Nour Eddine Sail : La pensée-mouvement

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Noureddine Saïl au Festival International du Cinéma à Marrakech

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Avec la mort de Nour Eddine Sail, la culture marocaine perd un de ses plus grands intellectuels, il est parmi ceux qui ont œuvré pour la dissémination au Maroc des valeurs de création et d’esthétique dans la compréhension de la réalité, de la société et du monde. Sail n'était pas un simple critique de cinéma, mais un éducateur, un professeur et un fervent acteur de la communication. Il était un penseur d’une éloquence captivante, une voix qui ne ressemble à aucune autre. Il a incarné un modèle de présence authentique et un véritable esprit de synthèse.

l possédait une immense capacité de travail, un réseau exceptionnel de relations et d'amitiés qui s’étend à tous les continents, les organismes, les cultures et les niveaux. Pour Nour Eddine Sail, le cinéma n'était pas un simple moyen d'expression ou un champ de création qui ressemble aux autres, il était un sujet de réflexion continuelle sur le temps, l'espace, l'homme et l'existence. Il a su, grâce à ses compétences particulières, créer une combinaison créative entre le cinéma, la philosophie, la communication et l’animation. De tous ceux qui possèdent des capacités intellectuelles remarquables, Nour Eddine Sail était de ceux qui sont capables de transformer les idées et les projets en événements culturels, esthétiques et humains. C’est pour cette raison que je me suis inspiré, dans le titre à mon témoignage, des deux titres des ouvrages de Gilles Deleuze sur le cinéma, (L’image-mouvement/l’image-temps) que Sail critiquait, mais sans nier, pour autant, leur pertinence conceptuelle.

Le nom de Sail était associé au septième art et au mouvement des ciné-clubs et des médias plus qu'à l'enseignement de la philosophie ou à l'écriture littéraire. Il est l’un des fondateurs de la Fédération Nationale des Ciné-clubs au Maroc, qui a enclenché une dynamique éducative et culturelle sans précédent dans notre pays. Et si je puis présenter un témoignage personnel sur cette expérience phénoménale, je dois dire, alors que j’étais encore en études secondaires, que je m’étais inscrit au Centre Culturel Français (avant qu’il ne soit rebaptisé « Institut »). J'avais l'habitude de fréquenter ce Centre pour faire mes devoirs, mais aussi pour emprunter des livres. Le Centre se situait dans un grand immeuble face au ministère de la Culture à Rabat.  Au rez-de-chaussée, il y avait une salle de cinéma qui présentait des films quasiment chaque jour ousont programmés les grands classiques du cinéma ; le premier étage était dédié aux romans, aux pièces de théâtre et aux livres de critique littéraire, et un autre étage consacré à la philosophie, aux sciences humaines et sociales, ainsi qu’un espace réservé aux journaux quotidiens et aux magazines hebdomadaires et mensuels. Le Centre français mettait à la disposition de toute personne assoiffée de connaissances une matière riche et diversifiée. Il organisait des activités parallèles telles que les conférences, les expositions d'arts plastiques et autres, animées par les grands penseurs et artistes français.

Un jour, un ami m'a proposé de l’accompagner pour voir un film au ciné-club au cinéma Royal de Rabat. Pour la première fois, j’apprenais qu’un ciné-club programmait des projections de films suivies d’un débat entre ses adhérents. Ce jour-là, le film était présenté par un professeur au nom de Nour Eddine Sail. Il s’exprimait dans un français fluide, savant et en même temps captivant. Il était difficile pour le jeune que j’étais, encore à la recherche de sa voie, de ne pas être fasciné par le style de l’homme, d'autant plus que les Français de l’époque étaient des modèles de maîtrise de leur langue. C’est ainsi que j’ai ouvert les yeux sur le vrai niveau de mon si arrogant professeur de français au lycée. La rencontre du cinéma Royal était déterminante dans mon adhésion à l'expérience des ciné- clubs, et à contribuer à fonder, avec un groupe d’amis, un ciné-club dans la ville de Salé qu’on avaient appelé "Culture et Cinéma". Cette expérience était probablement l'un des moments les plus importants de ma vie associative culturelle et humaine. Elle le restera pour toujours. Grâce à elle j’ai appris énormément de choses, comme la préparation d’une activité cinématographique et l’animation des débats. 

La Fédération Nationale des Ciné-clubs acquérait les « meilleurs » films (nouveaux ou anciens), les louait, ou les obtenait auprès des centres culturels de certaines ambassades. Elle possédait un stock de films que chaque ciné-club pouvait utiliser pour sa programmation. Le ciné-club ne comptait pas moins de 500 membres, de toute tranche d’âge et de toute profession. Les membres de son bureau étaient appelés à faire des recherches et à préparer des informations sur le film et son réalisateur, prendre connaissance des articles critiques dans les revues de cinéma ou dans les livres sur le film programmé, s’informer sur ses cadres sociétaux et historiques en vue de les présenter au public et d’en débattre. Ce processus constituait le Ba-ba de l’activité d’un ciné-club, et représentait les règles de base que Nour Eddine Sail et ses camarades à la Fédération exigeaient de tout responsable du ciné-club, qui devait s’initier à la recherche, à la lecture et à l'écriture, aussi bien qu’à l’organisation des projections, l’animation et la gestion des débats après la projection. Ce processus exigeait une implication totale et un apprentissage permanent, mais aussi un plaisir indescriptible. Et c’est ainsi que Nour Eddine Sail et l'expérience du ciné-club ont joué un rôle capital dans ma vie de jeune en quête de connaissance et de culture.

Le travail de Nour Eddine Sail et de ses compagnons, tels que Mohamed Dahhane, Ahmed Al Ghazali et d’autres dans le bureau de la Fédération, était précurseur, avant-gardiste, motivant et constructif. Évoquer l'importance du rôle joué par la Fédération Nationale des Ciné-clubs nécessiterait des études basées sur les témoignages de ceux qui ont participé au destin de cette Fédération. Elle fut une grande expérience associative et culturelle au Maroc. L'histoire des ciné-clubs n'a pas encore été l’objet de recherches à la hauteur de sa dimension dans l’histoire culturelle du Maroc et de son apport à la culture marocaine. Elle fut une expérience unique qui a joué des rôles éducatifs, culturels et esthétiques exceptionnels, qu’il s’agisse de capacité de mobilisation et d'accomplissement des activités hebdomadaires régulières, ou de formation et d’éducation des membres du bureau, du public et des adhérents. 

Pas moins de 55 ciné-clubs, à travers le territoire marocain, étaient affiliés à la Fédération Nationale des Ciné-clubs. Là où il y avait une salle de cinéma dans une ville, il y avait un ciné-club. Certaines villes en avaient même deux, comme Casablanca ou Fès... On assistait même à une concurrence culturelle entre les différents ciné-clubs du Maroc. Certains étaient si actifs qu’ils organisaient deux activités par semaine tout au long de l'année. À ma connaissance, aucune association marocaine n’a été aussi dynamique et aussi active, ou elle avait l’influence et l’étendue spatiale comme la Fédération Nationale des Ciné-clubs. Les dirigeants de la fédération parcouraient toutes les villes pour encadrer les activités des ciné-clubs dans un climat politique extrêmement difficile.

Nour Eddine est de ces hommes qui laissent leur empreinte partout où ils passent, interviennent, débattent, et apportent la contradiction. Je suis convaincu que sans lui je ne me serais pas intéressé au cinéma et à l'écriture sur les films. Cette reconnaissance m'a spontanément poussé à lui dédier mon premier ouvrage publié sur le cinéma au Maroc: « Le Discours cinématographique entre l’écriture et interprétation ». Je pense qu'il méritait plus que cette dédicace, même si une certaine froideur s'est installée par la suite dans notre relation, ma reconnaissance est restée intacte, si bien que lorsque nous nous sommes retrouvés au Conseil Supérieur de l'Éducation de la Formation et de la Recherche Scientifique durant les cinq dernières années, nous avons créé ensemble un climat intellectuel et relationnel particulier au sein de la commission dans laquelle nous avons travaillé ensemble. Ce fut l'occasion pour nous de renouer nos liens d’amitié et d'approfondir nos réflexions sur les nombreuses questions intellectuelles qui nous préoccupent.

Nour Eddine Sail était une encyclopédie en mouvement, une mémoire infiniment fertile, et un lecteur avide. S’il était connu comme professeur puis inspecteur de philosophie, qui a grandement contribué au changement des manuels en introduisant l’apprentissage de la philosophie par les textes, il le faisait eu égard à l’importance qu'il accordait au système de l’éducation et à son rôle dans la formation et à l’épanouissement des générations futures  

Profondément convaincu de l’importance de la relation entre le cinéma et la pensée, Sail n'a pas hésité à inviter de grands penseurs à parler du cinéma et de la création et de leurs contributions dans l'histoire et les sociétés contemporaines. Il a invité Abdellah Laroui et Abdelkebir El Khatibi dans son émission télé (Hadith el khamiss), et a convié les grands penseurs tels ses amis Edgar Morin, Régis Debray, et d’autres aux festivals de cinéma dont il assumait la responsabilité. 

Ce que beaucoup de gens ne savent pas en revanche, c'est que s’il était imprégné au début par le marxisme-léninisme comme pensée et comme méthode d’action, il s’est attaché ensuite aux philosophies de Spinoza, de Kant et de Nietzsche. Mais il était aussi l'un des grands connaisseurs de Wittgenstein au sujet duquel il donnait des conférences annuelles, m’avait-il confié une fois, dans des universités allemandes sur la pensée de ce philosophe analytique qui a influencé beaucoup de ceux qui se sont intéressés à la philosophie du cinéma, dont Stanley Cavell, et bien d’autres.

Perdre cet homme est à la fois extrêmement dur et sincèrement triste, mais il restera bien présent dans son absence.