Les sentiers d’une réécriture de l’histoire de l’Afrique par l’Afrique - Par Abdejlil Lahjomri

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Abdejlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie : ‘’L’Histoire est chez elle en Afrique, puisque l’Afrique est entrée la première dans l’Histoire des humains’’

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‘’Après que le monde ait discouru sur Afrique, c’est l’Afrique qui lance son discours au monde sur l’Afrique’’ ! Gigantesque ambition qui a connu, ce jeudi 25 mai 2023, un début de réflexion à l’Académie du Royaume du Maroc. Le colloque international que cette institution savante abrite, réunissant de nombreux chercheurs d’Afrique et d’ailleurs, est, pour reprendre l’expression de Abdejlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie, une invitation ‘à puiser uniquement dans les livres écrits par les Africains sur eux-mêmes pour entendre la voix du dedans après avoir tant subi celle du dehors’’.  Sur deux jours, les participants engagent un échange sur cette Afrique qui ne veut ‘’plus être captifs de scénarios élaborés ailleurs’’.

‘’L’Histoire est chez elle en Afrique, puisque l’Afrique est entrée la première dans l’Histoire des humains’’, a lancé Abdejlil Lahjomri, un autre clin d’œil, dans un discours à la fois ouverture et plateforme des débats de ce colloque et de ceux à venir. Il installe ainsi les bases d’une quête légitime et les sentiers d’une recherche pour en finir avec le détournement du Contrat social de Rousseau transformé par les convoitises coloniales en un ‘’contrat racial qui, en infériorisant certains, a fixé l’ordre dissymétrique à partir d’une échelle des races renvoyant à des positions avantageuses pour certains et désavantageuses pour d’autres, en fonction de la blanchité ou non’’. En voici le texte :  

Ce colloque international où l’on débat des Réalités, limites et perspectives de l’historiographie africaine en vue de la réécriture de l’histoire de continent par sa propre descendance, est un conclave sous le double éclairage du Temps et de la mobilisation des énergies pour une connaissance plus intime de l’Afrique, notre continent. Elle est le sujet central de la question soumise à notre réflexion : « Et si l’Afrique réécrivait l’histoire de l’Afrique ?

Le vol de l’histoire

L’intitulé est un clin d’œil à un livre au ton volontiers provocateur, celui d’Axelle Kabou qui, en 1991, lançait une interrogation en forme de brûlot et : « Et si l’Afrique refusait le développement ? ». S’agissant de la réécriture de l’histoire de l’Afrique par les Africains, il n’y a point ici de perspective d’attaque frontale contre tout amoindrissement de soi par rapport à une puissance de référence (l’Occident, pour le nommer). L’invitation à débattre s’inscrit ici dans la tradition de notre compagnie savante consistant à renforcer nos liens, par le goût de l’échange régulier sur tout sujet d’importance. Celui qui nous rassemble aujourd’hui mobilise les manières de dire l’Afrique portant témoignage d’une lecture différenciée de l’historiographie exogène et de la façon dont elle rendait globalement compte de notre continent, de ses trajectoires. Il s’agit d’un continent d’abord pris dans son entièreté en tant que territoire, ensuite comme enjeu, et soumis par les siens à l’œuvre de réappropriation de son Histoire. Elle est multiséculaire. De l’histoire des littératures africaines, qui reste à faire, à celle de l’architecture et des arts, nous voyons bien l’immensité de la tâche à laquelle nous sommes conviés à partir d’un territoire où Le Vol de l’histoire, pour reprendre Jack Goody, a été la chose du monde la plus partagée.

L’Afrique a subi, l’affaire fut abondamment documentée, tant de fractures : géologiques, géopolitiques, géostratégiques, politiques, polysémiques et dichotomiques. Ce dernier terme s’applique à la perception binaire coupant le continent en deux inégales parties : l’une blanche et septentrionale, et l’autre noire au-delà d’une ligne érigée en frontière artificielle, au sud du Sahara. Relire Ali Benmakhlouf comble bien vite les vides et pulvérise les archétypes usés quand il écrit : « Il nous est difficile de penser aujourd’hui que le Sahara fut une autoroute où il y eut une circulation intense qu’anime un commerce de toutes sortes : cela va des manuscrits… en passant par des antilopes qu’on offrait aux marabouts »  C’est à partir de cette partition, elle-même héritée de chocs exogènes et de crise de la conscience collective intra-africaine, que l’Histoire a cousu ses marques et ses tragédies.

Cette rencontre se veut une opportunité pour restituer une radiographie des réécritures du continent le plus exploré, mais aussi le plus mystérieux le plus inconnu de tous.

Déconnecter une machinerie obsolète

Quel est donc aujourd’hui l’état de l’art-histoire de cette perspective de réécriture de soi ? Comment repenser l’Afrique à travers ses propres écrits et à partir de son narratif ? En reprenant le révérend père Engelbert Mveng et sa réfutation de ce qu’il appelle « la longue tradition de servitude et de mépris » sur l’Afrique ? En repositionnant Valentin-Yves Mudimbe sur l’établi de la gnose et du discours géographique, mais non hagiographique ? En relisant Djibril Tamsir Niane et son équipe salutaire d’historiens de la parole surgis du Mandé profond ? En replaçant Paulin Hountondji dans le champ épistémologique et critique ? En reprenant Alexis Kagame pour l’entendre parler des premiers rois rwandais ou en suivant le regard comparatiste qu’il pose sur l’Europe ? Parler de nous-mêmes ne nous empêche pas de regarder l’Autre frère humain hissé sur ses certitudes, c’est plutôt déconnecter une machinerie obsolète pour se reconnecter à un plus prometteur horizon. Ici même, en 2015, nous avions fixé l’Afrique comme horizon de pensée. Précisément dans la perspective des reconnexions urgentes.

Comment opérer cette nouvelle reconnexion ?

En mobilisant un corpus important et qu’il faudra réexposer, comme matériau et comme preuve pour retracer un discours nouveau sur l’Afrique. Quelques questions préalables méritent examen : munis de quel instrument allons-nous le faire ?

À partir de quelles approches ? Classique, historique et comparatiste ? Argumentative ? Sociolinéaire et fonctionnaliste ? Structuraliste ? Systémique ? Dialectique ? Dans cette dernière, les termes du sujet « limites et perspectives » offrent des balises et de belles controverses discursives. Mais par-delà la joute, l’enjeu, précisément, est de récuser l’idée que l’Histoire serait aujourd’hui la discipline la plus controversée. Certes, c’est le temps long qui nous tient lieu de boussole. Mais il n’échappera à personne que les peuples se rebiffent et ceux d’Afrique en particulier, qui ne veulent plus être captifs de scénarios élaborés ailleurs. Réécrire l’Afrique, n’est pas simplement de l’indocilité par rapport à une fabrication ou une invention selon Mudimbe, mais peut participer de la réception des appels poussés aux quatre points du continent par une jeunesse réclamant plus de dignité et plus d’Afrique chez elle. Après que le monde ait discouru sur Afrique, c’est l’Afrique qui lance son discours au monde sur l’Afrique. C’est cette Afrique reprenant pied chez elle et dans le monde qui s’exprimera. C’est ce rendez-vous que le poète président, Léopold Sédar Senghor, membre de notre Académie, envisageait comme la « réinvention de l’universel ».

Une longue histoire de dépossession

 

L’Afrique est au cœur d’un continent aux inégalables trésors. Il s’agit de l’aborder non seulement comme objet d’études, mais comme une personnalité métajuridique aux hybridités inexplorées, qui en appellent à de lucides interventions et qui nous invitent collectivement à nous pencher sur son singulier berceau. Ce n’est pas l’idée que l’Afrique ne représente que 9 % du patrimoine mondial de l’UNESCO qui nous détournera du fait qu’elle accuse ici un retard en regard de son poids véritable. Il s’ensuit que les paramètres réduisant la place de l’Afrique sont importants à relever, de même que la logique asymétrique à laquelle le continent a été ravalé. Pour les uns, cette logique asymétrique daterait de la chute de Carthage en l’an 149 av. J.-C. Même la chute de Rome en 476 et l’avènement des Goths, balayant l’Empire romain d’Occident, ne changea pas grand-chose au sort de l’Afrique livrée en son pourtour méditerranéen aux vandales, aux appétits mercantiles et à la traite négrière. Elle amplifia le dépeçage humain et participa à l’éboulement des organisations politiques continentales jusqu’au tournant colonial, l’autre inguérissable blessure que la philosophie récusait, mais que des philosophes adoubèrent avant qu’une conférence à Berlin, de 1884 à 1885, ne fît d’une aspiration hégémonique un implacable système de domination. Il dilua l’universel dans le particularisme occidental.

Pour d’autres, l’asymétrie serait le résultat d’une construction qui a d’abord mythifié le contrat social de Rousseau avant de le tourner en contrat racial ; telle est la thèse de Charles Wade Mills. C’est ce contrat racial qui, en infériorisant certains, a fixé l’ordre dissymétrique à partir d’une échelle des races renvoyant à des positions avantageuses pour certains et désavantageuses pour d’autres, en fonction de la blanchité ou non. Mais il est tout aussi possible de penser qu’en globalisant le continent, on a agi comme si l’Afrique était d’un bloc et non une mosaïque de peuples où vivent près de 3000 groupes aux ressorts historiques, linguistiques ou cosmogoniques multiples.

L’idée, ici, est bien celle qui, sollicitant un nouveau narratif continental, réclame aussi l’histoire de son élaboration, autrement dit, la manière de voir l’Afrique, de l’écrire et de la restituer s’élabore-t-elle dans les règles de l’art ou s’inscrit-elle dans une perspective en rupture avec une doxa historique ?  Une relecture de l’Afrique par elle-même ne peut faire l’économie du récit sur le récit de l’histoire africaine ou des histoires africaines existantes.

Les tentations à éviter

L’Histoire est chez elle en Afrique, puisque l’Afrique est entrée la première dans l’Histoire des humains. Comment situer la manière de voir d’Ibn Khaldoun. Rappelons que dans la Muqaddima ou les prolégomènes, il examine, en précurseur de la microsociologie, le système clanique pris comme un support essentiel au pouvoir et à sa pérennité. Ibn Khaldoun exposa aussi ses considérations sur l’Histoire saisie comme cadre universel.

Cette universalité s’oppose-t-elle à l’africanité ? Telle est, me semble-t-il, la question transversale de notre discussion.

Toutefois, deux écueils ou tentations sont à écarter : la première concerne la tentation révisionniste. L’historien, le chercheur, ne révisera pas l’Histoire dans le sens où il la convoquerait ici pour la soumettre à une entreprise idéologique. Il n’envisagera pas non plus cette rencontre pour minimiser un phénomène historique aux fins d’en agrandir un autre.  Comment dire l’Afrique sans biais, sans accroupissements à quelques ordres prétendument civilisateurs ou moralement labélisés ailleurs ? Il puisera uniquement dans les livres écrits par les Africains sur eux-mêmes pour entendre la voix du dedans après avoir tant subi celle du dehors.

Pour ce continent tant ausculté par l’anthropologie, des pharaons aux Dogons, des pygmées aux Bamiléké, des Ashantis aux Mossi, des Soninkés aux Amazigh, des Koï-sans aux Arabes choas, des Mahorais aux Affars et Issa, redisons que les 3000 groupes ethniques qui peuplent l’Afrique continentale et ses îles forment autant de continents, pris individuellement, et dont les origines comme les représentations mobiliseront encore pour longtemps les recherches.

Sur les 11 volumes publiés sur l’Histoire générale de l’Afrique par l’UNESCO et dont Cheikh Anta Diop fut l’un des pères fondateurs, plusieurs historiens ont certainement des observations prospectives sur une œuvre à plusieurs mains. De grands historiens y ont contribué, parmi lesquels figurent Joseph Ki-Zerbo, Boubou Hama, Théophile Obenga, Walter Rodney, Elikia Mbokolo et Catherine Coquery-Vidrovitch… A-t-elle, cette œuvre réificatrice, besoin de réajustements ? Vous nous éclairerez peut-être sur ce point et sur les écritures nouvelles que le numérique ou les médias de l’information audiovisuelle révèlent. Comment par ailleurs placer les maîtres de la parole à une juste échelle dans une séquence historique moderne et dominée par l’écrit ? De la décolonialité à la diplomatie culturelle, comment par ailleurs rendre compte de l’action diplomatique ou subdiplomatique qui recomposent le puzzle africain sous la bannière du néo-panafricanisme ? Quelle(s) Afrique(s) voit l’historien africain ? Notre contexte, après le moment postcolonial et celui des « postologues », indique-t-il que le temps est au décentrement et à la relecture de l’histoire ?

D’objet d’élucubrations à sujet de réflexion

C’est à ces réajustements que nous convie l’article de Présence africaine et de la communauté africaine de la culture intitulé : « Ecrire l’histoire après Ki-Zerbo »

Cette entreprise pour ses initiateurs supposait, d’une part, que l’Afrique était et (serait désormais) sujet de réflexion discussive, là, où, pendant, longtemps, elle fut, sinon niée, du moins objet de fantasmes et d’élucubrations, diverses… Elle supposait, par ailleurs, que l’Afrique, considérée jusque-là comme un « continent sans histoire », vierge de tout passé et par conséquent incapable de tout avoir, fut partie intégrante de l’histoire mondiale ».

Pour les acteurs de l’article « Ecrire l’histoire après Ki-Zerbo, il s’agit pour les historiens africains d’aujourd’hui « d’imposer une dimension spécifiquement historique de l’Afrique ».  Il s’agit de faire « advenir une génération d’historiens africains, et de les faire reconnaître comme tels, c’est-à-dire, comme des personnalités de l’Afrique ayant des compétences indiscutables.

Ils affirment que « les historiens de la génération de Ki-Zerbo œuvraient pour que soit (enfin) reconnu la réalité d’une histoire générale de l’Afrique.  Aujourd’hui, instituent-ils le combat pour un travail sur l’histoire qui doit se doubler d’un combat pour la mise en perspective de sa mémoire. Faire reconnaître l’existence d’une histoire n’est rien si on ne procède pas à la mise en œuvre d’un plan des conditions de possibilité et de mémorisation et de sa mémo-réalisation : « écriture de l’histoire et pédagogie historique vont de pair ».

Ils concluent à juste titre que « l’état de certaines pratiques actuelles de l’histoire africaine imposerait aux historiens africains après Ki-Zerbo de mettre en chantier, rapidement, une autre écriture de l’histoire qui prendraient en compte les mutations sociales, les transformations culturelles, les conflits internes qui ont surgi sur le continent, les accélérations des événements qui s’y produisent quotidiennement et obligent à repenser constamment une histoire en mouvement ».

Ouvrir l’Afrique à ses eaux

C’est dans le collectif dirigé par Alain Mabankoun « Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui, publication du colloque organisé au Collège de France en 2016, que l’on retrouve aussi des pistes pour une réécriture de l’histoire de l’Afrique » et des réajustements de cette aventure de l’après Ki-Zerbo. Il y est affirmé qu’il « n’y a guère d’histoire de l’Afrique qui ne soit en même temps une histoire du monde et vice-versa.  A côté de ces réalités, il convient de prendre conscience qu’une autre géographie du monde est en train de se dessiner, lorsqu’on constate qu’il n’existe plus de scène périphérique ».

C’est dans la communication de Françoise Verges consacrée aux limites de l’Afrique qu’est par exemple suggérée un réajustement capital et souhaité : le dépassement d’une lecture terrienne du continent.  Il y est souligné l’importance de compléter l’écriture terrienne « par une lecture des Afriques océaniques ».  L’étude des « Afriques liquides » contribue à décontinentaliser, et à dénaturaliser l’écriture de l’Afrique, à ouvrir l’Afrique à ses eaux, poussant ainsi à repenser la cartographie de l’Afrique.  Constitués des mers, d’océans, de fleuves, de golfes   etc… Ces espaces ont facilité les échanges commerciaux, religieux, militaires…  Par ailleurs, ces espaces signalent des techniques africaines de navigation, d’architecture maritime, de peuples de l’eau…  Par ailleurs, l’intérêt pour ce thème permet d’inscrire l’Afrique dans une histoire connectée, dans une histoire globale qui passe par ses mers, ses océans, et tous ces espaces liquides, participant ainsi à son décentrement du regard historique ».  « Ces Afriques liquides » contribuent à composer un enjeu majeur pour « une nouvelle historiographie qui croise terre et mer, eaux, berges, et rivages… ».

Repenser avec l’Afrique depuis l’Afrique

C’est dans l’ouvrage de François Xavier Fauvelle « Penser l’histoire de l’Afrique que l’on trouve aussi quelques-uns de ces réajustements nécessaires, à la réécriture de l’histoire de l’Afrique.

Cet éminent professeur au Collège de France nous rappelle à juste titre que « Les sociétés africaines ne sont pas différentes des autres sociétés dans leur rapport à l’histoire ».   Que s’il faut repenser les phénomènes globaux, il faut les « repenser avec l’Afrique mais aussi depuis l’Afrique… ». « Si bien, précise-t-il que l’histoire de l’Afrique est riche, non seulement pour ce qu’elle nous apprend des trajectoires africaines, mais aussi parce qu’elle nous permet de réinterroger la trajectoire historique des sociétés européennes… ». 

Il dresse le portrait de l’historien qui s’intéresse à l’Afrique et veut en Afrique écrire l’histoire de l’Afrique. Il devrait être un « piéton de l’enquête », « collectionneur des récits oraux, d’épopées, de contes, de dessins, défricheur de sites, et éditeur de textes, d’objets archéologiques, techniciens les vestiges enfouis dans le sol, des fragments hétérogènes.

Et surtout, conclue-t-il « entrer en histoire, par l’historiographie, c’est-à-dire par l’histoire de ce que les historiens et historiennes, avant nous ont écrit au sujet du passé… de l’Afrique ».

Je fais mienne la conviction de François Xavier Fauvelle où il n’hésite pas à nous convier à une approche ouverte de la réécriture de l’histoire de l’Afrique par l’Afrique. 

« Je défends pour ma part, écrit-il, une vison totalement « ouverte » du passé comme espace d’expression du présent et du présent comme enjeux de batailles qu’on avait au passé ».

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