Culture
Vous avez dit ''Arabizi ?''
Quel auteur arabe arriverait à réussir le miracle d’écrire un chef d’œuvre littéraire en usant de phrases comme « kif dayr m3a l9krya »?
Au Quid, on savait que Abdejlil Lahjomri avait un sens de l’humour dont il use cependant avec parcimonie, au deuxième voire au troisième degré. Mais que le vénérable Secrétaire perpétuel de l'Académie du Royaume fasse dans la raillerie sarcastique, voilà qui est inattendu. C’est pourtant ce qu’il fait dans cette chronique où il s’insurge contre les tentatives de faire de l’arabe des textos, en caractères latins soutenus par des chiffres, le nouvel arabe qui rendrait caduc en nos terres le débat entre authenticité et modernité. Francophone accompli mais aussi arabophone parfait, rien que l’idée que l'on puisse prétendre que l’Arabizi, nom de cet arabe bâtard qui reproduit l’anecdote du corbeau qui voulait imiter la démarche de la colombe, pourrait inspirer un jour romans et romances, le révulse. Et de ses gonds il sort pour dire idiot ou pérnicieux celui qui croit que l’Arabizi serait un jour le vehicule de la modérnité arabe. Foi d’un gardien du temple. ‘
En effet, ils l’ont dit ce mot barbare et laid, et l’ont, semble-t-il, employé depuis quelques années déjà, pour désigner « un nouvel arabe », une nouvelle langue écrite pour « communiquer sur Smartphones, (et) qui a permis aux jeunes générations de s’approprier leurs affects et leurs aspirations ». « C’est surtout une forme écrite de l’arabe née du développement des appareils électroniques qui n’avaient pas de clavier arabe. Les utilisateurs ont donc transposé l’alphabet arabe en alphabet latin. Et quand ils ont buté contre des sons sans équivalent ils ont introduit des chiffres ». Cela a donné une expression insolite fabriquée par la jonction de « arab » et « easy ». J’emprunte ces informations et ces définitions au chercheur français Yves Gonzalez-Quinjano, militant de la cause de cette langue, qui a publié une intéressante étude intitulée « les Arabités numériques ». La thèse qu’il propose est séduisante mais non convaincante. Il affirme qu’en passant à l’alphabet latin, l’Arabizi rend la langue écrite plus accessible. « C’est, dit-il, une modification fonctionnelle, mais de portée symbolique majeure ». Il n’hésite pas à ajouter « qu’avec l’Arabizi le débat entre authenticité et modernité est caduc ». Il récuse la thèse que la cinéaste jordanienne Dalia Al Kury défend dans son film appelé justement « Arabizi » et qui présente cette langue comme un simple phénomène de mode, ou l’équivalent du franglais qui n’en déplaise à René Etiemble n’a, jadis, jamais constitué un danger pour la langue française. Cet Arabizi-là, Monsieur le professeur Yves Gonzalez-Quijano, ne sera pas aujourd’hui la langue de la modernité dans le monde arabe. Il se manifeste en plusieurs « Arabizi », reflets des variations de dialectes régionaux dans ce monde et se révèle d’une pauvreté désespérante et souvent agaçante. Serait-ce le lieu ici de rappeler que ce n’est pas la première fois, en tout les cas au Maroc, que s’est opéré le passage à l’alphabet latin ? Sous le protectorat dans ce pays toute une science, « la dialectologie », l’avait réalisé sans qu’on ait recours à des chiffres. Cette science avait ses savants, ses chercheurs, ses grammairiens, ses manuels, ses contes….
Les dialectes marocains dans leurs variations régionales à partir d’un tableau ingénieux de transcription s’écrivaient aisément en caractères latins. Ils étaient enseignés grâce à cette transcription dans les collèges et lycées. On donnait le choix aux élèves « indigènes » à l’examen du baccalauréat entre le dialectal et l’anglais. Souvent ceux qui choisissaient leur langue maternelle réussissaient moins bien que ceux qui avaient choisi de composer dans la langue de Shakespeare. Ce qui n’était sous le protectorat qu’un frein pour ralentir l’entrée de ces pays dans la modernité, ne pouvait devenir par la grâce d’une nouvelle transcription numérique fragile et des inventions frénétiques des Smartphones un accélérateur de la modernité. Yves Gonzalez a raison de comparer cet « Arabizi » à ce que fut la « lingua franca » du pourtour méditerranéen tout au long du XVII et XVIII siècles et que Jocelyne Dakhlia a magistralement étudiée. Elle ne fut toutefois qu’une langue « marchande », une langue « portuaire », qui ne portait en elle aucune espérance culturelle, civilisationnelle. L’ « Arabizi » c’est cela : un outil linguistique utile, de communication immédiate, peu raffiné, inélégant, sans distinction aucune, apoétique, une mauvaise langue, et donc un mauvais arabe.
Quel auteur arabe arriverait à réussir le miracle d’écrire un chef d’œuvre littéraire en usant de phrases comme « kif dayr m3a l9krya » laoreed » « ma biddi » et comme exemple de dialogue
- « what’s man, weenek ?
- kount fi school El Youm »
Je veux bien comme le dit ce chercheur que l’Arabizi soit la langue qui aide à déconstruire la langue de l’élite traditionnelle, à déconstruire celle qui enferme les esprits et clôture la pensée, qu’elle bouscule l’autorité ancestrale mais de grâce ne me dîtes pas qu’elle sera la langue d’une culture universelle de langue arabe. Dîtes-moi qu’elle peut être la langue du Rap, du Slam et du Sha3bi, une langue éphémère, mais ne me dîtes pas que c’est cette langue là que je devrai enseigner à mes enfants et à mes élèves et que c’est cette langue-là qui sera demain la langue de leur modernité arabe.
Qu’avaient-ils dit, « Arabizi » ?