chroniques
Lectures et Relectures au temps du corona : X -Immobile de Ying Chen
Ying Chen, la migration qui s’extrait de sa peau, Edward Rutherford et Londres, la mémoire dans la peau
Le choc des lectures. C’est ce à quoi a été exposé Abdejlil Lahjomri dans le croisement de deux lectures simultanées : L’immobile de Ying Chen et Londres d’Edouard Rutherford. La première est chinoise qui va se retrouver au Québec et dans la littérature de la migration, d’abord hybride, puis de plus en plus émancipée des origines au point que son écriture va progressivement, au fil de ses romans, occulter l’espace-lieu pour ne s’attacher qu’au ressenti et au style. Le second, Edward Rutherford est britannique bien ancré dans les sédimentations de l’histoire de son pays. Londres, son œuvre, est un récit monumental de plus de 900 pages, qui retrace l'histoire de la capitale britannique de la Préhistoire au XXème siècle, reprenant à chaque période différente les mêmes familles et leurs descendants. Devinez où, dans ce choc des lectures, va la préférence du Secrétaire perpétuel de l’Adu Royaume ?
C’est le titre de l’étrange roman de Ying Chen publié par « Actes Sud ». La notice de l’éditeur dit que, née en 1961 à Shangaï, cette écrivaine vit actuellement à Montréal. Peu de choses en vérité sur l’auteur d’un récit bouleversant qui évoque une des questions essentielles, la question du temps, et par conséquent celle de la modernité. Etrange, en effet, bouleversante lecture certes, mais surtout dégageant un malaise indéfinissable.
Ai-je eu tort d’avoir lu simultanément ce récit et la monumentale, exceptionnelle, et époustouflante fresque historique intitulée « Londres » d’Edouard Rutherford, qui se présente comme le roman d’une ville, qui, à partir d’un fleuve, deux collines au temps des druides, va devenir, dans un mouvement perpétuel, de modernité en modernité, la belle cité d’aujourd’hui ? D’où cet indéfinissable malaise qui viendrait du choc provoqué par cette lecture simultanée de ces deux romans, l’un nous persuadant que la modernité n’est qu’illusion, l’autre nous démontrant pierre sur pierre, quartier sur quartier, tradition sur tradition, que l’histoire des hommes et de leur cité est une succession de modernités. Le roman de « Londres » est le roman du mouvement, de la créativité, du dépassement. On y apprend qu’elle fut romaine, qu’elle s’appelait Londinium, que Jules César est allé dans le nord fonder la « Rome du Nord » ; on assiste à la construction de la Tour de Londres, à la peste noire, au grand incendie ; on y rencontre Shakespeare, on déambule dans le Londres de Dickens ; on voit surgir les bombardiers de la deuxième guerre mondiale ; on vit tout ce que Londres a vécu, on voit tout ce qui a fait Londres. Ce récit palpitant est la frénésie même de la vie dans le surgissement de ses devenirs successifs. Alors que dans « Immobile », Ying Chen en une phrase, une seule, fait s’évanouir tout cela et vous dit que le mouvement de l’histoire est répétitif, que la nature humaine est immuable, que la modernité n’existe pas, et que l’homme a beau édifier maisons, immeubles, cités, villes, il reste à l’image de lui-même, désespérément le même, face à lui-même. Immobile.
Dans le « Londres » d’Edouard Rutherford, c’est le passé qui fonde la modernité, c’est ce « temps comprimé » qui lui donne son sens. La jeune archéologue, à la dernière page du roman de cette cité si ancienne et si moderne, « debout dans la tranchée, contemplant l’endroit où Jules César s’était peut-être tenu debout… tendit les bras et le toucha de la main ».
L’époux de la femme sans nom, sans âge, qui parle dans le roman de Ying Chen est aussi un archéologue. Il luit dit qu’il « s’enracine, solidement fixé dans sa ville natale, planté dans un présent permanent ». Elle, elle lui dit que « tant de gens se ressemblent, tant de choses se répètent, ruines sur ruines… Devant la régularité, l’immense monotonie de l’histoire, il n’y a plus rien à découvrir, (rien)à enseigner ».
Cette épouse modèle est persuadée d’avoir eu une « vie antérieure », l’expression est de Baudelaire qui comme elle, « hait le mouvement qui déplace les lignes», lui, le poète qui a pourtant su chanter la modernité. Et cette vie antérieure, au lieu de nourrir le présent, le hante, l’empoisonne. Cette femme est tellement persuadée d’avoir aimé dans une autre vie son esclave S. que pour la conquérir, son époux dans le présent s’efforce de devenir S. son esclave du passé et de lui ressembler. Lui qui « veut une femme moderne » se met à devenir « ancien » et, elle qui est résolument « ancienne » se met à essayer d’être moderne, et dans ces deux élans frustrés réside le pathétique de ce couple décalé.
« Nous nous précipitions l’un vers l’autre, chacun espérant arriver le premier dans le monde de l’autre ». Bien évidemment le mari, n’atteindra jamais ‘’l’ailleurs passé ‘’ de son épouse. Bien entendu, elle ne sera jamais « moderne », découvrira que « l’ennui est un sentiment éminemment moderne », que sa « discussion avec » son mari de maintenant prend des allures désespérantes d’éternel recommencement, que sa vie, c’est « un monde en avant, un monde en arrière » et que la « grâce suprême tant désirée est l’abandon », « que le malheur vient du moment où on aspire à devenir autre que ce qu’on est » et, dans une résignation extrême, elle reste là, dans les ténèbres de la mémoire », « immobile sans défense ».
Elle révèle à la fin de sa confession, cette découverte saisissante : « Les ailleurs n’existent pas. »
La modernité n’est-ce pas déplacer les rives du passé, les agrandir, les étendre, pour que le passé devienne aussi immense que le passé de Londres, qu’Edouard Rutherford évoque dans le présent de Londres. Mais si la mer a des bornes, des rives, un contour, comme la mémoire. Il n’est pas vrai « que la mémoire peut être tout ou rien, au gré des circonstances... » Il n’est pas vrai qu’elle est « affaire de perception ». Si elle l’est, c’est qu’elle est malade, et c’est peut-être une étrange maladie de la mémoire qui explique l’errance de cette femme, dans une « ailleurs antérieur », qui lui paraît plus ‘vécu’ que « rêvé » …
J’ai cru déceler, au tout début de cette poignante confession, la blessure originelle qui semble présider à ce mal-vivre. La tension est devenue énorme entre elle et son mari, quand elle lui a avoué son envie de « devenir moins femme, de s’élever un peu sur cette échelle infiniment longue qui mène, vers le paradis des hommes ». Cette élévation lui semblant impossible, elle en vient à « se nourrir des songes romantiques ».
Ne lisez pas « Immobile » : c’est un ouvrage défaitiste. Un des aspects de la modernité, n’est-ce point cette lente élévation de la femme, d’une condition dure, intenable, impossible à vivre, vers le « paradis des hommes » ? Ces rives qu’on bouscule, cette «immobilité » qu’on dérange, cette dignité à conquérir, c’est un projet de société qu’on se doit de réussir, une espérance, un devoir pour tous les hommes.
NE LISEZ PAS « Immobile », de Ying Chen ou alors, si la curiosité s’en mêle, lisez-le comme le cri de désespoir d’une génération, sacrifiée dans un immense pays à l’immense passé , à la prodigieuse modernité (la Chine ), et dites à tous ceux qui souhaitent le lire que la modernité n’est pas illusion, qu’elle est une lente réconciliation du passé et du présent comme dans le roman de « Londres » … C’est plutôt ce livre que je conseillerai de lire aux plus studieux des lecteurs. C’est un roman de 925 pages. Bon courage !