Lectures et Relectures au temps du corona : Le malheur d’écrire

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« Un écrivain ne se met pas à écrire parce qu’il souffre, ni parce qu’il est heureux. Il écrit parce qu’il souffre est heureux à la fois. »

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Noureddine Saïl, qui en connait un rayon, a l’habitude de dire en parlant du cinéma que la qualité se trouve dans la quantité. A force de produire et de réaliser on finit par dégager les pièces rares qui feront chefs-d’œuvre. Abdejlil Lahjomri, s’agissant de littérature, n’est pas loin cet aphorisme. Pour le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, « ce n’est pas dans le fait que tout le monde se mette à écrire […] que réside le risque de médiocrité. » Fort de ce constat il appelle de « ses vœux encore plus d’inflation [...] Le tri se fera inévitablement » séparant le bon grain de l’ivraie. Dans ces Lectures et Relectures au temps du corona où il parle des conditions endogènes et exogènes à l’auteur qui planche sur sa feuille blanche, il rappelle « qu’il faut du travail, beaucoup de travail, et que l’ouvrage est à réécrire souvent sans qu’aucune satisfaction ne doive contenter l’égo de l’écrivain.» La seule condition qu’il pose à l’écriture est la liberté d’écrire. Pour le reste « seule la postérité est juge ». Bonne lecture.  

Un jour j’avais lu dans une rubrique d’un quotidien de langue arabe intitulée « Interdit aux hommes », comment  une chroniqueuse, devant l’inflation des écrits et des écrivains, remettait à l’honneur une interrogation que je croyais à jamais révolue,  :  Je traduis  :”  Est-il possible à tout un chacun d’entrer dans le royaume de l’écriture sans conditions ?   N’existe-t-il pas une différence entre celui qui nait avec au fond de lui un impératif de créativité, un don, conséquence de circonstances pénibles dans une vie malheureuse et celui qui souhaite devenir un créateur alors qu’il est peu doué et que son expérience de la vie et dans la vie est pauvre, insuffisante ? » Interrogation qui nous ramène aux temps où il n’y avait encore ni Roland Barthes, ni Jacques Derrida, ni Georges Bataille, ni ceux qui nous ont appris que l’acte de créer, d’écrire n’est soumis à aucune condition, que la seule condition est de plaire au lecteur, et de lui procurer cet indicible plaisir de lire.  Relisons Roland Barthes et son « Plaisir de l’écriture ».  Chaque mot dans l’affirmation de cette chroniqueuse suscite mille et un étonnements. Le premier est « don » .  Nait-on doué ?  La question n’a jamais été tranchée.  Tout ce que je sais, c’est qu’il faut du travail, beaucoup de travail, et que l’ouvrage est à réécrire souvent sans qu’aucune satisfaction ne doive contenter l’égo de l’écrivain.  Le second est « conditions », parce que la liberté d’écrire est la seule condition pour écrire et que seule la postérité est juge : elle condamne à l’oubli des chefs d’œuvre, et fait redécouvrir et aimer d’autres textes condamnés en leurs temps, jugés et considérés comme de mauvais livres. Le troisième mot est « expérience de vie » qui doit être suffisamment riche en malheurs, en douleurs, en tourments pour que l’écrivain soit autorisé à écrire et à produire, à entrer dans le « royaume de l’écriture ». Certes, il faut avoir souffert pour écrire. On a dit qu’il faut « avoir pris conscience de ses névroses » pour écrire ses névroses, que le « mal-être » est indispensable pour que le génie puisse l’exorciser par l’écriture. Georges Bataille évoquait « le tourment qui le ravageait ».  On a affirmé que le « malheur était générateur de créativité » et que la souffrance est «l’épreuve suffocante » qui rend possible l’impossible écriture. Mais est-ce une condition ?  L’auteure de « Harry Potter » J.K. Rowling ne semble pas avoir été si malheureuse que cela, ni l’auteur de « Game of Thrones » G.R.R. Martin, ni Marcel Proust, ni Najib Mahfoud, ni Taha Hussein, ni Elsa Triolet. Les tourments, les épreuves, les malheurs sont consubstantiels à nos existences comme les joies, les bonheurs, l’insouciance et le rêve.  C’est tout cela qui fait la matière d’une œuvre. Mais un écrivain ne se met pas à écrire parce qu’il souffre, ni parce qu’il est heureux. Il écrit parce qu’il souffre et est heureux à la fois.  Parce que comme pour Montaigne, c’est son moi et l’ambivalence de ce moi qui sont le fondement de son œuvre. Une condition toutefois : qu’il ne se préoccupe pas du destin de son œuvre. Réussite ou échec. C’est affaire de lecteur, de postérité. A lui, suffit le plaisir d’écrire, s’il ressent ce plaisir.  Ce plaisir concerne aussi bien les malheurs, les souffrances que les joies et les bonheurs, les peines que les joies. Plus mes colères que mes joies d’ailleurs, plus mes douleurs que ma sérénité, plus mes drames que la douceur paisible de mes émotions. Ces souffrances à écrire me procureront plus de joie que l’écriture et le récit de mes joies. Paradoxe de la magie des mots. Suis-je malheureux quand j’écris le mot malheur, ou le mot drame, ou le mot douleur.  Il me semble qu’en les écrivant, j’exorcise le sens qu’ils évoquent, et en ce faisant je suis moins malheureux, moins souffrant. La phrase que j’ai réussi à écrire est ma thérapie. Ma douleur n’en est que plus légère, moins tragique. Par l’écriture et grâce à elle, elle devient un enchantement.

Cette chroniqueuse toutefois attire à juste titre l’attention de son lecteur sur un point : l’inflation des écrits et des écrivains. Mais elle se trompe de cible.  Ce n’est pas dans le fait que tout le monde se mette à écrire, à peindre, à sculpter, à poétiser, à chanter que réside le risque de médiocrité.  J’appellerai de mes vœux encore plus d’inflation, me contredisant puisque dans d’autres textes j’avais moi-même fustigé ces débordements artistiques. Le tri se fera inévitablement. Le lecteur et la postérité sont impitoyables. La médiocrité réside dans le fait que parce qu’écris je me crois écrivain, parce que je peins, je me crois peintre, parce que je versifie je me crois poète et parce que je vocifère, je me crois chanteur. 

Une paix etun bonheur immenses m’ont envahi le jour où j’ai pris conscience que je ne serai jamais romancier, ni poète. Mon renoncement m’a guéri du malheur de vouloir absolument devenir écrivain.