chroniques
Lecture et Relecture au temps du corona : Soie d’Alessandro Baricco
L’époque choisie par Alessandro Baricco est le XIXème siècle. En réalité, c’est de notre époque qu’il s’agit malgré l’habillage exotique, et la distanciation temporelle.
''Alessandro Baricco construit un roman sur un regard '', Abdejlil Lahjomri construit une chronique sur un roman. Pas n’importe quel roman et pas n’importe quelle chronique. Un roman, dit-il, inclassable, d’Alessandro Baricco, qui, raconté par la chronique de A. Lahjomri, égaye un peu cet automne assombri par la recrudescence du Covid et un ciel encore chiche de sa pluie. Et nous donne envie de lire, peut-être, pour paraphraser le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, « ultime raison [par ses temps tristes] qui fait que la vie vaut la peine d’être [encore] vécue ».
Nos grand-mères avaient ce don incomparable de raconter des histoires émouvantes. Je croyais ce don perdu à jamais, et que personne ne saurait plus les raconter, ces histoires simples, le pouvoir fascinant de l’image nous isolant dans une morne passivité. Je croyais surtout la création littéraire dans l’impossibilité de retrouver la saveur des récits qui berçaient notre enfance. La lecture de « SOIE », d’Alessandro Baricco, vous détrompera complètement.
L’éditeur présente « SOIE » comme un roman, bien que l’auteur s’en défende et nous dise que ce texte « n’est ni un roman, ni un récit mais une histoire ». Il fallait bien que l’éditeur classât quelque part ce texte inclassable. C’est une histoire sobre, d’un dépouillement tel que sa sobriété m’a rappelé la fameuse phrase de Racine dans Bérénice et sur laquelle ont eu à méditer plus d’une fois les candidats aux diplômes littéraires : « L’invention consiste à faire quelque chose de rien ». Racine a écrit quelque 1500 vers sur la séparation de deux amants (Titus et Bérénice). Alessandro Baricco, en un roman, raconte l’histoire d’un regard, entre un marchand qui commerce avec le Japon en achetant des vers à soie, et une mystérieuse femme « qui n’a pas les yeux orientaux ». Il n’y aura que le regard qui « parle », qui « interroge », envoie et reçoit des signes, rien que des signes. Alessandro Baricco construit un roman sur un regard, sur peut-être une rencontre, mais était-ce réellement une rencontre ? Sur une cérémonie de thé, mais surtout sur un regard dans le silence. C’est rien, un regard, ce n’est rien un silence, mais cela peut-être tout, et dans cette œuvre, ce fut tout, toute la tragédie.
« Spectacle léger et inexplicable » ; théâtre d’amour, de mort, de fidélité, de jalousie, de bonheur, de mystère. En définitive, l’histoire d’une vie, racontée sur un ton mesuré, feutré, murmuré ; tout est suggéré, rien n’est dévoilé, tout se devine, rien n’est explicite. Tout est vécu dans la mesure, dans le refus du romantisme grandiloquent, de l’ostentation sentimentale, des digressions inutiles.
L’époque choisie par l’auteur est le XIXème siècle, pour, dit-il, que le lecteur ne s’attende pas « à trouver des avions, des machines à laver, et des psychanalystes… », mais ce choix n’est qu’un subterfuge littéraire. En réalité, c’est de notre époque qu’il s’agit malgré l’habillage exotique, et la distanciation temporelle. Le protagoniste essentiel du « récit » reste, malgré la transparente sobriété du texte, un personnage énigmatique. Autant il est possible de comprendre qu’il ait finalement choisi « pour lui-même l’existence limpide d’un homme n’ayant plus de besoins » (mais qu’est-ce que la limpidité d’une existence ?), autant il est possible d’adhérer à ce que sa vie se déroule « sous la tutelle d’une émotion mesurée » (mais qu’est-ce qu’une émotion mesurée ?), autant il déçoit le lecteur parce qu’il se voit de « ces hommes qui aiment assister à leur propre vie, considérant comme déplacée toute ambition de la vivre ».
A ce point du portrait, le lecteur peut raisonnablement se demander si vivre sa vie peut être un choix « déplacé ». Que tout soit dans la mesure, certes, que tout soit dans la maitrise des émotions et des passions, certes, mais que vivre sa vie soit une ambition déplacée, il est permis de douter de la légitimité morale de ce choix.
Peut-être avons-nous là le type même de « l’homme moderne », spectateur mais non acteur de sa vie, puisqu’il ne peut plus peser sur son déroulement : l’univers dans son entier, meurtri, s’ingéniant à lui rendre l’initiative difficile, infiniment difficile, voire impossible.
Mais Albert Camus avait déjà dans l’Etranger décrit l’absurde condition de l’homme, étranger à sa vie, spectateur distant et indifférent. Non. La morale de l’histoire n’est pas dans cette indifférence désolante à l’ordre des choses. Elle est dans un éclairage du texte plus significatif et plus suggestif : elle est d’abord dans la raison de l’admiration que les villageois ont pour le héros du récit : « ( ils) recommencèrent à l’admirer, parce qu’il leur semblait voir en lui une manière exacte d’être au monde ».
L’ultime raison qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, c’est cela : une manière exacte d’être au monde ; la recherche de l’harmonie avec le « sens » profond des êtres et des choses, que ni la réussite matérielle, ni la réussite sociale ne permettent d’atteindre, mais que la renonciation au factice, à l’illusoire, aide à entrevoir.
Elle est, ensuite, dans la figure de l’épouse. Admirable. Puisque c’est elle qui donnera une signification à cette histoire simple et simplement racontée. Devinant cette tragédie intérieure de l’époux, fidèle, mais malgré tout d’une mélancolie dont elle percera facilement le mystère, elle vécut « délicatement » son drame propre, faisant, d’une désunion probable, une union posthume. Et tout le village l’aimait « parce que c’était une femme délicate, qui n’avait pas répandu la souffrance autour d’elle ».
La morale de ce récit, c’est, à n’en point douter, que la manière exacte, la meilleure d’être au monde, c’est d’essayer de ne pas répandre de souffrance autour de soi. Mais que de souffrances interpellent aujourd’hui la conscience des hommes ! que de souffrances répandues, autour de nous !
« SOIE » vient nous rappeler avec des mots d’une simplicité émouvante que le plus beau des destins, c’est celui qui s’interdit de souffrir et de faire souffrir.