts, une autre pour les banques et une troisième, l’authentique, pour elles-mêmes. Même tonalité au Conseil de la concurrence mettant à l’index les différentes formes de violation du principe de la concurrence à travers les concentrations et les ententes entre les entreprises (rapport annuel 2021). La Cour des comptes ne déroge pas à cette règle dans ses rapports particulièrement ceux consacrés aux Centres régionaux d’investissement (2015), ou encore les recommandations des Assises nationales sur la fiscalité (de 2013 à 2019), sans compter des diagnostics établis par d’autres institutions.
Ce corpus de diagnostics et de conclusions fait ressortir que la problématique de l’investissement réside dans l’absence d’une relation irrationnelle et mature entre l’Etat et l’entreprise, et entre les entreprises elles-mêmes
Trois facteurs produisent cette irrationalité. Le premier tient au fait que c’est l’Etat le fournisseur du gros des marchés et des commandes. Le deuxième est que le dossier de l’investissement est entre les mains des Centres régionaux d’investissement (CRI). Le troisième est que l’aboutissement de tout investissement demeure tributaire du soutien du gouvernement et de l’efficience de la politique fiscale
Un état de dépendance
L’agrégation de ces trois facteurs crée chez les entreprises une dépendance de l’Autorité plus que de l’esprit d’innovation, de productivité, de qualité et de concurrence
Il en résulte que les grandes sociétés réalisant les meilleurs chiffres d’affaires sont précisément celles-là mêmes qui s’accaparent la part du lion dans les marchés de l’Etat. En l’absence de la transparence requise dans le travail des CRI, nul ne connait les critères qui président au choix de tel investissement et le refus d’un autre. Depuis la promulgation de la loi portant réforme des CRI en 2019, aucun rapport annuel n’est venu préciser le nombre de projets d’investissement présentés, rendre comptes du nombre de dossiers acceptés ou rejetés, ou encore expliciter les raisons des rejets en vue de permettre à leurs porteurs de mieux se rattraper à l’avenir. De ce manque de clarté découle la suspicion largement partagée qui dit que seule la proximité de l’Autorité détermine l’issue d’un dossier d’investissement déposé auprès des CRI. A ces soupçons s’ajoute l’interrogation lancinante sur le dispositif des incitations fiscales et sur les critères adoptés par les politiques publiques pour affecter un soutien à tel secteur au lieu d’un autre
Des secteurs ont connu un formidable essor grâce au dispositif des incitations fiscales (exonération d’impôts) à l’instar de l’immobilier, par exemple. Cette politique, nonobstant son importance, impose deux remarques. La première, d’ordre général, invoque le principe de l’équité et de l’égalité en rapport avec d’autres secteurs qui, eux aussi, sont en droit de bénéficier du soutien nécessaire, y compris le même dispositif d’incitations fiscales. La seconde se rapporte à l’absence de l’évaluation de l’impact de ces politiques sur les secteurs cibles pour déterminer si elles ont tenu leurs promesses ou s’il faudrait les arrêter le cas échéant
La légalité et l’égalité
A deux reprises, le Roi est revenu sur « les entraves dressées à dessein par certains pour préserver leurs propres intérêts et réaliser des profits personnels » (Discours du Trône 2022), ainsi que sur l’impératif de consolider les règles de la concurrence loyale «afin de renforcer la confiance de ceux qui veulent opérer des investissements productifs dans notre pays» (Discours devant le Parlement du 14 octobre 2022)
Ceux qui critiquent le modèle économique marocain et établissent son échec, ne tiennent pas compte des efforts consentis pour améliorer le climat des affaires et des mesures préconisées par les politiques publiques en vue de soutenir l’investissement. Ils se limitent à dénoncer la rente qui apporte de l’eau à leur moulin, considérant que ce modèle est voué à l’impasse du fait qu’il repose sur la distribution des privilèges sur le seul critère de la proximité avec l’Autorité
Le discours de l’Etat lui-même reconnaît ce problème, mais se contente de le ranger parmi les autres tares qui polluent l’environnement de l’investissement. C’est que la rente, au fond, n’est pas de l’apanage de l’Autorité, mais constitue une culture que partagent les partis politiques qui dirigent le gouvernement, ou dont les élites influent sur les organismes chargés de l’investissement, ou qui pèsent sur la décision fiscale, ou encore sont liées aux lobbies par des rapports peu sains
Mais le Maroc entend vraiment attirer les investisseurs étrangers craintifs et hésitants, cependant à la recherche d’un environnement stable, l’Etat et ses organismes n’ont d’autre choix que d’entamer audacieusement la séparation entre l’Autorité et les milieux d’affaires et de nouer une relation nouvelle et rationnelle avec le monde de l’entreprise, en travaillant et veillant sérieusement aux principes de la concurrence saine et l’observance de la légalité et de l’égalité des chances dans l’accès à l’investissement et aux opportunités économiques. C’est essentiellement sur ce terrain qu’est attendu le gouvernement Akhanouch