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Tebboune à Moscou : jeux et enjeux - Par Bilal TALIDI
Abdelmadjid Tebboune et Vladimir Poutine, un partenariat forcé (Photo AFP)
La visite à Moscou du président algérien Abdelmadjid Tebboune devait avoir lieu il y a des mois de cela, mais les pressions euro-américaines pour dissuader l’Algérie de finaliser un contrat d’armement de 19 milliards de dollars avec la Russie ont poussé la direction algérienne à tempérer pour éviter les contrecoups de cette décision.
A l’étroit, l’Algérie a choisi de mettre le cap sur la France pour sceller avec Paris, l’été dernier, un partenariat stratégique d’exception. Ce faisant, Alger a tenté à la fois de tirer profit de la stagnation des relations maroco-françaises et de leur entrée dans une zone de turbulence, et de répliquer à l’orientation du Maroc à approfondir ses relations stratégiques avec l’Espagne, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.
Un non-lieu
Le président français Emmanuel Macron a été reçu, fin août dernier à Alger, alors qu’il était prévu que son homologue algérien se rende par la suite à Paris pour une visite d’Etat en vue d’approfondir davantage les relations bilatérales. Mais la visite a été plusieurs fois reportée sans qu’aucune déclaration officielle ne vienne en expliquer les raisons, si ce n’est une énième annonce d’une visite qui était attendue pour mi-juin sans qu’une fois de plus elle se concrétise.
Observateurs et analystes politiques se sont longuement interrogés sur les raisons de ce ‘’non-lieu’’ récurrent de la visite du président algérien à Paris, mais aucune de leurs hypothèses ne semble plausible. Après tout, l’affaire Amira Bouraoui a été pliée sur un simple coup de téléphone entre MM. Tebboune et Macron, suivie par le retour de l’ambassadeur de l’Algérie à Paris. Les contestations en France semblent avoir perdu de leur ampleur ou, du moins, elles ne sont plus aussi massives qu’auparavant. L’existence d’un éventuel désaccord interne entre les composantes du régime algérien à ce sujet est difficile à envisager, surtout lorsqu’il s’agit de questions stratégiques qui souvent requièrent un minimum de consensus préalable entre les centres de Pouvoir. La preuve en est que Saïd Chengriha, Chef d’Etat-Major de l’armée algérienne, la partie que l’on dit souvent réticente au sujet de cette visite, s’est lui-même rendu à Paris fin janvier dernier, soit bien avant la programmation de la visite du président Tebboune. Dans la foulée du général, la presse officielle algérienne n’a pas tari d’articles sur les dimensions de la «visite stratégique» de Chengriha.
Une ‘’coïncidence’’ qui exprime l’état d’âme
Dès lors comment expliquer que M. Tebboune ait choisi de faire coïncider le timing de son séjour à Moscou avec celui de sa visite initialement programmée pour Paris ? Si ce n’est qu’Alger entend ainsi marquer sa déception de la France dont elle espérait un certificat d’honorabilité et l’allégement des pressions américano-européennes dans un contexte mondial bouillonnant de toutes parts.
Fidèle à ses troubles thymiques, l’Algérie a décidé par rétorsion la visite de M. Tebboune à Moscou, mais pas seulement. Les décideurs algériennes veulent aussi signifier qu’ils ne sont pas devant une unique, mais en plusieurs options dans leur manche. Les dirigeants russes qui ne sont pas dupes, ont bien saisi les tenants et aboutissants de la visite d’un président dont ils n’ignorent pas les penchants déçus de son pro-occidentalisme, ont cherché à conforter la direction algérienne dans les ressentiments suscités ou réactualisés par l’attitude de Parsi en érigeant au centre de Moscou une statue de l’Emir Abdelkader, symbole présumée de la francophobie non moins supposée des Algériens.
Ce geste est destiné à bien faire comprendre aux dirigeants d’El Mouradia où se situent leurs ‘’amitiés réelles’’, les invitant à choisir entre leur passé suspicieux vis-à-vis des promesses françaises, et leur engagement dans l’alliance stratégique avec Moscou.
Des indicateurs significatifs corroborent ce point de vue duquel l’évolution des relations maroco-russes n’est pas absente. La Russie ne voit pas d’un bon œil la propension d’Alger à la soumission aux pressions américano-européennes. Elle est tout aussi mécontente de la frilosité algérienne à honorer l’énorme contrat d’armement entre les deux pays. Moscou a réagi par un approfondissement graduel des relations avec Rabat qui s’est traduit par une hausse sensible du volume des échanges commerciaux et une implication croissante du Maroc dans l’importation du pétrole russe, tant et si bien que certains médias évoquent un rôle supposé du Maroc dans la vente de ce pétrole à l’Europe.
Le donnant-donnant
L’ambigüité de cette situation explique en partie la réserve algérienne sur la nature de la visite du président Tebboune à Moscou, tendant à passer sous silence les questions militaires dans l’agenda de la visite alors qu’elles constituent la charpente de la coopération stratégique approfondie. L’image que l’on s’est évertué à vendre de cette visite est celle des investissements, avec un zoom particulier sur la grande délégation d’hommes d’affaires, qui accompagnent le président Tebboune et les perspectives que leur rencontre avec leurs homologues russes pourrait ouvrir devant l’investissement en Algérie. Un leurre que la presse russe a vite fait de d’éventer en évoquant le partenariat militaire stratégique entre Moscou et Alger et que le président algérien a divulgué à sa manière maladroite dans son laïus devant Vladimir Poutine en parlant, certainement malgré lui, de la Russie comme le garant de l’indépendance de l’Algérie. Un coup à la force de frappe et la superbe algérienne habituelle.
Mais deux questions fondamentales, qui reflètent au fond les enjeux de chaque partie, ont été reléguées avant la visite au second plan, au milieu de spéculations sur l’éventualité de leur examen. La première tient au fait que l’Algérie cherche désespérément un large soutien de la Russie pour son admission dans le bloc des «BRICS» (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) comme espace de déploiement économique et bouffée d’air diplomatique. La seconde se rapporte au souci de la Russie de voir l’Algérie jouer un rôle géostratégique plus grand pour soutenir ses intérêts vitaux stratégiques. Moscou attendait également de l’Algérie, et tout indique qu’elle l’a obtenu, de maintenir le juteux contrat d’armement pour s’assurer une importante liquidité financière qui contribuerait au financement de sa guerre en Ukraine et de parachever son «opération spéciale».
L’Algérie a bien essayé de cacher qu’elle ne répugnait pas à jouer ce rôle, surtout après les évolutions de ses relations stratégiques avec la France à l’instigation du tandem Macron-Tebboune. Sous l’effet des pressions occidentales, l’Algérie a hésité à s’afficher comme l’allié stratégique de Moscou en Afrique du nord et au Sahel et à être fichée comme tête de pont de la présence russe dans ces régions et au-delà, en vue de s’assurer un point d’ancrage pour concurrencer la compétition occidentale, et notamment la présence française, en Afrique de l’Ouest.
Moscou a-t-il ce qu’Alger cherche, et vice versa ?
C’est un secret de Polichinelle, avant cette visite, Abdelmadjid Tebboune n’avait pas la cote à Moscou, et ne l’aura probablement pas après. Les tergiversations algériennes non plus ne sont pas pour plaire à la Russie. Ces deux faits on les retrouve déjà leur manifestation, sur le plan protocolaire, dans la qualité de l’accueil réservé au président algérien à son arrivée à l’aéroport, sachant que sa rencontre avec son homologue russe Vladimir Poutine a été repoussée au dernier jour de sa visite.
L’enjeu de cette visite a été finalement le rapprochement des agendas d’Alger et de Moscou, en ce sens que l’Algérie cherche, au-delà de la coopération militaire traditionnelle, à tirer profit de l’expertise russe en matière d’énergie, de technologie, de prospection gazière, de sécurité cybernétique, d’agriculture et de tourisme.
Alger semblait tiraillé – l’est-il encore ? -, entre deux options : exploiter sa relation stratégique avec Moscou pour amener la France à respecter son engagement d’alléger les pressions occidentales ou s’investir complètement dans sa relation stratégique approfondie avec Moscou qui lui permettrait, d’une part, un soutien total pour une adhésion aux BRICS et, d’autre part, un engagement stratégique favorable de la Russie à la position algérienne au sujet de la question du Sahara, aux dépens de la position du Maroc. En partie, à en croire la presse russe, ces objectifs ont été atteints.
La Russie, pour sa part, malgré ses besoins et ses promesses, se gardera, méfiante à l’égard de la versatilité d’Alger, de griller toutes ses cartes de négociation au point de lui servir d’allié stratégique dans la région, mais elle essaie de ménager l’Algérie, même en sachant que cette dernière ne pourrait répondre à ses attentes, notamment en terme de gestion d’équilibre avec le Maroc voisin.
Sur le papier, les résultats de la rencontre Tebboune-Poutine sont importants. Le partenariat stratégique approfondi a été reconduit. Abdelmadjid Tebboune s’est aventuré à évqué la dédolarisationdes échanges. Mais à terme, ils peuvent se révéler assez fragiles en comparaison avec les attentes des deux pays. La Russie ne pourrait signer un chèque en blanc pour garantir à l’Algérie une adhésion aux BRICS sans disposer des conditions préalables, pas plus qu’elle ne saurait aller plus loin pour répondre aux attentes d’Alger sans la conclusion effective du contrat d’armement. Un armement dont la campagne ukrainienne de la Russie n’a pas été probante.
Les deux parties cherchent probablement une formule en matière de coopération militaire, de telle sorte à la doter d’une éventuelle carte de pression dans ses négociations ultérieures avec Paris, compte tenu du besoin urgent de l’Algérie à reprendre ses rapports avec la France en vue d’améliorer sa position dans la gestion du conflit avec le Maroc et satisfaire ses besoins en investissements pour la mise à niveau de son économie chancelante. En contrepartie, la Russie bénéficierait de l’élargissement du domaine des échanges commerciaux, le respect des achats, fut-ce partiellement, des armes russe, mais en assurant le service minimum en matière de coopération, Moscou devant se garder de fournir l’expertise qui allègerait la dépendance de l’Algérie, ou de concurrencer ses produits énergétiques ou d’aider l’Europe à s’affranchir de la dépendance au gaz et au pétroles russes.