L'écran noir

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Noureddine Saïl : « une personnalité unique» (Le Roi Mohammed VI dans son message de condoléances).

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Whatsapp, mardi 1er décembre, 23 h 01’. « Bonsoir les Grands ! Après une semaine de […], j’ai fini par rejoindre notre opposant historique à HCZ. J’y suis en ce moment et je vous embrasse… » Les Grands, c’est un Cercle d’amis de cinq mousquetaires qui n’ont souvent pour épée que la plume. L’ « Opposant historique » est un ami déjà hospitalisé pour Covid-19 à l’Hopital Cheikh Zayd. Il est ainsi le Président, il aime accoler un surnom à chaque membre du groupe que certains, pas toujours bienveillants, ont surnommé par glissement sémantique de mauvais goût la « loge messianique ». Moi, par exemple, j’ai été anobli par le Président digne porteur du titre Prolétariat. A moi tout seul. Il trouvait que j’étais surexploité. Le Président, c’est bien sûr Noureddine Saïl. NS pour les amis. 

De l’autre coté du Watsapp, nous étions trois tétanisés. Pris dans les tenailles de la peur et de l’impuissance. Peur qu’à notre tour on tombe jusqu’à ce qu’on soient rassurés par des tests négatifs. Sans quitter l’angoisse. Impuissants pour nos amis qu’on ne peut visiter. Commence la longue attente, fixant cet étroit horizon qu’est le smartphone à l’affût des nouvelles. Le lendemain, 2 décembre, NS nous envoie comme chaque semaine Le Canard Enchainé en PDF. C’est rassurant. Deux jours plus tard, il commente le propos, on va dire de X, sur une chaine française, par un très litotique « Grandiose !». On ne sait si NS avait perdu le goût ou l’odorat, on n’a pas osé le lui demander, mais il n’avait rien perdu de son mordant. 

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, chaque jour plus angoissant que le précédent. Lundi 7 décembre, 18 h 13’, toujours sur ce désormais haut lieu virtuel de nos rendez-vous, Watsapp. Un message de l’Opposant historique : « Je quitte maintenant HCZ vers home. Hamdoulillah. Toute ma solidarité avec mon camarade NS qui reste 2 ou 3 jours pour finition. Que Dieu le protège ! Et nous protège tous ! ». NS rectifie : « Plus probablement 5 ou 6 jours ». A distance, on forme un cercle pour prier. J’envoie un message à l’Opposant historique alité chez lui, où j’emprunte au Roi Mohammed VI la première phrase de son discours au retour du Maroc à l’Union Africaine : « Il est beau le jour où l’on rentre chez soi ». 

Mardi 9 décembre, NS nous envoie Le Canard Enchainé, comme d’habitude. On est tous d’accord : Tant qu’il nous enverra Le Canard Enchainé… ! 

Le lendemain, je reçois la vidéo d’un entretien de NS avec Rachid Hallaouy sur l’Info En Face. La première question est, devinez, « Noureddine Saïl perdu et retrouvé ? » NS répond : « bof non, ça dépend du point de vue, non je ne m’absente pas, je m’occupe toujours autant et de choses qui me passionnent… » D’un seul débit, ce qu’il dit coule (de bonne) source. NS parle de la pandémie, du cinéma, de l’Afrique, un peu de télé, de l’enseignement, de l’éducation, des tablettes et smartphones qu’on met entre les mains des enfants. Pendant 52 mn il est dans l’exercice parfait de son art consommé, son regard intelligent sur la société et ses hommes, sa conception de la culture et dans la culture du cinéma, de sa mission inachevée à la tête de 2M,  de son engagement pour le 7ème art africain, un peu du festival de Khouribga, de l’enseignement et de la différence entre enseigner et éduquer… Jamais un mot plus haut que l’autre, juste entre les lignes pour celui qui devine, derrière quelques phrases pour celui qui sait, pas l’once d’une amertume. Et Dieu sait qu’il avait mille et une raisons d’en concevoir, à un moment de sa carrière sacrifié sur l’autel, sur l’autel de quoi déjà ?, allez, disons de la contingence et de la mauvaise conjoncture. NS résolument au-delà du modernisme, l’enseignant de philosophie qui s’en contentait, s’amusant des apprentis qui se proclament philosophes parce qu’ils enseignaient la philosophie, domaine où, disait-il, on ne peut l’être que si on a produit un concept innovant du monde, élaboré une doctrine, créé une méthode, appliqué à la vie la sagesse de la raison, insufflé du renouveau à la pensée… NS critique de cinéma et critique tout court, attaqué de toutes parts pour ce qu’il était, perdant rarement son flegme,  préférant en rire plutôt qu’en pleurer, les islamistes qui voulaient sa tête coute que coute, et croient avoir eu sa peau, les jaloux qui lui enviaient son intelligence et sa vaste culture, tranchant parce que entier, qui n’avait pas que des amis parce que n’avoir que des amis c’est être lisse et faux-C.. NS dont le Souverain, dans sa lettre de condoléances à sa famille, à ses amis et à ses admirateurs, a tout dit : « une personnalité unique qui était parmi les premiers fondateurs de la critique cinématographique au Maroc et ceux ayant contribué à la promotion de l'industrie cinématographique au Royaume, en tant qu'intellectuel et critique aussi bien qu'en tant que dirigeant d’institutions médiatiques et cinématographiques nationales et internationales », un homme « vertueux [qui] jouissait d'un grand amour et d'une grande estime », implorant le Très-Haut « de rétribuer amplement le défunt pour ses bonnes œuvres au service de sa patrie et de l'accueillir dans Son vaste paradis parmi les vertueux

Trois jours auparavant, un dimanche 13 décembre, toujours Watsapp, 13 h 59’, on entre dans la zone des fortes turbulences et de l’orage cytokine : « NS intubé ! ».

Watsapp encore, dans la nuit du mardi à mercredi, 00 h 19’ : « Notre ami NS a été rappelé à Dieu ce soir. Allah Ou Akbar. Nous sommes à Dieu et à lui nous retournons. Mes sincères condoléances ». Signé l’Opposant historique. Je réveille ma femme pour le lui annoncer. S’ensuit l’instant où tous les mots dans tous les alphabets perdent leurs sens. Où seul le silence a encore droit à la parole. Et les larmes. L’atterrement. Je regarde ma femme, et je me rappelle, Noureddine, quarante ans auparavant, quand tu as été demandé à son père, pour moi, la main de sa fille, ma femme. Je me demande ce que deviendront nos diners hebdomadaires, que tu as décrétés réglementaires, dont tu as été l’instigateur et le ferment, où à quatre avec l’inclassable Madiba, ou à cinq quand DA est au Maroc, à six quand JB est à Rabat, on était un cercle d’affects reliés par le désintérêt, autour d’une table de bêtises à rire de rien cependant que certains nous imaginaient comploter on ne sait quoi.  Je pense à ta toute première émission radio sur le cinéma, l’Ecran noir, de ma nuit blanche où j’ai vu repasser le temps d’une superproduction, ta vie, qui t’as permis de déployer tout ton talent. Etre ce que tu as été et tu seras. J’ai envie de te dire que tu nous manqueras, mais je vois déjà ton sourire narquois, et derrière les écailles de tes lunettes, tes yeux briller de malice, tes zygomatiques frémir, te retenant de rire de pareille jobarderie.  Allez, vas-y, dis-moi tout ce que tu penses de ce dernier mot.