chroniques
La trompette philosophique de Boris Vian
Il y a soixante ans, le 23 juin 1959, Boris Vian est terrass? par une crise cardiaque dans le cin?ma Le Marbeuf des Champs-Elys?es. ??Le Satrape Transcendant?? meurt de col?re contre la falsification de son livre ??J?irai cracher sur vos tombes?? par d?affreux surintendants.?
Librairie de Cluny, ? proximit? de la Sorbonne. Je d?niche des volumes anciens de Boris Vian aux ?ditions Jean-Jacques Pauvert. Belle opportunit? de relecture ? l?occasion du cinquantenaire de Mai 68, hant? par le fant?me de l??crivain maudit, lancin? par le vaticinateur pr?coce de la r?volution ludique. L?amour se dit avec des pav?s et s?immortalise dans les slogans pyrograv?s. La correspondance baudelairienne abolit l??cart temporel dans la sentence einsteinienne. Laissons les comm?morations pompeuses et les cons?crations trompeuses aux autres. Un bouquet d??tincelles nous suffit.
Tout commence par une b?tisse construite sans le jardin de la villa Les Fauvettes ? Ville d?Avray, salle d?activit?s diverses sans buts d?termin?s. Quand Boris Vian joue pendant son enfance aux ?checs avec Yehudi Menuhin, qui vit dans la m?me propri?t?, Terpsichore se fait muse fid?le. S?associe all?grement le prestigieux voisin Jean Rostand aux concours d?acronymes, d?anagrammes, d?acrostiches, de bouts rim?s, de contrep?teries, aux jeux surr?alistes des cadavres exquis. Se pratiquent assid?ment l?humour et la d?rision en guise de d?crottage. S?amoncelle le mat?riau de base d?une ?uvre kal?idoscopique. Le prince Ubu fructifie dignement l?h?ritage. Dans les t?n?bres de la guerre, la p?tulance inventive fait la nique aux cort?ges fun?bres. L?enfant fragile explose de mille feux indociles. Une cardiopathie de naissance augure d?une travers?e foudroyante de la vie.?
S?organisent des surprises-parties ? r?p?tition. Se d?couvre le jazz comme un appel du large. Le jitterbug, le boogie-woogie, le swing se dansent en pantalons courts et vestes ballantes. Les adolescents surprot?g?s sont spontan?ment des zazous. Johnny Hess chante?: ??La musique n?gre et le jazz hot / Sont d?j? de vieilles machines / Maintenant pour ?tre dans la note / Il faut du swing / Le swing n'est pas une m?lodie / Le swing n'est pas une maladie / Mais aussit?t qu'il vous a plu / Il vous prend et ne vous l?che plus??. Le swing comme ?chapp?e belle du corps et de l?imaginaire. ??Le jazz, c?est comme les bananes, ?a se consomme sur place??, d?cr?te Jean-Paul Sartre. Boris Vian r?cup?re par charit? analogique la formule abracadabrantesque en mettant les bananes dans les disques. Mais que viennent faire les bananes dans cette affaire?? Au-del? du symbole phallique et de la drague exp?ditive dans la fi?vre rythmique, quelle mouche a piqu? le philosophe pour sortir une telle fadaise ? A moins qu?il n?ait ?t? illumin? par l?affiche exotique de l?avant-guerre, la danse sauvage dans la revue n?gre de Jos?phine Baker accoutr?e d?un pagne de bananes.
Le premier livre, Vercoquin et le Plancton, r?v?le, dans sa pri?re d?ins?rer, la bataille existentielle?: ??Il est p?nible de constater que, malgr? les efforts du Bon P?re Brottier, toute une partie de la jeunesse moderne se rue avec sauvagerie sur le genre de divertissement de r?gle en ces jours troubl?s, la surprise-partie. La fen?tre est ouverte ? tous les d?bordements??. Autrement dit, ? d?autres parfums que l?encens du cat?chisme et le camphre du la?cisme. Vingt ans plus tard, ? la veille de la r?volution sexuelle de Mai 68, un certain docteur Georges Valensin d?voile le secret dans son livre Adolescence et sexualit? (?ditions La Table ronde, 1967)?: ??Dans les surprises-parties, des parents gardent leurs illusions jusqu'? ce que le d?sordre d'un cabinet de toilette et des accessoires contraceptifs les ?difient. Aucun public ne sert de garde-fou??. Facult? de m?decine 68?: Construire une r?volution, c?est briser toutes les cha?nes int?rieures. Les surprises-parties sont v?cues, per?ues, pens?es par Boris Vian comme une r?bellion contre la morale ultramontaine et l??ducation puritaine. D?cision prise avec ses fr?res de refuser d?finitivement le service militaire et la servitude volontaire. La libert? avant tout. ??Au grand scandale des uns, sous l??il ? peine moins s?v?re des autres, soulevant son poids d?ailes, ta libert頻 (Andr? Breton, Ode ? Charles Fourier, 1947).
Toute la philosophie de la fratrie se retrouve dans un bombage soixante-huitard ? la Facult? de Nanterre?: Ne me lib?re pas, je m?en charge. Je ne suis au service de personne, le peuple se servira tout seul. Si vous pensez pour les autres, les autres penseront pour vous. Une dialectique du rouge et du noir. La peur ? Connais pas?: Laissons la peur du rouge aux b?tes ? cornes et la peur du noir aux staliniens. Il n?y aura plus d?sormais que deux cat?gories d??tres?: les veaux et les r?volutionnaires. En cas de copulation, ?a fera des r?veaulutionnaires. Nous aurions au moins des andro?des en bronze. Le veau d?or est toujours debout.? Du Boris Vian pur sucre de cannes. La critique cathartique passe d?abord par la critique des armes. L?uniforme fait l?homme cruel. L?idiot parmi les idiots, le brave parmi les braves, parfois le surdou? parmi les surdou?s, se transforment sous uniforme en bourreaux virtuels. Ainsi se confectionnent?les bons serviteurs de l?Etat. Dans ??Le Go?ter des g?n?raux??, le g?n?ral Audubon, tenu en laisse par sa m?re qui lui noue sa cravate et lui interdit de boire du pastis, lui demande permission de r?unir des amis. ??Ce sont des gar?ons bien ?lev?s????. ??Oh, oui, m?re, ils sont tous g?n?raux??. Pourquoi faire?? Pour engager la guerre par hasard et par n?cessit?, histoire de se donner une raison d?exister en tant qu?uniformes grassement galonn?s. Ces d?cideurs bien chaperonn?s prennent conseil aupr?s des grandes puissances qui leur d?signent comme cibles le Maroc et l?Alg?rie. Apr?s tout, l?Afrique du Nord, o? le sacrifice s??change contre des march?s juteux, a toujours ?t? un champ de bataille fructueux pour les protectorats. A la fin de la pi?ce de th??tre, tous les g?n?raux se trucident ? la roulette russe. Histoire d??tre logiques avec eux-m?mes jusqu?au bout. La chanson Le D?serteur s?interdit sur les ondes?: ??Monsieur le Pr?sident /Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-?tre / Si vous avez le temps / Je viens de recevoir / Mes papiers militaires?/ Pour partir ? la guerre?/ Avant mercredi soir?/ Monsieur le Pr?sident / Je ne veux pas la faire / Je ne suis pas sur terre / Pour tuer des pauvres gens / C'est pas pour vous f?cher / Il faut que je vous dise / Ma d?cision est prise / Je m'en vais d?serter / Depuis que je suis n? / J'ai vu mourir mon p?re / J'ai vu partir mes fr?res / Et pleurer mes enfants / Ma m?re a tant souffert / Elle est dedans sa tombe / Et se moque des bombes / Et se moque des vers / Quand j'?tais prisonnier / On m'a vol? ma femme /?On m'a vol? mon ?me / Et tout mon cher pass? / Demain de bon matin /
Je fermerai ma porte / Au nez des ann?es mortes / J'irai sur les chemins / Je mendierai ma vie / Sur les routes de France / De Bretagne en Provence / Et je dirai aux gens / Refusez d'ob?ir / Refusez de la faire / N'allez pas ? la guerre / Refusez de partir / S'il faut donner son sang / Allez donner le v?tre / Vous ?tes bon ap?tre / Monsieur le Pr?sident / Si vous me poursuivez / Pr?venez vos gendarmes / Que je n'aurai pas d'armes / Et qu'ils pourront tirer?? (Boris Vian, F?vrier 1954).
Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilit?s miraculeuses de la culture, fur?te les subtilit?s n?buleuses de l??criture, piste les fulgurances impr?visibles de la peinture. Il investit sa rationalit? dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant les vannes de l?imaginaire aux fugacit?s visionnaires. Son travail sociologique, philosophique, po?tique, artistique, refl?te les paradoxalit?s compl?tives de son app?tence cr?ative. Il est cofondateur du Mouvement du 22 Mars ? la Facult? de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, ?ditions Creaphis. Bruno Barbey, Passages, ?ditions de La Martini?re). Apr?s la m?saventure de Louis Aragon, rejet? par les ?tudiants, il organise l?intervention r?ussie de Jean-Paul Sartre dans la Sorbonne occup?e. Il signe avec les ?ditions du Seuil le contrat du premier livre sur la r?volution soixante-huitarde, ??La R?volte ?tudiante ? et collabore avec Jean Lacouture dans la collection ??L?Histoire imm?diate??. Il r?alise, sous la direction d?Henri Lefebvre, ses th?ses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain d?sint?gr?) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations d?racin?es), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des ?tudes parall?les en beaux-arts. Il produit, en appliquant la m?thodologie recherche-action, les premi?res ?tudes sur les grands-ensembles. Il est l?ami, dans les ann?es soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, fran?ais et italiens, et se s?journe fr?quemment ? Rome. Il explore l?histoire du ??cin?ma africain ? l??poque coloniale?? aupr?s de Jean-Rouch au Mus?e de l?Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, qui lui l?exhorte ? renouer avec ses racines, ??Structures tribales et formation de l??tat ? l??poque m?di?vale??, aux ?ditions Anthropos.
Apr?s une parenth?se comme sociologue-conseiller au Palais de l?Elys?e sous la pr?sidence de Fran?ois Hollande, Mustapha Saha d?cide de se consacrer enti?rement ? la peinture et ? l??criture de ses livres. Il m?ne actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la R?volution num?rique (Manifeste culturel des temps num?riques), sur la soci?t? transversale et sur la d?mocratie interactive. Il travaille ? l??laboration d?une nouvelle pens?e et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir. Ouvrages en cours de publication ou de finalisation?: ??Le Calligraphe des sables ? (Livre de po?mes pr?sent? par Edgar Morin), ??Ha?m Zafrani, penseur de la diversit頻, ??La Soci?t? diversitaire??, ??La Laboratoire marocain??, ??Ce Nouveau Monde en germination dans le terreau du malheur??. Exposition en pr?paration?: ??Le panth?on imaginaire de la litt?rature latino-am?ricaine??.
L?Ecume des jours narre une histoire d?amour o? la joliesse se dit avec des mots jolis dans une paillardise pure et joyeuse tant qu?elle n?est pas contamin?e par la moiteur fl?trissante. Une histoire bizarre malgr? tout. L?eau de rose tourne, mine de rien, ? l?ontologique absurdit? des ?tres. Colin se ruine et se meurt de tristesse parce qu?il aime Chlo?, qui tombe malade et dispara?t dans la fleur de l??ge, d?vor?e par un n?nuphar. L?eau, source de vie, distille aussi la mort. La d?veine renverse la finalit? du bonheur. Le drame se pigmente d?humour noir et de sarcasmes multicolores. La trag?die se transfigure dans le toucher magique de Duke Ellington jouant son morceau f?tiche Chlo?, dans la d?rive m?taphorique et l?escapade onirique, et sombre dans le fatalisme. Colin ??prit la direction du vent avec un mouchoir de soie jaune, et la couleur du mouchoir, emport?e par le vent, se d?posa sur un grand b?timent qui prit ainsi l?allure de la patinoire Molitor??. Le palais nautique en forme de paquebot, ? la lisi?re du bois de Boulogne, lieu mythique des ann?es folles, aujourd?hui transform?, apr?s r?novation, en ?tablissement de luxe, s?invite comme une apparition f??rique. Boris Vian ?prouve dans la piscine son c?ur affaibli, le temps de s?extraire ? la b?tise ambiante. La diagonale expansive le console dans l?insurmontable solitude de l?intelligence orpheline et dans ce d?sert urbain o? cheminent des fourmis ? la recherche de leur ombre. ??L?histoire est enti?rement vraie puisque je l?ai imagin?e d?un bout ? l?autre. Sa r?alisation mat?rielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la r?alit? en atmosph?re biaise et chauff?e sur un plan de r?f?rence irr?guli?rement ondul? et pr?sentant de la distorsion??. L?avant-propos pr?vient de l?a priori qui ne se discute pas, qui, contrairement au raisonnement, ne se contredit ni se r?fute, qui existe par lui-m?me dans l?espace de libert? qu?il s?invente et qu?il procure ? l?auteur.? Une variation de trompette en somme. L?ivresse musicale et le plaisir de la lecture, surpris ? chaque tournant par une pirouette d?tonante, fermentent dans le ??pianococktail?o? chaque note est un alcool, une liqueur ou un aromate??.? Chlo? passe sur terre comme une ?toile filante, offre sa beaut? dans une m?taphore chancelante, se volatilise dans une musique ruisselante. Chick, le meilleur ami de Colin, court ? sa perte ? cause de sa passion et de son f?tichisme pour Jean-Paul Sartre (Jean-Sol Partre) dont il ne comprend un traitre mot.? La fianc?e Alise, d?laiss?e, finit par tuer le philosophe avec un arrache-c?ur et br?ler les librairies environnantes. L?existentialisme de parade passe ? la canonnade. Le conte ? tiroirs, entre fictives raisons et d?ductives plumaisons, d?roule ses pi?ges en cascade. L?humour n?est que la politesse du d?sespoir. La camarde rode dans chaque page. Le rire grince comme une porte de prison. Le jeu s?ach?ve sur cruelle pendaison.?
L?Herbe rouge?et Le Cr?ve-c?ur?sont des livres initiatiques, des explorations de l?infinitude int?rieure, de immersions analytiques dans l?intime, des jeux de piste o? l?errance dans les profondeurs s?enquinaude de d?viations fantastiques, o? l?embrouillamini des indices ?gare ? chaque ?tape la poursuite. La verdure se macule ? chaque pas d??claboussures de mercurochrome et d?h?moglobine. Le cr?ve-c?ur triture en turbine les merles moqueurs et les concubines. Le romancier taraud? par les infimes meurtrissures enfantines les dilate comme des bulles peupl?es de personnages hyperboliques et loufdingues, anamorphos?s en monstres sympathiques. Le funambule en inexpiable d?s?quilibre danse la vie sur un fil. Facult? de Nanterre 68?:? Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend. La projection clochardesque s?explicite sans fioritures?: ??Quand on a pass? sa jeunesse ? ramasser des m?gots aux Deux-Magots, ? laver des verres dans une arri?re-boutique sombre et crasseuse, ? se couvrir, en hiver, de journaux pour se r?chauffer sur un banc glac?, quand on a v?cu au jour le jour tel l?oiseau-mouche sur la branche du micocoulier, en un mot quand on s?est nourri de plancton, on a des titres au nom d??crivain r?aliste. Les gens qui vous lisent pensent en eux-m?mes : cet homme a v?cu ce qu?il raconte, a ressenti ce qu?il d?peint. Mais j?ai toujours dormi dans un bon lit et le plancton ne me tente point.??
Deux psychorigidit?s, engag?es dans des processus inverses de n?gation de soi, se font face. Dans L?Herbe Rouge, l?ing?nieur Wolf, taraud? jour et nuit par les souvenirs empoisonneurs, se bricole une machine qui lui restitue son pass? dans la r?alit? v?cue, purifi? des falsifications de la rem?moration, avant de n?antiser toute trace des faits revisit?s. Lucidit? de fou s?enfermant dans son miroir pour ?viter l?incertitude. C?est ainsi qu?il se purge progressivement de toute l?histoire existentielle qui le constitue. Il fore son int?riorit? de plus en plus profond jusqu?au moment o? il ne retrouve que le rayonnement noir de son autodestruction. N?ayant plus de raison de vivre, il se saborde dans sa programmatique pr?carisation. La mixture indigeste du freudisme et du tao?sme le pulv?rise dans le gouffre de son insignifiance. Dans L?Arrache-c?ur, le psychiatre Jacquemort, pressur? d?app?tence sexuelle et de tout d?sir, se retire dans le village des infamies pour remplir sa viduit? de superfluit?s psychanalytiques. Dans cette bourgade stanesque, l?abomination s?institue en r?gle de vie, les m?res s?enragent, les enfants s?encagent, les vieux s?esclavagent, les vertus s?outragent, le ciel s?ennuage. Le cur? se vante d?opulence dans son inviolable enclave. Le psychiatre re?oit sa juste p?nitence, culbuter la bonne, qui ne conna?t d?autre mani?re de passer au confessionnal, et rep?cher dans le fleuve, avec ses dents, les immondices villageoises et les hontes bourgeoises contre lingots d?or interdits ? la d?pense. Sorbonne 68?: La for?t pr?c?de l?homme, le d?sert le suit. Les r?cits de Boris Vian, structur?s par le principe hologrammatique, la transmutation du microscopique en macroscopique, rel?vent de la m?canique quantique. Facult? de Nanterre 68, connue pour la grisaille de ses b?timents pr?fabriqu?s, en tous points semblables aux cages ? lapins ind?finiment superpos?s o? s?entasse la force de travail?: Le bleu restera gris tant qu?il n?aura pas ?t? r?invent?. Dans la soci?t? de consommation, l?art est mort, inutile de manger son cadavre. Plus jamais Paul Claudel, lecture pr?f?r?e de la m?re abusive.
La pellicule horrifique laisse transpara?tre, pourvu que la sensibilit? r?ceptive la transperce, toute la tendresse intentionnelle.? L??criture hom?ostasique r?gule la temp?rature ?motionnelle. La vrombissante r?versibilit? chamboule la configuration des causes. La Brasier Torp?do 1911, dot?e d?un ?vier en ?mail et d?un pot de chambre escamotable, se r?investit, sous sa robe blanche immacul?e, dans la vie germanopratine et trop?zienne, r?injecte sa bienfaisante po?sie dans la pand?moniaque circulation automobile. Boris Vian peut l?gitimement se pr?valoir de son don d?ubiquit?, qui d?boussole ses chroniqueurs ?berlu?s par ses pr?sences simultan?es de son vivant et post-mortem. Les contingences psychologiques se d?cantent. Un univers salutairement kafka?en o? les visions cauchemardesques s?exorcisent dans la mise en sc?ne de situations rocambolesques, de cr?atures somnambulesques, de savants guignolesques, de parataxes canularesques, des calembours hippopotamesques, o? les d?mons int?rieurs se caricaturent dans des croquemitaines grotesques, se combinent et se recombinent dans l?ind?termination et les entit?s mouvantes. Le d?doublement se d?place de personnage en personnage selon l?id?e jaillissante. La fiction joue aux d?s. S?oublient au bord de la route les trois Parques lancinantes, la Parque narcissique, la Parque psychanalytique, la Parque s?mantique. Et toutes les souffrances qui n?existent que par les mots qui les d?signent. Boris Vian ??conteste qu?une chose aussi inutile que la souffrance puisse donner des droits quels qu?ils soient, ? qui que ce soit, sur quoi que ce soit??. S?imagine une dr?le de mouette, baptis?e maliette, pour dire la vuln?rabilit? des ?tres et la fragilit? des choses?: ??Maliettes qui mourrez d?s qu?on pose sur vos plumes le doigt le plus l?ger??.??
Les fumisteries savantes de Boris Vian ne sont que des r?pliques extravagantes aux simulacres de la soci?t? des apparences, engonc?e dans ses contraintes, ses lourdes astreintes, ses fausses ?treintes. L?abeille griffonneuse d?histoires invraisemblables d?laisse l?ing?nierie pour faire son miel dans L?Os ? Mo?lle. Les mots farfelus construisent leur propre univers. La premi?re traverse de la libert? n?est-elle pas la fantaisie?? En mai 68, un feutre anonyme trace dans l?escalier du th??tre de l?Od?on?: Dans les chemins que nul n?a foul?s, risque tes pas?! Dans les pens?es que nul n?a con?ues, risque ta t?te?! L?imagination prend le maquis. Ne faut-il pas ??porter en soi le chaos pour mettre au monde une ?toile dansante?? (Friedrich Nietzsche). Boris Vian r?dige J?irai cracher sur vos tombes en deux semaines, pour relever un pari avec le directeur des ?ditions du Scorpion, Jean d?Halluin. Pendant ses courtes vacances en Vend?e, il pastiche les romans noirs am?ricains sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dont il pr?tend n??tre que le traducteur. Raymond Queneau appr?cie le canular avant de d?fendre l?auteur ? la barre. Les ingr?dients du best-seller sont r?unis, avec des sc?nes ?rotiques qui, selon lui, ??pr?parent le monde demain et frayent la voie ? la vraie r?volution??. Une profession de foi soixante-huitarde par excellence. Travers?e du temps. Le 21 Mars 1968, veille de la fondation du Mouvement du 22 Mars, nous organisons ? la Cit? Universitaire de Nanterre une conf?rence sur la th?matique Sexualit? et r?pression, donn?e par la philosophe Myriam Revault-D?Allonnes. Nous distribuons le Manifeste de Wilhem Reich (1936). La soci?t? machiste est fond?e sur la tyrannie patriarcale et monogamique qui se maintient et se reproduit par l?insatisfaction libidinale, la n?vrose frustrative, la morale coercitive. Il n?est pas de r?volution culturelle sans r?volution sexuelle.?La R?volution sexuelle de Wilhem Reich (Editions Plon, 1968) est aussit?t une r?f?rence incontournable. Il s?agit de prendre ? revers toutes les valeurs castratrices de la bourgeoisie. Facult? d?Assas 68?: Les bourgeois n?ont d?autre plaisir que de d?grader tous les plaisirs. Et pourtant, ils peuvent couper toutes les fleurs, ils n?emp?chent pas le retour du printemps. A la fin de la conf?rence, nous chantons ? tue-t?te?: ??Les bourgeois, c?est comme les cochons / Plus ?a devient vieux, plus ?a devient b?te / Les bourgeois, c?est comme les cochons / Plus ?a devient vieux, plus ?a devient con?? (Jacques Brel, 1962)
Retour sur J?irai cracher sur vos tombes. Boris Vian r?sume l?enjeu?: ??Un bon th?me, qui, bien trait?, aurait pu ?tre un bon roman, avec les risques de vente m?diocre qui accompagnent d?ordinaire les bons romans. Et qui, trait? commercialement comme il l??tait, aboutissait ? un roman populaire, de lecture facile et de bonne vente??. Le succ?s attise les exc?s. Les gardiens de la vertu intentent proc?s sur proc?s. La presse creuse l?abc?s. La fortune escompt?e se transforme en supplice annonc?. Le livre est interdit. ??Je me propose d?agiter et d?inqui?ter les gens. Je ne vends pas le pain, mais la levure?? (Miguel de Unamuno). Le th?me aborde la r?volte des noirs am?ricains, d?nonce la s?gr?gation raciale et la pers?cution faciale, Le personnage principal, Lee Anderson, n? d?une m?re mul?tresse, un m?tis ? la peau p?le et aux cheveux blonds, d?cide de venger son fr?re noir, victime d?un lynchage pour s??tre entich? d?une blanche. Il tue ses deux ma?tresses anglo-saxonnes, victimes expiatoires d?un engrenage sanguinaire. Mentalit? de cow-boy sans d?autre r?gle que l?autod?fense et la loi du Talion, doubl?e d?une abjecte pleutrerie. La sexualit? interdite est l?alibi des repr?sailles primaires et des ex?cutions sommaires. La lutte contre la s?gr?gation prend des tangentes suicidaires.
Les amis jazzmen de Boris Vian, r?guli?rement invit?s dans les caves germanopratines, informent le trompettiste insoumis de l?inhumaine condition des noirs am?ricains, spoli?s de droits civiques, bannis d?existence publique. Le jazz unifie les damn?s de la terre. C?est le jazz qui permet aux afro-am?ricains de raviver leur s?ve culturelle, d?imposer leur g?nie cr?ateur, de reconqu?rir leur dignit?. C?est aussi par le jazz que Boris Vian s?ouvre cette fuite sans bornes o? sa litt?rature s?improvise des fugues in?dites.
Le touche-?-tout libertarien, butineur des petits riens, rejette toutes les ?tiquettes. Facult? de Nanterre 68?: un rien peut ?tre un tout, il faut savoir le fructifier. Boris Vian?: ??Je ne suis pas existentialiste. En effet, pour un existentialiste, l?existence pr?c?de l?essence. Pour moi, il n?y a pas d?essence??. Le diable et le bon dieu sartriens, fussent-t-ils uniquement all?goriques, sont renvoy?es ? leur transcendantalit? fantasmatique. S?il est une essence, autrement dit une myst?rieuse alchimie organique, elle se condense dans la sensualit?, l?incompr?hensible vibration des choses dont la conscience et la pens?e elles-m?mes ne sont que des ?manations ?lectromagn?tiques. ??Colin ?tait si gentil qu?on voyait ses pens?es bleues et mauves s?agiter dans les veines de ses mains??. Les irisations de l?arc-en-ciel n?ont de sens que par leur mat?rialisation visuelle. Il n?est que l?art, la musique et la po?sie, par leur inexplicable perceptibilit?, qui sont les fen?tres de l?infinitude substantielle. L?ironie socratique est pouss?e ? son paroxysme?: ??Les gens qui savent, leur mode d?expression est toujours en avance sur la mati?re de cette expression. Il en r?sulte qu?on ne peut rien apprendre d?eux parce qu?ils se contentent de mots??. ??Ils ont ?tudi? si longuement et si profond?ment les formes de la pens?e que les formes leur masquent la pens?e elle-m?me, dont la nature purement physique, ?motionnelle, sensorielle, leur ?chappe en totalit頻. Comment vivre le jazz sans la transe qu?il d?clenche???
Dans l?Automne ? P?kin, la ligne du chemin de fer, du chemin de vie, est irr?alisable parce qu?elle bute immanquablement sur la ligne de la foi. Une ligne de la foi reconnaissable ? ??l?odeur s?che du vide pur??. Rien n?arr?te la technologie conqu?rante sinon sa b?tise autosuffisante. Elle installe ses machines d?voreuses d?espace et de temps dans les ergs en ignorant d?lib?r?ment qu?une poign?e de sable suffit ? gripper ses rouages dans cette r?gion o? le soleil ?met les rayons alternatifs noirs et blancs de la dualit? insurmontable. La pr?somption civilisatrice du colonialisme, en s?autoproclament unique paradigme universel, en frayant sa route dans la r?futation des h?ritages exog?nes, annule sa propre sp?cificit? culturelle et ses interactions possibles avec d?autres traditions. Claude L?on, le meurtrier repenti devenu ermite et saint pressenti, se donne corps consenti, sous les yeux des p?lerins, ? Lavande, n?gresse purificatrice de ses p?ch?s, lumi?re noire p?trie par la glaise originelle, r?v?latrice des entrailles roses de la terre. En paraphrasant Miguel de Unamuno, la m?taphysique charnelle s??panouit dans la m?talinguistique. Mangemanche pr?tend br?ler les ?tapes par la voie a?rienne, son mod?le r?duit, le Ping 903, s?me la mort, l?opacit? l?engouffre. La machine finit toujours par broyer ses inventeurs et ses utilisateurs sans compter les d?g?ts collat?raux et leurs d?sastreux effets en cha?ne. Le train s?engloutit dans les galeries creus?es par l?arch?ologue Athaganore avant qu?il ne trouve la pierre philosophale. La discordance des m?thodes, l?affrontement des ?gotismes, l?improvisation et la pr?cipitation font irr?m?diablement ?chouer le chantier.? L?inutilit? de l?exp?dition se prouve par les meurtres en s?rie, le nettoyage par le vide. L?interf?rence des voies terrestre, c?leste et spirituelle conduit ? l?apocalypse. Inutile d?extrapoler sur les vierges promises au paradis? au prix du ??sulfate d?ammoniaque, du sang dess?ch? et de la gadoue??. Bien creus?, vieille taupe?!
Ce sont l??ducation castratrice, l?instruction d?formatrice, la domestication st?rilisatrice qui emp?chent, d?s l?enfance, de jouir de la vie. Les ?tudes?? ??Seize ans. Seize ans le cul sur des bancs dures. Seize ans d?ennui. Qu?en reste-t-il???? (L?Herbe rouge). Les ?tudes?? Une amputation de la facult? de r?ver, de contempler les merveilles de la vie, de savourer la beaut? de la nature. ??On avance dans un couloir sans commencement, sans fin, ? la remorque d?imb?ciles, pr?c?dant d?autres imb?ciles. On roule la vie dans des peaux d??nes??. ??Le vrai temps n?est pas m?canique, divis? en heures, toutes ?gales. Le vrai temps est subjectif. On le porte en soi. Levez-vous ? sept heures tous les matins, d?jeunez ? midi, couchez-vous ? neuf heures. Jamais vous ne saurez qu?il y a un moment, comme la mer qui s?arr?te de descendre et reste un temps ?tale, avant de remonter, o? la nuit et le jour se m?lent et se fondent, et forment une barre de fi?vre pareille ? celle que font les fleuves ? la rencontre de l?oc?an??. Sciences Po 68?: Un bon ma?tre nous en aurons quand chacun sera son propre ma?tre. Professeurs, vous nous faites vieillir. Le travail?? Le travail automatique formate des automates qui s?automatisent au point de n?avoir aucune conscience de ce qu?ils font. Affiche 68?: ?Le r?veil sonne, premi?re humiliation de la journ?e. Le m?tro, boulot, dodo se d?nonce sur tous les murs. Slogan tir? du po?me Couleurs d?Usine de Pierre B?arn ??Au d?boul? gar?on pointe ton num?ro / pour gagner ainsi le salaire / d'une morne journ?e utilitaire / m?tro, boulot, bistro, m?gots, dodo, z?ro?? (Editions Pierre Seghers, 1951). Sur une palissade des Halles, refuge nutritionnel des barricadiers d?sargent?s, cette inscription au charbon?: Tout le monde veut respirer et personne ne peut respirer, et beaucoup se disent?: nous respirerons plus tard. Et la plupart ne meurent pas parce qu?ils sont d?j? morts.?
Se rappellent Les Temps Modernes?de Charlie Chaplin. Et cette premi?re image d?une horloge g?ante et d?une aiguille ?grenant les secondes, se d?pla?ant inexorablement vers la sir?ne du garde-?-vous. Le temps mesur? n?appartient qu?? la machine qui motonnise, robotise, d?shumanise l?individu pour le soumettre ? sa cadence. Seule la panne g?n?rale de l?usine provoque le rire. Un rire m?canique malgr? tout. Boris Vian d?crit le m?me enfer de mani?re macabre et cauchemardesque dans L?Ecume des jours. Le taylorisme s?est sophistiqu? dans la soci?t? m?diatique de manipulation, avec les techniques insidieuses d?abrutissement des masses, les addictions monomaniaques aux occupations hypnotisantes, mais sa finalit? reste la m?me, d?poss?der l??tre de lui-m?me, le transformer en spectre errant dans son propre n?ant. Se d?voilent la sp?cialisation s?parative, la concurrence dissociative, la performance d?pr?ciative de la culture g?n?rale. La coh?rence ?clectique de Boris Vian densifie les multiples facettes de ses pr?dispositions inventives et d?nonce par l?exemple la technicisation limitative.
La dur?e bergsonienne, propice ? la lib?ration de l??lan vital et ? l??panouissement de l?intuition cr?ative, est ainsi d?clin?e dans sa factualit? quotidienne. Le J?Accuse de Boris Vian oppose son cri transparent, sans compromis, ? l?ordre apparent impos? par les commis du syst?me ?ducatif?: ??J?accuse mes ma?tres, de m?avoir par leur ton et celui de leurs livres, fait croire ? une immobilit? possible du monde, de m?avoir fait penser qu?il pouvait exister un jour, quelque part, un ordre id?al??. Tout cet embrigadement, m?thodiquement inculqu?, pour produire ??des normaliens verd?tres, des polytechniciens poseurs, des centraliens confits, des m?decins voleurs, des juges v?reux??. ??Ne vaut-il pas mieux apprendre ? faire correctement l?amour que de s?abrutir sur de mauvais livres d?histoire????. Le professeur interloqu?, sans r?ponse (a-t-on jamais vu un professeur, ou un patron, ou un politique, sans r?ponses??), prend sa t?te ? deux mains, plonge dans un long silence. ??Quand il rel?ve les yeux et voit la mer bleue, ti?de, essentielle, il sent son c?ur s?ouvrir, se d?shabille, court ? la rencontre de la frange d??cume brillante qui ourlait la nappe d?azur??.? La vie, la vraie vie, se forme et se transforme dans sa perp?tuelle dynamique, dans son incessante m?tamorphose biochimique, dans son d?sordre rhizomique, dans l?existence sans temps morts et la jouissance sans entraves. Mai 68?: Nous ne voulons pas d?un monde o? la certitude de ne pas mourir de faim s??change contre le risque de mourir d?ennui. Le gavage de masse c?l?br? par la soci?t? d?abondance?? Consommez plus, vous vivrez moins?!
La pr?potence professorale, la subordination morale, l?atomisation g?n?rale figent l??tre dans le non-?tre, le r?duit au stade v?g?tatif de ??cellule du corps social??. N?est-ce pas la v?ritable motivation de la r?volte nanterroise contre l?autorit? mandarinale et l?ali?nation doctrinale?? Association d?id?es oblige, l?on ne peut s?emp?cher de penser au film Th?or?me de Pier Paolo Pasolini, sorti justement en 1968, o? un messager d?une intrigante beaut?, archange visiteur des ?tres inaccomplis, fait irruption dans une famille bourgeoise, s?duit le p?re, la m?re, la fille, le fils et la servante, et bouleverse de fond en comble leur destin?e. ??Et le verbe se fait chair?? (La Bible). Et cette sc?ne inoubliable de l?honorable patron, sevr? de la pr?sence salutaire, qui abandonne son usine ? ses ouvriers, arrache ses v?tements en pleine gare de Milan et s?en va errer sans fin dans le d?sert. ??Un homme tout nu. Un homme tout nu. Qui marchait sur le chemin. Le costume ? la main?? (Boris Vian, Je voudrais pas crever). Deux proc?s sont engag?s. Le juge du tribunal romain prononce une sentence qui devrait faire jurisprudence imprescriptible :???Le bouleversement que m?a caus? Th?or?me n?est nullement sexuel. Il est essentiellement mystique.? Comme il s?agit essentiellement d?une ?uvre d?art, elle ne peut pas ?tre obsc?ne??. Les myst?res de l?art sont imp?n?trables. Boris Vian repose en paix au cimeti?re de Ville d?Avray. Il est enterr? un jour de gr?ve des pompes fun?bres?! Sans remords. Trente-neuf ans d?allant tambour battant, trente-neuf ans d?entrain c?ur palpitant. Son ?uvre poursuit son ?nigmatique trajectoire? Il aurait pu mettre sa propre formule en ?pitaphe sur sa tombe ??Il est mort, Boris Vian. Il est tr?s tr?s mort. Mais, il y a ses ?uvres. Et ?a, ?a ne sera jamais mort??.
Mustapha Saha
Sociologue, po?te, artiste peintre
Cofondateur du Mouvement du 22 Mars en 1968
Paris, Juin 2019