USA : RATAGE DU SIECLE ET CONTINUUM STRATEGIQUE

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Donald Trump A bord d'Air Force One le 28 août 2020

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Pendant une semaine où le temps américain s’est accéléré, la majorité des Terriens se sont mis à vibrer plus qu’auparavant au rythme des fuseaux horaires de l’Etat-continent. Sans en avoir conscience ou même sans en avoir connaissance, ils se sont appliqué l’édit de Caracalla, devenant, par la magie cathodique et l’information en temps réel, citoyens américains. Mais un édit de Caracalla au rabais puisqu’aucun de ces Terriens ne peut voter aux élections que par la moindre foi, le cœur. Pour ou contre Trump. 

L’édit de Caracalla, du nom de l’empereur romain né Lucius Septimius Bassianus, c’est l’Acte par lequel celui-ci a accordé en 212 la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’empire pour renforcer son pouvoir sur Rome. Il en a fait, dit-on, les égaux en droits et en devoirs des Romains. 

On ne connait pas tous les tenants et les aboutissants de cet édit découvert tardivement et partiellement, mais c’est ce que, d’une certaine manière, beaucoup attendaient des Etats Unis d’Amérique à la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union Soviétique. Tout à la joie d’un souffle de liberté que l’on croyaient irrésistible, on s’est mis à espérer une Amérique mettant enfin à profit son triomphe et sa puissance sans rival pour exercer un magistère moral naturel et vertueux sur le monde en traitant avec générosité politique l’humanité. Il aurait fallu qu’ils aient été capables de ne pas regarder tout ce qui n’est pas américain, au mieux, comme des êtres anhistoriques par le biais d’une politique d’hégémonie brutale et unipolaire que Donald Trump, décrié pour ses excès, et son America first n’ont fait qu’amplifier.

Le ratage du siècle

Cette « romanisation », un ancien officier des services français passé armes et bagages aux Américains l'appelait de ses vœux dans un échange épistolaire avec Régis Derbray*, mais la limitait au vieux continent qui aurait dû, à ses yeux, former avec les Wasps de l'Amérique les Etats Unis d’Occident. En vain. Dans Le naufrage des civilisations**, Amin Maalouf va plus loin, mais dans une perspective différente, et regrette que les Etats Unis d'Amérique, que tout – leur soft comme leur hard power - prédisposait, n'aient pas été à la hauteur de ce rare moment de l'Histoire.

La donne n’étant plus d’actualité, ces deux références ne sont utiles que pour aider à comprendre le précipice vers lequel le monde, avec ou sans Trump, se dirige. Le comeback de la Russie et surtout l’émergence de la Chine ont changé la configuration de l’échiquier international, aidant les élites de Washington à enterrer un peu plus la sublime idée, enfantée par la fin de la guerre froide, d’une concorde mondiale comme seuls des utopistes pouvaient en rêver. Mais dès 2003, Robert Kagan, l’un des théoriciens du néoconservatisme américain qui a dégénéré en trumpisme, les réveillait sans ménagement en annonçant le retour à la case départ. Pour beaucoup de stratèges américains, républicains comme démocrates, écrit-il, «une confrontation avec la Chine serait sans doute inévitable dans les deux prochaines décennies »***.  Fin du rêve. 

Plus tard dans l’histoire, dans quelques décennies ou dans un siècle, les historiens américains auront tout le temps d’épiloguer sur le ratage historique de la fin de la guerre froide. Car nul besoin d’être un khaldounien émérite pour savoir que toute civilisation a une fin qui est souvent plus le fait des méprises des puissants sur leur puissance que d’une mise à genoux par leurs adversaires.

Le grand chaud

D’ici là savourons l’instant d’un dépouillement des votes qui souffle le chaud et le froid, et contemplons ce show, 14 milliards de dollars, comme seuls les Américains savent en produire, rivant sur eux les regards du monde entier, qui espérant une reconduction de Trump, qui souhaitant une victoire de Biden sans aucune certitude qu’il sera meilleur pour le reste du monde. ( Lire l’article de Gabriel Banon)

Pour ma part, alors qu’au moment où j’écris les chances de Trump s’amenuisent, j’aurais bien aimé que Donald rempile. Etonnant, je le concède. Mais, vous ne le croirez peut-être pas, j’ai trois raisons raisonnables de le vouloir. 

La première raison relève plus de l’humeur. Sa victoire, de plus en plus improbable, enquiquinerait l’Europe qui vote de ces pieds et de ses mains Biden. Et on ne serait pas étonné d’apprendre un jour que dans le secret des confessionnaux, les chefs d’Etat européens ont allumé des cierges à la gloire du la Trinité pour qu’elle les débarrassent d’un président américain qui faisait peu de cas de leur cas, les traitant de la même manière qu’ils sous-traitent, sans se remettre en cause, les femmes et les hommes des contrées périphériques. 

La deuxième raison est des plus sérieuses. Sous l’administration Trump, le Maroc a eu moins de problème à l’ONU sur un dossier qui nous tient à cœur, le Sahara. Un confort diplomatique que Rabat a rarement connu avec les administrations démocrates, voire républicaines. Une attitude que même le passage chaotique de John Bolton comme conseiller à la sécurité entre 2018 et 2019, dans lequel Alger avait placé tous ses espoirs, n’a pu modifier. Tout au plus a-t-il réussi à ramener le mandat de la Minurso à six mois au lieu d’un an, vite oublié dès qu’il a quitté l’aile ouest de la Maison Blanche. (Voir l’article de Gabriel Banon)

La troisième raison enfin est que Trump ou Biden c’est the same game. C’est encore Robert Kagan qui attire l’attention, dans le même ouvrage, sur le continuum de la politique étrangère des Etats-Unis. La « nouvelle stratégie de sécurité nationale », agressive, adoptée par Georges Bush au lendemain des attentats du 11 septembre, fut considérée par beaucoup comme une réponse à ces attentats. Il n’en est rien. Cette « nouvelle stratégie », écrit-il, « n’est qu’une réaffirmation des politiques américaines qui remontent à un demi-siècle ». Autant affirmer que Joe Biden à la Maison Blanche changerait tout au plus la manière sans rien toucher à l’art. Dans ce registre, entre républicains et démocrates il n’y a que la couleur qui varie, l’avantage de Trump étant d’être direct et parfois drôle. 

De plus, qu’il quitte la présidence à son corps défendant ou contraint et forcé, tout le monde s’accorde sur le même constat : le trumpisme n’est pas un accident de parcours. C’est aujourd’hui un phénomène bien ancré aux Etats-Unis. Sinon comment expliquer qu’il ait gagné plus de cinq millions de voix par rapport à son score de 2016, cependant que les républicains conservent le Sénat et prennent des postes aux démocrates à la Chambre des représentants. Si sa défaite se confirme, il laissera derrière lui une Amérique fracturée dont il n’aura été en définitive que le symptôme et la face (trop) visible de l’Iceberg.

*L'Edit de Cracalla ou le plaidoyer pour Des Etats-Unis d'Occident  - Régis Debray – Fayard

** Le naufrage des civilisations - Amin Mallouf - Grasset

***La puissance et la faiblesse, Les Etats-Unis et l'Europe dans le nouvel ordre mondial - Robert Kagan - Plon 

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