Culture
Avec Achaari, ‘’les complexités de l’être humain et ses luttes avec sa réalité’’ font leur entrée à l’Académie du Royaume – Par Abdejlil Lahjomri
Le secrétaire perpétuel de l'Académie du Royaume lors de son discours de présentation du nouveau membre de l'Académie Mohamed Achaari, Rabat 23 janvier 2025
Par Abdeljlil Lahjomri
Deux nouveaux membres résidents de l’Académie du Royaume du Maroc ont été investis, mercredi à Rabat, dans le cadre de la nouvelle réorganisation de la prestigieuse institution. Les deux nouveaux académiciens Mohammed Noureddine Affaya et Mohammed Achaari, ont été décorés de l’insigne officiel de l’Académie et ont prononcé des leçons d’investiture qui relèvent de leurs domaines de spécialisation.
Dans sa leçon d’investiture, intitulée "La langue et la littérature: choix et résistance", M. Achaari a indiqué que sa relation avec la langue se caractérise depuis le début par "une combinaison d’acquisition et de perte", à savoir l’acquisition de lettres, d’alphabets et de mots sacrés et la perte d’un oralisme sauvage qui réside à la frontière entre le sensuel et le spirituel, entre la mémoire et l’imagination. Le présentant dans son discours d’accueil, le secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, Abdejlil Lahjomri, a relevé que le thème de la leçon d’investiture de Mohamed Achaari, « croise de nombreuses problématiques qu’il a évoquées en introduction, en insistant sur la conception de la littérature comme un choix libre et une résistance active. Cela confirme, a-t-il précisé, que la littérature ne se réduit pas à une simple création linguistique, mais qu’elle exprime les formes les plus élevées de liberté intellectuelle. En voici le texte qui bien mieux qu’un discours offre une lecture critique subtil dans le le parcours et la production littéraire de Mohamed Achaari, ‘’l’une des voix poétiques marquantes de la génération des années 1970’’.
Un parcours riche en créativité littéraire et en engagement intellectuel est celui de Mohammed Achaari. Après avoir étudié le droit et l'administration, Mohammed Achaari s'est tourné vers la littérature et le journalisme. Il a travaillé dans la presse politique et culturel, assumant la rédaction en chef de plusieurs suppléments culturels, journaux et magazines, parmi lesquels Al-Balag Al-Maghribi, le supplément culturel du journal Al-Ittihad Al-Ishtiraki, et la revue Afak.
L’une des voix poétiques marquantes de la génération des années 1970
Il a été élu membre du bureau central de l'Union des écrivains du Maroc en 1976, puis président de cette même union pendant trois mandats consécutifs, de 1988 à 1995. Mohammed Achaari s'est engagé très tôt dans la lutte politique, ce qui l'a conduit à occuper des responsabilités partisanes et syndicales, puis à se présenter à des élections locales et parlementaires. Il a également occupé le poste de ministre de la Culture de 1998 à 2000, puis celui de ministre de la Culture et de la Communication de 2000 à 2002, avant de redevenir ministre de la Culture de 2002 à 2007.
Mohammed Achaari est considéré comme l'une des voix poétiques marquantes de la génération des années 1970. Il a publié son premier recueil de poésie, ‘’ صهيل الخيل الجريحة (Les hennissements des chevaux blessés), en 1978 à Bagdad, suivi de quatorze autres recueils, parmi lesquels"عينان بسعة الحلم" ؛ "سيرة المطر"؛ "أجنحة بيضاء في قدميها"؛ "جدران مائلة"؛ ( Des yeux vastes comme un rêve, Biographie de la pluie , Des ailes blanches sur ses pieds, et Murs penchés). Ses poèmes ont été traduits en espagnol, français, anglais, italien et russe. Depuis les années 1990, il s'est également consacré à la prose, publiant des nouvelles et des romans, dont "يوم صعب (Un jour difficile), suivi de son premier roman جنوب الروح (Sud de l'âme). Parmi ses autres romans, "القوس والفراشة" L'arc et le papillon) a remporté le Prix international du roman arabe (Booker arabe) en 2011 et a été traduit en anglais, italien et espagnol. Il a ensuite publié "علبة الأسماء"؛و" ثلاث ليال"؛ و"العين القديمة" ," من خشب وطين"؛
(La boîte des noms, (Trois nuits), L'ancien œil, De bois et d'argile), ainsi qu'un recueil de nouvelles intitulé "الخميس (Jeudi), publié en 2024. Mohammed Achaari a également reçu le Prix international de poésie Argana en 2021.
La littérature, un espace d'invention et de production de significations
La littérature n'est pas seulement un moyen d'expression ou une forme de beauté esthétique. Elle est une pratique cognitive capable de produire des idées, comme l'a montré Pierre Macherey dans son étude ‘’À quoi pense la littérature ?’’ en posant la question de savoir si la littérature pense, et si oui, quelle est la nature de cette pensée. Répondre à cette question dépasse la conception traditionnelle qui réduit la littérature à un reflet de la réalité, pour la considérer comme un acte intellectuel basé sur le langage, un outil créatif qui redessine le monde selon une vision esthétique et intellectuelle dépassant l'expérience sensorielle directe.
Ainsi, la littérature devient un espace d'invention et de production de significations et d'interprétations nouvelles, visant à approfondir et à élargir l'horizon de la pensée humaine. En ce sens, on peut dire que la littérature pense à sa manière, différente de la pensée philosophique directe. La pensée littéraire n'est pas une simple construction abstraite, mais une capacité à saisir les complexités de l'existence et à les incarner dans une expérience mentale qui ouvre au lecteur des espaces d'interprétation et de création de sens.
De ce point de vue, la littérature ne rivalise pas avec la philosophie dans la formulation des concepts, mais éclaire les zones que la pensée philosophique pourrait négliger, en s'intéressant aux détails subtils et aux questions implicites. Elle crée ainsi un espace cognitif indirect où l'esthétique se mêle à l'intellect. Par conséquent, la philosophie scolastique du Moyen Âge considérait la noétique comme l'étude de la manière dont l'objet produit la pensée. Ce choix permet de considérer les textes littéraires comme des expressions symboliques porteuses de dimensions intellectuelles, mettant en évidence la relation dialectique entre la pensée et la réalité, ce qui en fait un domaine fertile pour l'interprétation philosophique et la créativité intellectuelle.
Il dépeint l’impasse de l’homme face au temps, son angoisse face à la mort ou sa quête de sens, mais il le fait à travers l’imaginaire, qui confère aux idées une dimension humaine. Cette introduction constitue un point de départ pour dégager certains traits de l’écriture littéraire de Mohammed Achaari, en lien avec le renouvellement de la langue et l’innovation d’expressions capables de reconstruire les relations entre les mots et les idées, tout en renforçant leur capacité à transmettre les expériences humaines dans toute leur diversité.
Ainsi, on peut dire que l’expérience littéraire de Mohammed Achaari, notamment dans les domaines de la poésie et du roman, incarne un parcours intellectuel et esthétique où la créativité se mêle à la réflexion philosophique. En poésie, la langue acquiert de nouvelles dimensions, dépassant ses limites traditionnelles pour recréer une perception de l’existence à travers des rythmes subtils et des images condensées. Dans le roman, l’histoire devient un miroir reflétant les complexités de l’être humain et ses luttes avec sa réalité et ses interrogations existentielles, ce qui lui confère une profondeur qui va au-delà de la narration pour atteindre des niveaux plus vastes de pensée et d’invention de mondes possibles.
La littérature, un acte créatif qui reformule la réalité
Dans la littérature de Mohammed Achaari, on perçoit un dépassement de l’interprétation superficielle des contextes sociaux et historiques qui entourent ses textes. L’écriture, chez lui, s’élève au rang d’un acte créatif qui reformule la réalité à travers une vision esthétique et intellectuelle unique. L’écriture n’est pas qu’un simple exercice stylistique ou un jeu de langage ; c’est un moyen de comprendre en profondeur les relations qui lient l’individu au monde. Ainsi, les mots et les images deviennent un outil révélant l’essence de l’expérience humaine lorsqu’ils se libèrent des limites de la simple transmission ou de la symbolique pure, pour ouvrir un horizon réflexif qui dépasse l’apparence pour atteindre les profondeurs du sens.
Peut-être Mohammed Achaari conviendra-t-il, si je dis que pour lui, comprendre la poésie consiste à exprimer le moment présent avec ses émotions et visions, et non à simplement évoquer le passé ou anticiper l’avenir. Il capte dans ses recueils de poésie des instants éphémères qu’il transforme en expériences esthétiques, plutôt que de se limiter à une simple reproduction d’un univers symbolique rempli d’hypothèses et de prédictions. Dans cette optique, la langue littéraire s’élève à un être vivant, façonné par une interaction profonde entre cultures et expériences humaines. Elle est bien plus qu’un simple moyen de représenter la vie : elle est la vie elle-même, dans son renouvellement et sa continuité, qu’il exprime en disant : « Ma relation personnelle à la poésie a changé avec tout cela. Je ne lui demande plus rien ; je suis devenu plus attentif à ce qu’elle me demande. »
Et peut-être que ce que la poésie lui a demandé avant tout, c’était de laisser sa voix se fondre dans le roman. C’est alors qu’il a trouvé, dans l’art narratif, qu’il s’agisse de la nouvelle ou du roman, un espace vaste pour réfléchir aux dimensions intellectuelles qui façonnent la relation de l’homme à la société. Cela s’est manifesté à travers l’évocation et le souvenir, la description et l’ironie, faisant de la narration un outil où le poétique et le narratif se fondent, lorsque les significations de la poésie se réalisent à travers le rythme et les images du roman.
La vie est meilleure lorsqu’elle conserve toute sa capacité à nous surprendre
En parcourant l'œuvre romanesque de Mohammed Achaari, de Sud de l’âme à De bois et d’argile, il devient évident que le roman n’est pas simplement un reflet glorifiant la réalité, mais un outil pour explorer la dynamique du changement et le mystère des instants échappant à l’emprise du temps. Sous cet angle, les romans d’Achaari ouvrent un horizon de réflexion sur la fragilité humaine et ses contradictions, en se concentrant sur des moments de transformation qui redéfinissent la mémoire et le sens face à une réalité en perpétuel changement.
C’est dans cet esprit que j’ai lu le roman La boîte des noms, où les aventures de ses personnages, dans leur bonheur comme dans leur tristesse, m’ont semblé n’être qu’un moyen de nous rapprocher d’une ville qui cache en son sein la pudeur, le mystère et les secrets. Ce qui distingue ce roman, c’est son hommage aux détails des lieux de Rabat, notamment la Kasbah des Oudayas, ce quartier qui a connu les troubles du passé tout en conservant ses traits anciens. Au cœur de ce quartier se trouve une maison délabrée, mystérieuse et abandonnée, qui fascine les personnages du roman par son charme mêlant vie et inquiétude. Ainsi, la ville de Rabat devient, dans ce roman, un horizon intellectuel reflétant désirs et frustrations, un gouffre où se sont englouties des identités perdues et où les ambitions de raviver une gloire andalouse révolue se sont dissipées à jamais, ne laissant qu’un souvenir lointain.
« La vie est meilleure lorsqu’elle conserve toute sa capacité à nous surprendre. » Cette réflexion, issue des personnages du roman L’arc et le papillon, nous rappelle que la vie perd une partie de son essence lorsqu’elle se réduit à la monotonie des attentes et à la répétition du familier. Les surprises, avec leur étrangeté et leurs possibles inattendus, ne sont pas de simples événements fortuits ; elles représentent un renouveau constant du lien entre l’homme et le monde, réinventant sa perception de soi et de l’existence.
La capacité à surprendre n’est donc pas seulement une source d’émerveillement, mais le fondement même de la vitalité de la vie : comment l’existence pourrait-elle se poursuivre sans ces instants qui nous étonnent et reconfigurent notre compréhension de la vie ? Et la force de la vie réside-t-elle dans sa capacité à nous surprendre, nous incitant à redécouvrir nous-mêmes et le sens de notre existence ?
Par sa capacité à surprendre, Mohammed Achaari transcende les limites de la narration traditionnelle, plongeant le lecteur dans des mondes où la vision se renouvelle et éveille en nous un questionnement. Ce questionnement nous fait comprendre qu’une vie sans étonnement est une vie dépourvue de son souffle vital, et que la véritable littérature est celle qui nous incite à découvrir le monde à nouveau… comme si c’était la première fois.
La leçon d’investiture de Mohammed Achaari est intitulée : Langue et littérature : choix et résistance. Le thème de sa leçon, à mon avis, croise de nombreuses problématiques que j’ai évoquées en introduction, en insistant sur la conception de la littérature comme un choix libre et une résistance active. Cela confirme que la littérature ne se réduit pas à une simple création linguistique, mais qu’elle exprime les formes les plus élevées de liberté intellectuelle. En ce sens, la littérature et la langue deviennent un outil d’émancipation de la pensée, des cultures et des identités, transformant l’écriture littéraire en une expression d’appartenance authentique ou en une contestation de celle-ci. Cela peut se faire soit par l’adoption d’une langue locale reflétant la spécificité de l’écrivain, soit par l’usage d’une langue universelle élargissant les horizons de l’expérience humaine.
Quels sont donc les moteurs qui poussent l’écrivain à choisir sa langue d’écriture, et comment ce choix traduit-il sa vision du monde et son identité culturelle ? Qu’est-ce qui rend l’interaction entre littérature et langue capable de résister à la désertification intellectuelle et à la stagnation linguistique ?
Aujourd’hui, je ressens une grande fierté de compter Mohammed Achaari parmi nous en tant qu’académicien éminent.