Un Salon du Livre hors zone – Par Bilal Talidi

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Les institutions étatiques et les ministères sont devenus passionnés par la location de vastes stands, équipés et coûteux, qui ne présentent aucun livre significatif, sauf quelques rapports remplis d'images de mise en scène. Cela montre ce qu’a de fallacieux l’argument de « l'espace restreint » justifiant le refus du ministère de la Culture d'accorder des autorisations à de nombreuses maisons d'édition

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Alors que la 29e édition du Salon international du livre à Rabat (10 au 19 mai) vient d’ouvrir ses portes, une question sérieuse relative au projet culturel sur lequel travaillent de nombreuses institutions de l'État, dont le ministère de la Culture, s’impose : Comment accompagner l'ambition de l'État, ses visions et aspirations, et tenter de faire face aux nombreux défis qui l'attendent en les analysant et en les anticipant, tout en préparant la société à s'engager pour remporter ces combats ?

Car le projet culturel ne consiste pas simplement à ouvrir le débat entre les intellectuels marocains qui représentent différentes sensibilités et reflètent la pluralité de leur société, ni seulement à rassembler le bilan des productions écrites de cette année, ni simplement à représenter un espace d'ouverture sur le monde arabe, islamique, africain et international. Bien que ces objectifs soient centraux pour toute influence culturelle, les préoccupations du projet culturel sont d'un autre ordre : accompagner l'ambition de l'État, ses visions et aspirations, et tenter de faire face aux nombreux défis qui l'attendent en analysant et en anticipant, tout en préparant la société à s'engager pour remporter ces combats.

Les vraies questions

Lors des précédentes éditions du Salon, notamment sous ne nouveau ministre, la question culturelle était complètement absente, remplacée par ce qu'on appelle des couvertures culturelles. Le programme culturel incluait tout ce qui concerne les nouvelles publications, notamment dans le domaine de la littérature, des contes, des romans et de la poésie, mais manquait largement de débats politiques et intellectuels liés au projet culturel marocain. Quelle culture pour quelle société ? Quels sont les enjeux culturels auxquels est confrontée la société afin qu'elle puisse soutenir, ou du moins comprendre, les visions et les aspirations stratégiques de l'État ?

Pourtant au cours des dernières années, cinq grands défis culturels ont émergé :

La question des références et la garantie de la cohésion sociale (Code de la famille, Code pénal).

La question de l'étendue en profondeur africaine : quel modèle culturel pour faciliter cette transition stratégique ?Le modèle marocain de solidarité (Covid-19, tremblement de terre d'Al Haouz).

Le modèle marocain de gestion des relations diplomatiques, que ce soit avec les grandes puissances (Allemagne, Espagne, France), les zones de crise (Libye, région du Sahel), les régions en quête de développement (continent africain), ou même avec les adversaires de l'unité territoriale (Algérie).

Et, enfin, le modèle culturel marocain pour la sécurité dans toutes ses dimensions.

Malheureusement, ces questions, qui auraient dû être des sujets principaux dans toute activité culturelle impliquant intellectuels, experts et spécialistes, pour que les résultats de ces événements soient une matière fertile pour les débats médiatiques et l'éducation sociétale, ont été éclipsées par des questions périphériques, noyées dans l'égocentrisme, suivant les "égoïsmes" des intellectuels et leurs projets personnels. En fin de compte, cette grande manifestation ne génère rien d'autre qu'un éclat superficiel, bientôt démenti par les plaintes des éditeurs concernant le manque de ventes et l'envahissement des salons par les élèves du primaire et du collège, qui n’est pas en soi une mauvaise chose, bien au contraire, pour ne pourrait suffire en gonflant les statistiques de fréquentation.

Les fausses préoccupations

La nouveauté cette année ne concerne pas seulement l'absence de ces débats qui relient la société aux préoccupations et aux défis de l'État, et qui fusionnent les efforts des intellectuels pour combler le fossé entre les aspirations du Maroc en matière de décollage et les défis qui l'empêchent d'atteindre les plus hauts niveaux de succès dans cette mission. 

Le problème réside dans la prévalence du phénomène de l'exhibition culturelle. Avec l'espace limité offert par le Salon de Rabat par rapport à celui de Casablanca, les institutions étatiques et les ministères sont devenus passionnés par la location de vastes stands, équipés et coûteux, qui ne présentent aucun livre significatif, sauf quelques rapports remplis d'images de mise en scène. Cela montre ce qu’a de fallacieux l’argument de « l'espace restreint » justifiant le refus du ministère de la Culture d'accorder des autorisations à de nombreuses maisons d'édition. Le recours à une politique d'alternance avec les maisons d'édition locales et étrangères - celles qui participent cette année ne participeront pas à la suivante, et ainsi de suite – est un sédatif qui ne peut dissimuler les insuffisances de ce Salon, tant sa vocation n’est pas de servir de marchepieds à la communication institutionnelle au détriment de la culture. On arrive au final à un salon hors zone, déconnecté de la culture.

Les institutions publiques occupent de larges espaces contre une consistante augmentation des frais de location des stands, seulement on ne savait pas que la rentabilité, par l’argent public qui revient aux caisses publiques, était la vocation première de ce Salon où la culture de l'exhibition a éclipsé toute préoccupation culturelle sérieuse.

Il y a un autre phénomène qui mérite d'être mentionné, lié aux « créatures culturelles » qui peuplent le ministère de la Culture, qui participent à toutes les manifestations et font office de décor pour les participations du ministère aux salons internationaux. Elles sont présentes chaque année, même si elles ne produisent pas de nouvelles publications justifiant leur invitation.

Les vieux débats

Au moins auparavant, le projet culturel était absent, mais le slogan « Ne mécontentons personne » était présent. Chaque sensibilité intellectuelle avait sa part de représentation, tout en ouvrant le débat pluraliste sur des questions actuelles.

Il est vrai que Mohamed El Asrihi, Mohamed Berrada, Hassan Aourid, Abdellah Saaf, Abdellatif Laâbi, Abdelghani Abu Al-Azm, Saïd Yaqtine, Moubarak Rabiî, Kamal Abdel Latif, et d'autres sont présents à cet événement culturel international, mais ils ne reflètent pas toute la diversité culturelle marocaine, car la majorité d'entre eux représentent un seul courant. De plus, les débats dans lesquels ils ont été invités à s'engager concernent d'anciens problèmes qui ne sont plus d'actualité. La question de la relation entre le projet culturel et la démocratie est importante, mais appartient à un temps révolu. 

Aujourd'hui, le monde est préoccupé par la question culturelle et la capture des opportunités de montée en puissance, indépendamment du modèle de gouvernance. De même, la question de la renaissance pour le Maroc est une vieille question, car le Maroc se concentre sur l'accompagnement de sa politique pour saisir les opportunités et s'élever à travers un projet culturel que la société adopte et qui soutient la politique du Maroc en matière d'expansion et de rayonnement civilisationnel, et ne s'intéresse pas aux questions classiques de la renaissance.

Ce qui est frappant dans les titres du programme, c'est qu'ils concentrent encore les stigmates du passé, à l'époque où l'on réfléchissait au « Maroc possible », au « Rapport du Cinquantenaire » et au « Maroc pluriel », désormais obsolètes. Ils ont été suivis par le « Maroc solidaire », le « Maroc du modèle de développement », et aujourd'hui, un grand titre prédomine : « Le Maroc de l'ascension, de l'expansion et du rayonnement ». Mais le programme culturel ne semble pas suivre ces évolutions, ni vraiment comprendre les intentions de l'État et son besoin d'un projet culturel que les intellectuels élaborent pour mobiliser la société, garantir sa cohésion et accroître sa motivation à s'engager pour réussir ce  chantier civilisationnel.