chroniques
Le vaccin chinois, ''doutes’’, défis sanitaires et enjeux stratégiques
Le Roi présidant une séance de travail consacrée à la stratégie de vaccination contre la Covid-19 le 9 novembre 2020 au Palais Royal de Rabat.
Le Maroc a très tôt opté pour le vaccin chinois. Pourquoi ? Depuis, on entend ici et là des remises en cause des produits chinois, exactement de la même manière que dans les années soixante du siècle dernier on dévalorisait la production japonaise. Quel intérêt et pour qui ? Derrière la compétition aux allures feutrées sur les vaccins, c’est une véritable guerre stratégique que se livrent les puissances. Comment ?
Le Maroc s’apprête dans une ambiance d’interrogations, d’angoisse, d’espérance mâtinées de doutes à entamer la campagne de vaccination contre le Covid-19. C’est le moment qu’a choisi un groupe « d’experts internationaux d’origine marocaine », pour adresser une lettre, qui porte la seule signature du Dr Samir Kaddar, au ministre marocain de la Santé, Khaled Aït Taleb. La correspondance qui se veut désintéressée s’interrogesur le vaccin destiné aux Marocains, développé « parl’Institut de Biotechnologie de Wuhan, partie du Holding étatique chinois dit Sinopharm (China National Pharmaceutical Group Co., Ltd.) » Les « interrogations scientifiques » de ce « groupe d’experts portent sur « les démonstrations de son innocuité et efficacité ainsi que son adéquation aux souches » en circulation au Maroc actuellement. » (Cf Medias24)
Je n’ai pas l’intention de m’impliquer dans le questionnement scientifique autour des vaccins en compétition à travers le monde. Je n’en ai pas la compétence.
En revanche, je peux avancer sans risque qu’aucun des vaccins n’a encore entièrement prouvé irréfutablement son efficacité ou son innocuité. Et aucun ne possède suffisamment de recul pour affirmer sans conteste la durée de l’immunité ainsi acquise. Le seul résultat probant pour l’instant, on l’a rencontré à la bourse où l’annonce de vaccins a déjà rapporté à certains laboratoires. A lui seul, le patron de Pfizer a déjà empoché plus de cinq millions de dollars sur la simple foi d’un communiqué. S’aventurer en conséquence à interpeller ou à prendre position est au mieux un acte sans teneur ou, au pire, intéressé.
Je peux dire aussi, de science sûre cette fois-ci, que tout ce qui se rapporte à la santé, qu’il s’agisse de traitements ou de vaccins, comporte une dose de risques sous l’appellation générique d’effets secondaires et/ou indésirables. Au point que par moment, des médecins se voient obligés d’administrer des traitements non sans probables conséquences importantes pour le patient. On parle alors de nécessité absolue puisque la survie du malade en dépend. Généralement on lui fait signer ou à sa famille une décharge.
Le dilemme des décideurs
Juste pour rapprocher le « dilemme » marocain », qui est aussi, à des proportions relatives, le « dilemme » de toute la planète, je signalerai que l’ancien président américain Barack Obama, rapporte dans le premier tome de ses mémoires, Une terre promise, s’être retrouvé, peu après son arrivée à la Maison Blanche, confronté au risque épidémique d’une variante du virus H1N1. Dans une similarité presque parfaite avec notre actualité brûlante, se posaient déjà à lui toutes les questions (létalité du virus, traitement, vaccins ou pas, quelle production et pour quel vaccin) qui préoccupent l’humanité aujourd’hui. Dans la dizaine de paragraphes qu’il consacre au sujet, Barack Obama souligne les doutes qui l’ont assailli tant en ce qui concerne la communication qui peut parfois se révéler contreproductive, qu’en ce qui se rapporte au vaccin lui-même. Il rappelle également comment l’un de ses prédécesseurs, Gerald Ford, aux prises en 1976 avec la grippe porcine, a ordonné la vaccination pour qu’en fin de compte l’épidémie fasse « moins de victimes que le vaccin lui-même, qui avait entrainé des troubles neurologiques chez certains patients ». Certains patients, pas tous, pas même la majorité des vaccinés. Né sous une bonne étoile qui l’a mené en peu de temps à travers une carrière fulgurante à la tête de la première puissance mondiale, « son » épidémie s’est avérée finalement moins létal que ce que lui et les scientifiques avaient craint.
Ce chapitre illustre bien la situation peu enviable dans laquelle peut se retrouver un décideur face à un fléau inconnu et les conséquences que peuvent avoir ses décisions sur un pays ou sur le monde comme c’est le cas du Sars-CoV-2 dont les incidences, toutes catégories confondues, ont livré une bonne part de leur mystère. Gerald Ford, par exemple, aurait pu, à contrario, prendre la décision de ne pas vacciner et la grippe porcine aurait pu se révéler plus meurtrière. L’affaire aurait été tout autre.
Il va de soi qu’avec des suppositions on peut mettre Paris dans une bouteille, mais la gageure pour les décideurs, et en premier lieu le décideur en chef, est de faire un choix, sans jamais être absolument certain que c’est le bon. On verra plus loin pourquoi et en quoi les enjeux stratégiques sont en train d’essayer de biaiser la course contre la mort que représente la vaccination, mais dans l’état actuel des choses, le Maroc n’a pas l’embarras du choix. Il ne s’agit pas, selon le bon principe malékite, de sacrifier le tiers pour sauver les deux tiers, mais de juguler une épidémie déjà ravageuse à tous les niveaux, quitte à prendre des risques qui, quels qu’ils soient, sont beaucoup moindre que ceux de laisser le coronavirus Sars-CoV-2 prospérer à sa guise.
Le rapport risques/bénéfices du vaccin
Dans Médias24, deux professeurs marocains répondent aux interrogations des « experts internationaux d’origine marocaine » précités, Ahmed Ghassane El Adib et Azeddine Ibrahimi. Ce dernier, directeur de Medbiotech, laboratoire de biotechnologie de la Faculté de médecine et de pharmacie de l’Université Mohammed V à Rabat, se consacre au volet scientifique que le lecteur intéressé trouvera dans Medias24 . A. G. El Adib est, lui, professeur en anesthésie-réanimation au CHU Mohammed VI de Marrakech et chef de l’un des services de réanimation dans la même ville. Dans sa réponse, il s’intéresse aux dimensions socio-économiques et sanitaires de l’épidémie, en rapport avec les ressources économiques du Royaume ainsi qu’avec les capacités de ses structures médicales à faire face.
Sa démarche pose la question de la nécessité absolue : « Le problème, écrit-il, c’est que l’objectif de tout ce qui se fait au Maroc est de casser l’épidémie le plus vite possible. Le Maroc comme les pays africains n’a pas les moyens de [la] supporter à long terme. » Plus loin, il reprécise l’évidence : « Le prix de l’attente est extrêmement lourd en vie humaines, en bilan économique et surtout surtout sur l’avenir des jeunes générations ». Sur cette base, la décision du Maroc de foncer, cependant que la France attendra le printemps pour généraliser la vaccination, au contraire des britanniques qui s’y mettent tout de suite, est forcément appropriée et opportune. On y opposera que Français et Britanniques, pour ne citer qu’eux, sont sur Pfizer, un vaccin innovant présumé efficient, tandis que les Marocains sont, pour le gros de la palette, sur le vaccin chinois qui utilise la technologie classique. Le sous-entendu pernicieux de semblables assertions est à peine dissimulé et tend à faire accroire sans démonstration aucune que le vaccin chinois serait moins fiable alors même que tous les produits qui arrivent sur le marché de la santé, on l’a déjà expliqué, ont encore à faire leurs preuves.
Selon les informations disponibles, en comptant les quatre vaccins que l’on nous dit les plus avancés (Pfizer/BioNTech, Moderna, l'alliance britannique AstraZeneca/Université d'Oxford et les Russes de l'institut d'Etat Gamaleïa), treize en sont au dernier stade de développement, la phase 3, d’après le dernier point de l'OMS, daté de mercredi dernier. Parmi eux, se positionnent plusieurs projets de différents laboratoires chinois (Sinovac, Sinopharm ou CanSino…). Ce dernier, selon certaines informations, a commencé à être utilisé dès fin juin dans l’armée chinoise. Ce rush sur les vaccins, à lui seul, rappelle l’urgence inédite dans laquelle est l’humanité pour sortir de l’ornière pandémique. Il laisse aussi soupçonner les enjeux géostratégiques qui impliquent les puissances en présence d’où se dégagent deux blocs distincts : celui des pays du G7 plus le reste de l’Europe dont se détache la Hongrie. Ils se regroupent essentiellement autour de Pfizer/BioNtech, Moderna et AstraZeneca/Université d'Oxford. Et celui que représente la Chine, seule, avec ses quatre différents laboratoires. Il faut aussi compter avec la Russie qui donne la fausse impression de jouer en solitaire, œuvrant pour ne se laisser distancer par aucun de deux blocs.
L’autre nation indispensable
Hormis les recettes financières, aléatoires, que peuvent générer les productions vaccinales, ce qui se joue dans cette partie extrêmement serrée, derrière un écran de vaccins, n’est pas moins que le leadership mondial de l’ère post-Covid-19. L’hostilité de l’Occident mené par les Etats Unis d’Amérique à la montée en puissance de la Chine, dont la guerre autour de la 5G n’est que l’un des épisodes, ne date pas d’aujourd’hui. Depuis au moins deux décennies, la rivalité entre les deux camps bat son plein en Asie, en Amérique, en Afrique et au cœur même d’une partie de l’Europe. La pandémie n’a fait qu’exacerber cette compétition sans merci, qui se poursuit sur le terrain vaccinal.
Les maladresses et la rudesse qu’ont mis les Etats Unis de Donald Trump dans leurs tentatives de cantonment de la Chine et l’art et la manière dont l’Empire du milieu a fait montre dans la gestion de l’épidémie, n’ont fait qu’accroitre son soft power auprès de pays déjà séduits par sa vigueur économique, scientifique et technologique, heureux par ailleurs de trouver à Pékin un contrepoids au condominium sans rival qu’exerce l’Occident sur le monde depuis la chute de l’Union soviétique. Si fort et si bien que les analystes sont unanimes à constater que le grand gagnant de la pandémie, en dehors des GAFA, c’est la Chine.
Pour ne rien gâcher et pour bien démontrer qu’ils sont désormais l’autre nation indispensable, selon l’expression appliquée jadis par Madeleine Albright aux USA, les Chinois ont conclu, au cours du mois de novembre, le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), un vaste partenariat régional économique global qui compte quinze pays autour de l’Océan pacifique et intègre des Etats traditionnellement alliés des Etats Unis comme le Japon, l’Australie ou la Corée du Sud. Outre la densité de sa population, le RECEP représente à peu près 40% du commerce mondial.
La question qui tue …
Dès lors on comprend mieux la campagne médiatique vantant les vaccins occidentaux, même couteux et nécessitant une importante logistique dont ne dispose pas la grande majorité des pays, et sournoisement méprisante pour les vaccins chinois et accessoirement russes. Pour semer le doute et le scepticisme, les milieux politico-pharmaco-médiatiques souvent n’hésitent pas à recourir à l’autorité scientifique d’experts et de spécialistes médicaux dont la pandémie a mis à nu les accointances de nombre d’entre eux avec ces même milieux. De ce grand pugilat à l’échelle planétaire entre les éléphants dont pâtit en premier lieu l’herbe, émerge la question qui nous intéresse, nous marocains : pourquoi un pays comme le Maroc opterait-il pour l’un, la Chine en l’occurrence, plutôt que pour l’autre ?
En concluant des accords avec Pékin, outre l’avantage prix, Rabat compte non seulement se faire servir parmi les premiers, mais escompte en devenir fabricant et à terme servir de plateforme pour d’autres pays, essentiellement en Afrique. Ce qui induit l’autre question, vitale celle-ci, qui tue, ou au contraire fait vivre : Qu’est-ce qui garantit que le vaccin chinois ne fera pas du Maroc à la fin le dindon de la farce, si par malheur il s’avère inopérant ou, pire, globalement nocif ? On peut espérer, en premier lieu, que nos scientifiques se sont entourés d’un maximum de précautions. Mais, au-delà de l’aspect médical du produit, c’est ce que comportent son succès ou son échec pour la Chine qui constitue une certaine assurance bien meilleure que le pari de Pascal. Dans cette affaire, Pékin joue gros. Il mise rien de moins que son pouvoir de séduction et d’attraction, en un mot son soft power, qu’il a mis beaucoup de temps, énormément d’argent et autant de patience à construire. Et qui risque tout simplement de partir en fumée plus vite qu’il n’est arrivé si son vaccin se transforme en bide. Ce sera un fiasco dont la Chine ne se relèvera pas de sitôt.