Le recours aux ''influenceurs'', une entreprise de médiocratisation de l'espace public – Par Bilal Talidi

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Le ministre de la culture, Mehdi Bensaïd, tout à son bonheur avec « l’écrivain » saoudien Osama. Am-Muslim

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Lors de l'ouverture de la 29ème édition du Salon International du Livre, un incident malheureux a failli transformer cet événement culturel en désordre, voire en incidents grave, à cause de la foule et des évanouissements qui ont eu lieu parmi un grand nombre de visiteurs se dirigeant vers un stand particulier pour obtenir la signature d'un roman d'un écrivain saoudien nommé Osama Al-Muslim.

Au début, les critiques se sont concentrées sur les aspects organisationnels qui n'avaient pas anticipé un événement de cette envergure. Puis l’incident incité à. la réflexion sur la raison de l'engouement massif pour les œuvres d'un auteur inconnu, au milieu des représentations courantes accusant la nouvelle génération de jeunes de se désintéresser de la lecture et de se cacher derrière leurs téléphones portables. 

Cela a également déclenché des critiques envers les élites culturelles et les politiques publiques qui ne comprennent pas les goûts et les orientations des jeunes, ainsi que le type d'intérêts culturels qui les attire. Ensuite, une nouvelle forme de critique politique a émergé, accusant les organisateurs (le ministère de la Culture) de manipuler ces phénomènes pour obtenir un succès médiatique artificiel pour le Salon International du Livre en dehors des outils de la culture et du livre, notamment lorsque le ministère a invité l'artiste égyptien controversé Mohamed Ramadan à assister aux activités du Salon, entouré d'une cohorte de body garde, comme s'il avait été un chef d'État avec lequel le Maroc souhaite renforcer ses relations diplomatiques.

En réalité, aucune des interprétations de cet incident n’est à écarter, y compris une gestion planifiée, tant la recherche de "buzz est devenue un objectif politique pour des politiciens incapables de réussir avec les outils des politiques publiques. 

Cependant, cet article se concentre sur un autre aspect du l’épiphénomène.

Ceux qui ont exploité cet événement pour blâmer les élites culturelles et les accuser d'incapacité à dialoguer avec la nouvelle génération ou à la séduire, ont un objectif politique clair : rejeter la faute sur le « maillon faible » pour absoudre les politiques publiques. Le problème résiderait ainsi chez l'intellectuel, l'écrivain et le chercheur traditionnel "conservateur" qui n’aurait pas su comprendre la mentalité des jeunes, leurs goûts et leurs orientations, et qui n'a donc pas réussi à atteindre une large audience pour ses productions. Le problème ne serait pas dans le faible taux de lecture, en. Raison entre autres des failles du système éducatif, ni dans l’échec des politiques publiques à l'augmenter, plongeant ainsi le marché du livre, déjà défaillant, dans une crise sans précédent qui le pousse vers l'extinction.

Cet état de fait, pour vrai qu’il soit, en partie, ne peut en aucun cas cacher l'aspect le plus dangereux du phénomène. Ceux qui ont examiné la biographie de l'écrivain saoudien (Osama Al-Muslim), ses qualifications et ses romans, ont conclu à sa nullité : rien de particulier, ni en termes d'imagination littéraire, ni en termes de langage utilisé, ni en termes de narration. En fait, « l'écrivain » jeune est très actif sur les réseaux sociaux possède une large base de followers grâce à ses performances communicationnelles, telles que les maitrisent généralement les influenceurs sur les réseaux sociaux, utilisant le marketing communicationnel pour promouvoir ses romans et productions. Aucun des critiques littéraires n'a loué ses « œuvre », ni justifié l'engouement pour ses créations à partir des structures de la langue, des techniques de narration, ou de la richesse des arrière-plans intellectuels, philosophiques, politiques ou historiques de sa création.

Nous sommes en réalité face à un phénomène nouveau dans le monde du livre, mais qui n'est pas du tout nouveau dans d'autres domaines. Aujourd'hui, les influenceurs sont devenus, pour des raisons de marketing ou de légitimité, y compris la légitimité politique, des sujets recherchés dans plusieurs domaines : le cinéma, l'art, les médias, le travail social, le travail politique, et maintenant le train est arrivé au secteur de la culture et du livre.

Il y a quelques mois, une controverse sans précédent a éclaté au sein du milieu artistique, en particulier cinématographique, où des artistes professionnels ont pris la parole sur les réseaux sociaux pour mener une guerre ouverte contre la politique de certains réalisateurs qui préfèrent inclure dans leurs œuvres cinématographiques des influenceurs connus sur les réseaux sociaux, au lieu de parier sur des acteurs professionnels ayant étudié l'art, l'interprétation et le drame cinématographique. Le résultat est que ce secteur est devenu un volcan prêt à exploser à tout moment à cause de ce phénomène, qui menace les moyens de subsistance de nombreux artistes, comme c'est le cas pour l'acteur marocain Mustapha Tah Tah, qui se plaint de ne pas être sollicité pour des rôles depuis plus de cinq ans. Le milieu musical a connu le même sort, avec des artistes de renom comme Abdelwahab Doukkali contraints à la retraite forcée, bien qu'ils possèdent encore des talents en matière de performance et de composition.

Avec la catastrophe du séisme d'Al Haouz, le phénomène est devenu plus évident, les principaux acteurs présents étaient les influenceurs, sur lesquels la politique médiatique officielle a posé ses caméras, bien que d'autres élites scientifiques, culturelles, artistiques et sportives aient participé de toutes leurs forces à renforcer la valeur de la solidarité dans la société marocaine. Ils se sont ainsi retrouvés en marge des performances des influenceurs.

Le plus inquiétant est que ce phénomène a infiltré le monde des médias et de la politique, misant sur les influenceurs pour revitaliser le débat politique public, bien que la plupart d'entre eux n'aient aucune expérience de l'action publique et ne connaissent rien d'important de l'histoire politique du Maroc ni de son actualité. La politique d'exclusion des acteurs médiatiques influents des médias publics s'est intensifiée. Le pari sur les anilmateurs des réseaux sociaux a été poussé plus loin en fondant des partis politiques avec des influenceurs, comme si cette exigence constitutionnelle (l'encadrement des citoyens à travers les partis) n'était qu'une série de clics sur les réseaux sociaux ou de commentaires et de réponses sur le mur bleu de Facebook.

En vérité, personne ne conteste aux influenceurs leur légitimité dans l'espace virtuel, car c'est là où ils ont la capacité d'attirer des followers, avec des méthodes spécifiques qui régissent le domaine virtuel, sans rapport avec les règles qui régissent l'espace public. 

L'espace public, qu'il s'agisse de cinéma, de médias, de culture et de littérature, ou de recherche scientifique, est régi par des règles d'accès, des règles de promotion, des cadres juridiques et est soumis à des normes éthiques et des codes de conduite auxquels les acteurs du domaine se conforment. Toute tentative de faire sortir les influenceurs de leur espace propre et de les intégrer de force dans l'espace public au détriment de ces règles, normes et codes, risque de déstabiliser l'espace public, le transformer en une zone de tension prompte à l’explosion à tout moment. Mais fort probablement, que cet article paraitra d’arrière-garde pour certains, conservateurs pour d’autres, en tout cas menant un combat perdu d’avance. Mais on ne vit de désespoir…