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Le sanctuaire aux sept sépultures (3/4) Par Abdejlil Lahjomri
Sur la colline des mausolées, une sépulture atypique et anonyme se trouve en bonne compagnie aux côtés du Mausolée de de lala Fatima Regraguia et Lala Chama, un mystère à résoudre
Comme La mystérieuse stèle funéraire d’Abou Yacoub Youssef le mérinide, à laquelle Abdejlil Lahjomri a consacré une série de chroniques, republiées par le Quid à l’occasion de la réouverture, après sa restauration, du site archéologique de Chella (Cf. liens), les sépultures maraboutiques de Chella, l’ont intéressé pour ce qu’elles peuvent révéler d’indicible et d’indétectable à l’œil nue dans ce site millénaire. Le plus vénéré des « sept saints », Sidi Yahya Ben Younes, a ouvert cette nouvelle série de chroniques qui se poursuit aujourd’hui avec la recherche de qui était Yahya Ben Younès, dont le mystère s’épaissit au fur et à mesure qu’on avance dans l’histoire. Dans la première partie, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a introduit le sujet. Dans la deuxième il nous a entrainés dans ses interrogations sur les sept sépultures de cette citadelle hors du commun. Cette troisième partie nous mène à travers ce « saint » complexe et multi-identité, dans les strates de l’histoire du Maroc avant l’avènement sous les Idrissides de l’Etat marocain dans son essence actuelle.
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L’étude d’Émile Dermerghem intitulée Le Culte des saints dans l’Islam maghrébin semble incomplète concernant Sidi Yahia Ben Younes. Il évoque longuement un personnage à Oujda qui porte ce nom, le compare à un autre du même nom situé dans la banlieue d’Alger mais ne dit mot de celui de Chella. Ce qui est étrange est qu’il décrit cependant « un saint caché à l’existence problématique » comme celui de Chella, qui aurait été Jean-le-Baptiste, qui est enterré près d’une source qu’il aurait fait jaillir et que ce sont plus les femmes que les hommes qui visitent sa coupole funéraire (description en tout point similaire à celle que l’on pourrait faire du saint de Chella).
Quelle leçon d’histoire tirer de ce don d’ubiquité d’un personnage que l’on retrouve paré de l’identité de Jean-le-Baptiste, dans la région d’Oujda et dans celle de Chella ? C’est que ces régions furent à un moment donné de l’histoire peuplées de chrétiens. Cette première strate teintée de christianisme, c’est le prénom Yahia qui en est l’indicateur (Yahia c’est Jean en arabe).
L’insolite avec ce personnage est ce surgissement du nom de Jean-le-Baptiste aussi bien à Chella qu’à Oujda comme locataire d’un mausolée qui porte le nom de Yahia Ben Younès. Younès a d’autres sens que ceux du champ sémantique relevant du baptême. Comment se fait-il que cette survivance cultuelle, si elle n’apparaît apparemment dans aucun écrit, s’avère si prenante et si vivace dans la mémoire collective de deux régions si peu éloignées l’une de l’autre ?
Ibn Khaldoun, dans son كتاب العبر, faisant le récit de l’épopée de Moulay Idriss au Maroc écrit ceci :
ولما استوثق (أمر ادريس وتمت دعوته زحف الى البرابرة الدين كانوا بالمغرب على دين المجوسية واليهودية. والنصرانية مثل قندلاوة) وبهلوانة ومديونة وما زار، وفتح تامستا ومدينة شالة وتادلا، وكان أكثرهم على دين اليهودية والنصرانية فأسلموا على يديه طوعا وكرها وهدم معاقلهم وحصونهم
Les légendes de Chella proviennent du fin fond des âges, les plus récentes de la strate phénicienne ou carthaginoise. Le texte d’Ibn Khaldoun enseigne que la survivance « Jean-le-Baptiste », flottante dans la mémoire populaire, est la preuve d’une autre strate signalant la présence de populations chrétiennes à Chella. Mohamed Boujendar y souscrit sans conteste avec une condamnation qui appartient à l’air de son temps :
كانت مدينة شالة قبل اشراف النور الإسلامي بين أرجائها كسائر المدن المغربية كلها ظلمات كفر ومجوسية وكان الغالب على أهلها وسائر القبائل المجاورة لها هو دين النصرانية لكون العمال والامراء عليهم في دلك العهد كانوا من أعظم المتمسكين بآداب الديانة اللاهوتية.
Les fouilles de Jean Boube en apportent aussi la preuve archéologique. Marc Terrisse attire l’attention du chercheur sur « un (…) point mis en lumière par Boube et jusque-là négligé voire ignoré par les scientifiques qui se sont penchés sur l’histoire de Sala (qui) a trait au christianisme et aux éléments qui témoignent de sa présence sur le site. Parmi ceux-ci, Boube cite « deux lampes (…) timbrées de chrisme constantinien, provenant de Tunisie, des pièces de vaisselle à thème chrétien ». Outre ces objets exhumés du centre monumental de Sala, la présence d’un édifice situé à l'ouest du capitole permet de corroborer cette présence du christianisme à Sala à la fin du Bas-Empire romain. Cet édifice se situe sur l’aire d’un ancien pressoir à olives et comprend une mosaïque datée du Ve siècle présentant une croix grecque. Il s’agissait vraisemblablement d’un édifice consacré au culte chrétien, probablement une chapelle ou une église de faibles dimensions.
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La deuxième partie du nom, « Younes », ferait allusion au prophète Jonas chez les chrétiens, mais aussi au prophète Jonas, diminutif Jon, chez les juifs, un des douze prophètes mineurs et que l’on dit prophète malgré lui. Comme survivance, cette strate est signe d’une troisième autre présence, une présence juive à Chella signalée aussi par Ibn Khaldoun. « Younes » est aussi prophète de l’islam, et ce sont les trois monothéismes qui se disputeront l’identité du locataire du sanctuaire de Chella dans une mémoire rebelle à l’oubli et à l’effacement. Il n’y a pas de preuve archéologique d’une présence juive à Chella. Il n’y a que cette seule survivance, « Younes » ou Jon, persistante dans cette strate de la mémoire populaire qui en témoignerait.
Cette mémoire qui n’oublie rien va s’ingénier à ajouter une quatrième autre signification à cette deuxième partie du nom de Yahia Ben Younes et faire apparaître une autre identité, celle d’un prophète barghwati qui parle et officie en langue berbère. Younes est un nom très usité chez les Barghwatas. Un des chapitres du livre « sacré » de cette dissidence religieuse ne s’intitule-t-il pas « Yûnus » ? Chella fut probablement la capitale de cet ensemble politique qui a duré presque quatre siècles et avait toutes les composantes d’un État (espace, système politique, croyance, armée, commerce et peut-être aussi diplomatie).
Les Idrissides et les Almoravides les combattirent en vain. Ce sont les Almohades qui les vainquirent. Parmi les rares signes de leur existence : le récit du géographe Al-Bakri et ce souvenir de ce curieux prophète qui s’est réfugié dans le patronyme de Yahia Ben Younes comme pour sauvegarder un substrat historique indispensable à l’écriture d’un récit national qui ne doit exclure aucune de ses strates dans la longue durée de son élaboration, résistant à toute éradication, aussi acharnée soit-elle.
A y regarder plus attentivement, on remarquera un duel latent, non déclaré à propos de ce nom : d’un côté une tendance fortement christianisante de Yahia Ben Younes, de l’autre une tendance plus fortement islamisante.
Les écrivains et historiens nationaux ne désignent à aucun moment Yahia comme Jean-le-Baptiste. Ils parlent uniquement d’un apôtre d’entre les apôtres. Ce sont les écrivains et les historiens de l’époque du protectorat qui, sollicitant le nom de Yahia que la mémoire populaire a retenu comme le nom d’un apôtre, précisent qu’il s’agit de Jean-le-Baptiste dans une tendance qui accentuerait le substrat chrétien de Chella. Dans une tentative légitime de récupération, les historiens nationaux ne nient pas ce substrat, affirmant qu’il s’agit bien d’un apôtre de Jésus-Christ, mais la mémoire populaire va attribuer à cet apôtre la prescience d’avoir annoncé la venue et l’apparition du prophète de l’islam. Elle en fera par conséquent un « musulman » avant l’heure.
Ce duel fut discret.
La polémique, par contre, qui opposera deux historiens nationaux à propos de l’identité réelle de ce saint si controversé, Mohamed Boujendar et Abdelhafid El Fassi, fut, elle, plus violente, plus brutale, plus agressive mais finalement vaine et n’aboutira pas à conclure ni à répondre à la question initiale : « Qui est vraiment ce Yahia Ben Younes ? »