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Les binationaux et les hautes et/ou stratégiques responsabilités- Par Bilal TALIDI
L’interdiction d’accès de la double nationalité à des responsabilités gouvernementales, l’on est tenté par l’idée plus large encore d’interdire l’accès des binationaux aux différents postes de haute et/ou stratégique responsabilité, pour des raisons en lien avec la sécurité de l’Etat et de ses intérêts supérieurs
Le Parti de la justice et du développement (PJD) a présenté un projet de loi visant à interdire aux bi, voire trinationaux d’accéder à de hautes et/ou stratégiques responsabilités
Le texte vise aussi à prévenir tout conflit d’intérêt entre les fonctions du responsable gouvernemental et de l’acteur économique, en poussant les membres du gouvernement à céder leurs parts dans les sociétés, les entreprises et les établissements privés, toutes catégories confondues, et à suspendre durant toute la période de leur mandature toute activité professionnelle ou commerciale dans le secteur privé.
Au fond, ce projet ne dissimule point sa dimension politicienne. En englobant les binationaux, les personnes interdites des droits civiques et politiques et celles qui dirigent des affaires économiques tout en conservant des responsabilités gouvernementales, le texte s’adresse d’abord à des élites politiques rivales et tente de faire de cette question l’objet d’un conflit entre les élites.
Il fallait peut-être distinguer entre deux questions dans ce projet, en l’occurrence ce qui intéresse les binationaux et le conflit d’intérêt. Le texte relatif aux binationaux devait être encadré par un argumentaire national qui, loin des joutes politiciennes, tienne compte des dangers que représente ce cas d’espèce dans un contexte régional et international confus et des défis que connaît la cause nationale.
En se focalisant sur l’interdiction des binationaux d’accéder à des responsabilités gouvernementales, l’on est tenté par l’idée plus large encore d’interdire l’accès des binationaux aux différents postes de haute et/ou stratégique responsabilité, pour des raisons en lien avec la sécurité de l’Etat et de ses intérêts supérieurs, mais aussi avec une série de contingences complexes découlant de cette situation comme celle, à titre d’exemple seulement, de créer une ‘’citoyenneté sous protection’’ étrangère comme ce fut le cas avant et pendant la période de la soumission du Maroc au protectorat .
Certains pourraient minimiser la question de la nationalité, considérant que le port d’une double nationalité est une question normale qui n’implique pas d’effet pouvant nuire aux intérêts de la patrie. Mais au fond, une nationalité est aussi une loyauté et un ensemble d’engagements communs et réciproques qui impliquent pour l’Etat comme pour le titulaire de sa nationalité des droits et des obligations mutuels.
D’autres seraient tentés de minimiser l’importance de la loyauté dans sa dimension sécuritaire, soutenant que la compétence et l’efficacité des services de sécurité interdisent au binational de servir les intérêts d’un autre pays dont il porte la nationalité. Mais outre que l’infaillibilité n’existe pas, la question ne se rapporte pas uniquement à cette dimension que l’Etat est en mesure de contourner et d’éviter grâce à la vigilance de ses services de sécurité, mais plutôt au risque de voir le binational servir autrement les intérêts d’un pays étranger. Un binational serait naturellement enclin à privilégier dans les marchés, les sociétés et les expertises, le pays étranger dont il porte la nationalité, en considérant que, ce faisant, il sert la patrie et ses intérêts supérieurs et que le pays dont il porte la nationalité propose le nec plus ultra et que son offre est toujours la meilleure.
Au Maroc, les relations économiques et commerciales avec les autres pays sont soumises au contrôle du ministère des Affaires étrangères et de ses services affiliés. Mais il y a toujours des marges poreuses qui permettent à un binational de servir les intérêts d’un pays dont il porte la nationalité, sachant que ces marges peuvent s’élargir lorsqu’i s’agit d’informations économiques auxquelles un pays étranger peut, quoiqu’on fasse, facilement accéder via son «protégé binational».
Il est vrai que l’Etat, avec sa forte structure, est en mesure de contrôler ces considérations en lien avec la dimension sécuritaire, ou avec l’information économique, y compris les marchés et les opportunités d’affaires. Mais le plus grave reste toujours la dimension judiciaire, puisque les binationaux se trouvent dans une situation très différente qui les assujettit de facto à des poursuites juridiques auprès des juridictions des pays d’adoption, au risque de devenir des otages aux mains de ces mêmes pays susceptibles de les instrumentaliser comme des outils de chantage dans leur rapport avec le pays d’origine.
Il y a deux mois, les relations entre la France et l’Algérie ont été rudement secouées par l’affaire Amira Bouraoui, une activiste franco-algérienne.
Par-delà la différence des contextes, - (Mme Bouraoui n’étant pas une personnalité qui assume une responsabilité suprême, mais une militante des droits de l’Homme dans un pays comme l’Algérie dont on connait le registre peu reluisant en la matière !)- le comportement de la France est très révélateur, pour avoir facilité sa sortie de l’Algérie au nez des services sécuritaires algériens et son rapatriement depuis la Tunisie vers l’hexagone, au nom de la protection d’une ressortissante française. Pour atypique qu’il puisse paraitre, cet exemple est porteur d’importants enseignements sur la complexité que peut prendre une affaire de cette nature et l’espace de manœuvre que fournit à un pays l’octroi de la nationalité à un ressortissant étranger qui devient, dans la foulée, un moyen de chantage contre sa mère-patrie, en le dressant contre les intérêts du pays d’origine.
Dans les contextes de tension que peuvent traverser les relations entre Etats, la justice ou la poursuite judiciaire sont souvent utilisées comme arme dans le bras de fer, en vue de marquer des points, tirer le conflit vers des zones spécifiques ou réduire les capacités de manœuvre de l’adversaire. On se rappelle comment, dans la gestion de son conflit avec le Maroc, la France a eu recours à une panoplie d’armes, dont celles des visas et des tracasseries judiciaires. Le ministère marocain des Affaires étrangères a exprimé, à plusieurs reprises, son mécontentement de l’exploitation politique de la justice française et de son instrumentalisation dans la gestion des relations entre les deux pays.
Une autre affaire et pas moindre que celle de l’instrumentalisation de la donne judiciaire dans le conflit avec le Maroc porte sur le fait que les responsables binationaux ont l’impression de disposer d’asiles potentiels vers lesquels ils pourraient recourir au cas où la situation économique, sociale ou politique du pays d’origine ne leur permettrait pas de protéger ou d’élargir davantage leurs intérêts. De ce fait, ils considèrent qu’ils ont un autre pays où s’établir allègrement, en laissant derrière tous les maux de tête. Ce faisant, ils rechignent à assumer une quelconque responsabilité politique dans la gestion des tensions du pays d’origine, dès lors qu’ils sont liés à un pays tiers par le lien de la nationalité qui leur sert de bouée de sauvetage, sans avoir à fournir d’efforts pour apaiser les tensions de la mère-patrie ou d’immuniser sa paix sociale et sa stabilité politique.
La nationalité marocaine est peut-être l’une des nationalités les plus fortes de par ses liens solides avec la patrie et l’allégeance au Commandeur des croyants. Il est vrai qu’il n’existe pas jusqu’ici d’indicateurs forts pouvant confirmer les dangers de porter une autre nationalité, pas plus d’ailleurs que les accusations adressées lors du Mouvement du 20 février à nombre d’hommes politiques binationaux, dont certains auraient émigré vers des pays étrangers. Mais il y a une grande différence entre le contexte d’hier et celui d’aujourd’hui, plutôt marqué par l’instabilité, le changement des loyautés, la versatilité, l’exacerbation des tensions internationales, et l’incertitude. Tous ces éléments militent en faveur de l’importance de tenir compte des faits précédents pour mieux appréhender la question des binationaux avec calme et sérénité.
Une multitude d’options s’offre aujourd’hui aux hommes politiques pour tenter des réponses à des scénarii encore inexistants. Mais d’ores et déjà, ils ont le choix entre l’abandon de leurs nationalités étrangères pour épargner à leur pays d’origine des complications qui pourraient affaiblir ses capacités de manœuvre, ou l’adoption d’une loi interdisant aux binationaux d’assumer des responsabilités suprêmes et/ou stratégiques afin de neutraliser tout recours éventuel d’un pays tiers à l’arme de l’instrumentalisation de la nationalité comme un boomerang à la face de la mère-patrie.