chroniques
Les peines alternatives et l’universalité de la loi - Par Bilal TALIDI
Sur la photo au fond, Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice, le 7 octobre 2021, lors de l’audience de nomination de l’actuel gouvernement par le Roi Mohammed VI, Président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire
Le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi a provoqué un nouveau tollé en présentant un avant-projet de loi sur les peines alternatives qui permettraient à certains condamnés de racheter la période de leur incarcération ou de ne pas l’être carrément en s’acquittant auprès de l’Etat d’une amende journalière oscillant entre 100 et 2000 DH pour chaque jour d’emprisonnement.
Les sanctions financières ne sont pas une innovation ni pour les législations pénales, ni pour celles inspirées de la charia islamique ni pour celles inspirées des expériences juridiques avancées.
L’expérience juridique de nombre de pays révèle la tendance à opter pour les peines alternatives, tous types confondus, mais avec une précision méticuleuse des conditions du recours à chaque sanction. Dans le monde arabe, l’Irak a appliqué, dès 1969, ce type de peines alternatives. Le législateur irakien a justifié le recours à ces sanctions par l’inadaptabilité des peines privatives de liberté qui, au lieu de servir la dissuasion et la réhabilitation des détenus, ont provoqué une augmentation des actes criminels.
La légitimité du procédé n’est pas en cause
Au Maroc, le débat ne concerne pas la légitimité du recours à ce type moderne de sanctions, les expériences internationales et arabes étant résolument engagées dans cette voie où chaque pays tente d’adapter les peines alternatives à son système pénal propre.
Le problème se pose à un autre niveau, en lien avec les impératifs ayant amené le ministre de la Justice à opter pour ces peines. Le recours à ce type de sanctions est-il basé sur une évaluation du système pénal démontrant sans ambigüité les limites des peines privatives de liberté en termes de dissuasion et de réhabilitation ?
Dans ses sorties médiatiques, M. Ouahbi a justifié le recours aux peines alternatives par la surpopulation carcérale et l’incapacité de l’Etat à répondre aux besoins du surnombre des détenus. La deuxième raison avancée tient à son souci d’imprimer une touche de «modernité» au système pénal, en tentant de réduire les peines privatives de liberté et de se rapprocher des législations pénales modernes inspirées du système des droits de l’Homme.
La détention provisoire source de la surpopulation carcérale
Les études et les évaluations menées au ministère de la Justice pendant plus d’une décennie ont révélé que la source principale de la surpopulation carcérale n’est autre que la «détention provisoire». Nombre de responsables qui se sont succédé aux commandes de ce Département ont présenté des recommandations audacieuses pour régler ce problème, sans y parvenir faute d’un consensus entre les parties influentes concernées par le système pénal. C’est dire que la résolution du surpeuplement carcéral devrait s’attaquer à la racine du problème au lieu d’en faire un élément pour justifier le recours aux peines alternatives, à moins que celles-ci ne soient destinées à se substituer à la détention provisoire. Or, la détention provisoire précède le prononcé de la peine privative de liberté, elle peut l’objet de libération sous caution ou bien d’autres formes, et n’est donc pas concernée par les dispositions de la loi sur les peines alternatives qui, elles, ont déjà fait l’objet d’un verdict.
Le ministère de la Justice devait, hier comme aujourd’hui, présenter à l’opinion publique les résultats des études et des statistiques menées en vue d’évaluer l’impact des peines privatives de liberté, notamment celles en lien avec la récidive, afin de se faire une idée sur ces peines et leur capacité à résoudre l’équation dissuasion-réhabilitation et, le cas échéant, de chercher la racine du mal ailleurs.
Pour justifier le recours aux peines alternatives, le débat juridique fait intervenir les répercussions des peines privatives de liberté sur la psychologie du condamné, les conséquences sociales post-carcérales, les difficultés liées à la réinsertion sociale et économique des détenus, outre les coûts exorbitants que supporte l’Etat pour l’entretien des pensionnaires des centres pénitentiaires. Or, pour le législateur, ce sont précisément ces impacts que cible l’acte dissuasif qui, via la politique carcérale, ouvre toutefois des possibilités de réparation et de réhabilitation. En matière pénale, le propre d’un texte législatif consiste d’abord à évaluer la capacité des sanctions à réaliser la dissuasion et la réhabilitation et non pas à tenir compte de la psychologie du délinquant condamné pour avoir attenté aux intérêts de la communauté, de sa sécurité et de sa stabilité.
Une démarche enceinte de l’inégalité
Sur ce registre précis, M. Ouahbi, sans déroger à sa fougue habituelle et à sa propension à précipitation, a donné libre cours à des déclarations où il évoque les prémices d’une nouvelle loi devant substituer les peines privatives par des amendes financières et permettre aux condamnés de racheter leur période d’incarcération. Sauf que cette fois, au-delà du cadre philosophique justifiant le recours aux peines alternatives, le problème touche à l’un des piliers fondamentaux de la règle de droit, en l’occurrence son caractère général, avec tout ce que cela implique en terme d’entorse aux principes de légalité et d’égalité de tous devant la loi et de risque d’ébranler le système pénal patiemment échafaudé par le législateur.
On en veut pour preuve le risque de voir la substitution des peines privatives de liberté par des amendes financières saborder le principe de l’universalité de la règle de droit. Tant que cette mesure juridique cible en premier lieu les condamnés fortunés et exclut de facto les démunis, elle porte atteinte au principe de l’égalité de tous devant la loi et menace d’en ébranler la légalité.
Certains pourraient arguer que le projet de loi sur les peines alternatives a tenu compte de toutes ces considérations pour avoir prévu un montant compris entre 100 DH minimum à 2000 DH au maximum et que cette disposition réduirait toute discrimination entre les nantis et les démunis. Mais l’avant-projet de loi évoque la corrélation entre l’amende prévue et le type de crime commis, sa gravité et les conséquences qui s’en suivent sans rapport aucun avec la situation matérielle du condamné. De ce fait, il serait impossible de réduire l’écart entre les amendes prévues pour certains crimes par rapport à d’autres, ce qui constitue en soi une entorse flagrante au principe de l’égalité de tous devant la loi et partant à la légalité de la règle de droit. Car, dans ce cas d’espèce, seuls les nantis seraient en mesure de racheter leurs peines privatives de liberté, consacrant par la même et de facto une nouvelle réalité selon laquelle la prison n’est faite que pour les pauvres.
Le plus dangereux dans l’approche de Ouahbi se rapporte aux implications que le rachat des peines privatives de liberté pourrait induire sur le système pénal dans sa globalité, avec l’émergence d’une caste de condamnés nantis qui, faisant désormais peu de cas des amendes qui leur sont infligées pour leurs crimes, seraient enclins à en commettre davantage puisqu’ils sont en mesure de racheter leur incarcération en espèces sonnantes et trébuchantes.
Un débat à ne pas ignorer
Certains pourraient plaider que les délits concernés par ce type de peines alternatives sont limités, du fait qu’ils concernent, d’une part, les crimes passibles de moins de deux ans d’emprisonnement et, d’autre part, parce qu’ils n’incluent pas certains crimes expressément écartés par le législateur (détournement de fonds, corruption, trahison, abus de pouvoir, trafic international des drogues et psychotropes, trafic d’organes, abus sexuel sur mineur...). Certes, mais tant qu’il y aura moyen de se soustraire à une peine, le pouvoir coercitif s’en trouvera dévitalisé, la sanction perdra de sa vigueur et le code pénal sera vidé de sa substance, surtout que le législateur, ne minimisant aucun crime, a prévu des sanctions lourdes ou allégées selon les cas. L’acte dissuasif étant délibérément établi dans toutes les sanctions sans exclusion aucune, il n’y a aucune raison de le dévitaliser en optant en lieu et place pour des peines alternatives dont seuls les nantis peuvent ont les moyens. Sans oublier que certains seraient ainsi portés non seulement à commettre un délit ou un crime, mais ne pas rechigner à récidiver, tant qu’il lui suffirait de s’acquitter d’une amende pour échapper à la prison, ou à utiliser la menace d’un délit dont il connait les limites de ses conséquences judiciaires, pour exercer des pressions sur ses victimes.
Ces observations étant faites, il n’en demeure pas moins important d’inclure dans le système pénal des peines alternatives, mais à condition de réfléchir au sujet en profondeur et dans la sérénité, de prendre en considération le contexte socioculturel et la particularité du phénomène criminel et de sa sociologie et d’évaluer les conséquences des peines privatives de liberté selon les cas d’espèce. Il y a là un débat à ne pas éviter, et des avis à ne pas ignorer.
La réflexion sur le sujet devrait être encadrée par des garde-fous juridiques qui tiennent compte des principes de l’universalité de la règle de droit, la légalité et l’égalité de tous devant la loi, en conférant au législateur le droit de maintenir les principes de dissuasion et de réhabilitation au cœur du texte pénal.