L’Ailleurs de nos peintres de Abdejlil Lahjomri : Les métamorphoses mystiques de Bouchta EL HAYANI

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Bouchta El Hayani, sans titre, technique mixte sur toile, 2020, 150 cm x 150 cm

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L’Ailleurs de nos peintres : ''un ‘'ailleurs'’, [est] l’effort de s'emparer de lui-même...réaliser son Altérité en s’identifiant au monde tout entier''.

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La religion est-elle au centre de l’œuvre picturale de Bouchta El Hayani ?  Youssef Wahboun semble l’affirmer dans son étude « la tradition subvertie, EL Hayani et l’iconographie chrétienne » et A. Serhane le suggère dans son article sur « le geste inaugural » du peintre.  S’il en est ainsi la dimension religieuse serait la quatrième énigme de l’art pictural de ce peintre.  Marc Gontard en avait énuméré trois : d’abord « la matière, mémoire. … violentée par le spasme cosmique », ensuite « l’homme » debout, tout juste sorti de cette matière « encore sanglant » …et enfin, curieusement une figure géométrique « le triangle » qui symboliserait le corps féminin, corps qui serait ainsi la troisième énigme.  Et puis. Il y a ce dialogue entre le peintre et A. Khatibi qui fait sans conteste de la dimension religieuse l’espace essentiel et surtout déroutant de l’œuvre de Bouchta El Hayani qui échappe à tout système de classification dans le paysage pictural marocain.  Il répond à l’écrivain qui l’interrogeait sur les moments premiers de toute création : « A ces moments, il y a moi et le diable ».

                  - Et l’ange ?  Demande KHATIBI.

                  - Le diable peut être aussi l’ange, répondit le peintre ».

Le décor est planté et le spectateur désemparé se trouvera pris dans les mailles inextricables d’une toile de fond spirituelle, qui l’entraint dans une chute existentielle, celle d’Eve et Adam, expulsés du paradis de l’innocence.  Et de ce fait, le spectateur ressentira une angoisse primale dans le vide de l’inconnu qui happe le couple maudit.  Il est à craindre que se rappelant que le diable est aussi ange et qu’il est présent aux prémices de la toile, l’artiste ne nous dit que tout art est œuvre maléfique, que toute beauté est diabolique. Il est à craindre surtout que remontant jusqu’aux sources de la création par l’imitation de l’acte divin fondateur l’artiste ne commette un sacrilège qui l’éloigne irrémédiablement de la rédemption.  Des premiers dessins d’AL ASSAS aux toiles torturées des expositions de la Bibliothèque Nationale et de celles qui suivront, le thème de la rédemption est absent, banni par l’inspiration première qui annonce la toile.  On comprend mieux pourquoi par une intuition prémonitoire dans un dessin de 1970, qui montre des personnages emmêlés, emprisonnés l’artiste a éparpillé des signes calligraphiques en langue arabe protecteurs, un verset coranique inachevé mais apaisant, célébrant Dieu dans cet univers de la damnation.

     الحمد......  قـــل هــــو الـله.   « La peinture n’est pas que passé et ne sera pas que futur ».  Par cette pensée, l’artiste confirme le moi comme matière de son œuvre, et que « l’être au monde » en est le terreau.  Paraphrasant le philosophe, il pourrait dire « Je peins donc je suis ».  Dans le catalogue de l’exposition intitulée « Retour aux sources » il y a un dessin « sans titre, encre sur papier de 1973 » où figure tout en haut de la toile un taureau sur le dos duquel sont plantés les piques d’un toréador, un autre taureau dont la tête est transformée en une effigie suspendue dans le vide comme un trophée affligeant.  Dans l’espace le plus grand de la toile, un homme, anonyme boucher, essayant d’égorger un animal (taureau, mouton ?) ou tentant de crever son œil d’une pique assassine.

Le sujet est bien celui du meurtre, de l’immolation, d’un rituel ancestral : « le sacrifice » qui vient du fond des âges.  La scène est sanglante.  Aucune couleur ne vient  exprimer la violence.  On sait que B. El Hayani est maître du dessin, maître es-graphisme.  C’est pourquoi la couleur peut s’absenter ; les traits à peine effleurés n’en introduiront pas moins avec force dans l’univers inquiétant de ce peintre le thème obsédant de la mort, seule et unique vérité en ce monde.  B. El Hayani est le plus religieux des peintres marocains, un des rares à avoir inscrit son itinéraire dans l’errance métaphysique et les correspondances mystiques.  A. Tenkoul ; son ami critique (ce peintre n’est entouré que d’amis, on ne lui connaît aucun ennemi) a raison d’affirmer que l’être que peint B. EL HAYANI « est un être en proie à une dérive immaîtrisable » mais il a tort de dire qu’il est sans « possibilité de métamorphose ».  Des dessins des années 1970 du siècle dernier  d’où émerge un personnage dénudé à celui qui habite les toiles récentes il y a d’intenses variations qui distillent tout au long du parcours du peintre les émanations d’une atmosphère ocre et terreuse comme le sont celles de la tombe.  C’est B. El Hayani qui le dit : « Ce personnage est dans un va et vient entre son moi et le monde ».  Et il ajoute : « Cet homme, c’est moi.  Je voulais le libérer, éliminer les superflus, les artifices qui lui collent… ».  Le peintre décrit ainsi ces métamorphoses qu’il tente d’opérer dans ses dessins et ses toiles.  Une toile de 1970 (technique mixte sur papier) présente des personnages emmurés, entremêlés les uns aux autres, enchaînés, visage oblongues, pieds et bras d’immense entrelacés.  Hommes ?  Femmes ? (le féminin est discret dans cette œuvre, comme occulté). On ne sait : une humanité qui est humaine sans l’être encore, une confusion d’humains.  Une autre toile, de la même époque (1973) est un espace vierge.  On remarque en bas de cet encadrement vide tout un fatras de superflus, qui sont les artifices de la vie dont B. EL HAYANI dit qu’il faut libérer cette humanité enfermée.  Un micro, objet insolite est tendu vers ce néant interrogeant l’artiste sur le non-sens de l’être et sur son hypothétique survie par la recréation et la transfiguration esthétiques. Les dessins des années 1970 sont l’expression d’une révolte, celle qui anime la revue ALASSAS.  La première métamorphose  va s’opérer  à la fin de ces années là, au début de la décennie 1980, quand les couleurs surgiront d’une palette tourmentée, exaltée, tumultueuse : une explosion de couleurs qui projettera des flammèches incandescentes : bleues, jaunes, rouges, blanches, noires, qui se mêleront à des calligraphies incertaines (arabe, tifinagh, autres) provoquant un vertige tel que le spectateur aura beaucoup de peine pour s’en débarrasser ou pour échapper indemne à cette hallucination.  Vertige de l’homme qui médite sur sa condition, désorienté, inquiet de s’apercevoir que l’ange qui est en lui est Satan, plusieurs fois maudit.  On s’apercevra que l’anneau de lumière et les ailes angéliques commenceront à s’effacer au fur et à mesure qu’il se métamorphose et que la méditation qui s’empare de lui devient méditation sur la désespérance et sur sa solitude existentielle.  Ils ne réapparaîtront plus jamais.  La lumière dans les  toiles de cet artiste est une lumière opaque, brouillée, et l’air qu’on y respire et un air d’enfermement. 

Il y a bien cette époque où des figures géométriques apparaîtront dans ces ciels colorés.  Triangles, croissants, cercles, ou demi-cercles lunaires ou solaires.  On croit y voir des visages se dessiner comme ces enfants regardant les nuages passés imaginent, oiseaux, animaux, plantes.  Les couleurs jusque là absentes se livreront à une débauche surprenante, inattendue.  Dominantes.  Mais elles s'atténuent soudainement, pour ne laisser place qu’à une coloration safranée.  C’est l’orage qui tonne dans une toile, dans l’autre c’est une tempête qui se déchaine, des trombes d’eau boueuse qui s’abattent sur un monde en désarroi.  Croissants inversés dans plusieurs autres toiles, rayons solaires, mouillés, sans éclat, impuissants à répandre une quelconque lumière ou n'exploitant qu’un semblant de lumière.  Serait-ce l’apocalypse ?  Ou n’est-ce là que la représentation du calvaire qui attend le couple maudit condamné à quitter l’éblouissant paradis à peine entrevu.  Cinq créations (technique mixte sur papier et toile) où le blanc chassera les ténèbres, représenteront cet espace paradisiaque où le soleil est moins sombre et où les rayons sont plus lumineux.  L’être qu’y peint B. El Hayani est ailé, illuminé par l’auréole sacrée.  Dans la première toile il est debout, seul, une pomme à ses pieds qu’il ne voit pas.  Dans la deuxième toile il est double, son double curieusement déjà en position de chute.  La troisième toile, les deux êtres, toujours ailés, toujours auréolés, sont côte à côte mais séparés par une pomme, fruit défendu.  Dans la quatrième toile, ils sont trois (le diable serait-il le troisième, sournois et tentateur ?).  Dans la cinquième, la dualité éloigne l’un de l’autre, l’un perdant ses ailes, la pomme toujours omniprésente, un soleil et un croissant de lune en bas de la toile disent un monde inversé ; l’inversion qui s’opère dans la condition humaine et la déchéance qui est proche, inéluctable. 

Une inversion qui serait subversion : la seconde métamorphose dans l’œuvre de B. El Hayani.  La libération qu’il a tenté d’opérer, débarrassant l’homme du fatras des contingences de la vie quotidienne, cette libération -là ne lui servirait à rien.  Elle serait inutile.  Il va se retrouver nu, dépouillé, comme au premier jour de la création devant l’échéance initiale : celle du choix existentiel et il choisira la tentation, la damnation.  Sont-ce là les scènes bibliques du péché originel et les personnages sont-ils eux aussi bibliques comme l’affirme Y. Wahboun ?  Le mythe de la déchéance, du paradis perdu, de Satan corrupteur, est commun aux trois religions monothéistes. 

Le peintre, au-delà de toute croyance, dans le domaine d’une foi absolue, en représentant la faute d’Eve et Adam, à l’instant d’avant leur exclusion du paradis,  a un message à dévoiler.  Lydia Harambourg avait dénié tout message social ou politique à l’œuvre de B. El Hayani.  En cela, elle a raison, mais elle n’a pas perçu la dimension mystique du message que les cinq toiles révèlent et qui traverse toutes les créations récentes du peintre.  Son cheminement mystique, ignorant le social et le politique aboutit à une conviction d’une simplicité désarmante : Exclu du paradis, l’homme perdra le sens du bien, victime de son arrogance prométhéenne.  Cette conviction va devenir la texture des toiles actuelles de B. El Hayani.  L’homme qu’il y peindra sera désormais un homme immobile, figé, réifié, stupéfait devant cette évidence : s’il a perdu le sens du bien, c’est que le mal domine en cette vie.  C’est qu’il sera lui-même source de mal pour lui-même, bourreau de lui-même « l’Héautontimorouménos » de Baudelaire. « Je suis la plaie et le couteau »… Et « la victime et le bourreau ».  Le séjour parisien, où curieusement B. EL Hayani découvrira l’Afrique le confirmera dans cette conviction.  Il en ramènera l’obsession des corps, mais aussi et surtout la certitude que le mal fait à l’Afrique est le mal fait à toute l’humanité.  Que les guerres, les violences, les malheurs sont haines de l’homme pour l’homme.  Dorénavant le corps dont il appliquera la représentation en mille répliques sera un corps nu, dénudé, souvent de profil, chauve, sourd au monde (les oreilles étant absentes) aveugle au monde (puis que l’absence des yeux lui interdit tout regard sur le monde). 

Le peintre affirme que si cet homme ferme les yeux c’est parce que c’est un homme qui médite.  Aveugle pour mieux voir en lui-même, parce qu’il ne supporte pas de voir le monde où il vient de choir, tel qu’il est, monde de la souffrance, de la damnation. 

Marc Gontard dira que ce monde est « sans verdure, sans oiseaux, sans océans ».  Il est aussi sans couleurs, sans parfums, sans saveurs, sans froissements ni sons ni musique, sans les « vivants piliers baudelairiens ».  « La nature est un temple où des vivants piliers… » Et quand le spectateur découvrira par inadvertance des fleurs, des pétales d’une blancheur grise, brouillée, un semblant de fleurs, ce ne seront que les feuilles mortes tombées d’arbres dénudés à l’image de la tête de cet être perdant ses cheveux et par conséquent perdant la sacralité.

A ce stade troisième de la métamorphose, ce corps pétrifié et asexué est le corps d’un homme en sursis, en suspens.  On remarque dans certaines toiles des coffres, petits ou grands qui enchâssent une partie ou des parties de ce corps.  C’est que le peintre n’est pas encore décidé à l’emprisonner dans le cercueil en attente…  Il est au bord de la tombe.  Les stèles sont là qui attendent les bras vigoureux des fossoyeurs pour le recouvrir.  Il médite comme dit le peintre.  Il n’est plus de ce monde mais il n’est pas encore au-delà du miroir, dans l’autre monde.

Il ferme les yeux pour mieux voir.   Mais que pourrait-il voir de mieux que ce qu’il a déjà entrevu en cet homme immonde.  Ce qu’il voit c’est ce qui va être l’ultime métamorphose.  Il voit l’autre en lui, son double, « l’autre Je », non le « Je est un autre » rimbaldien, mais ce qu’il fut au jour de sa naissance, dans sa nudité, et ce qu’il est devenu dans la nudité de ce que sera le jour de sa mort.  Le chiffre 867 est une énigme, certes.  Les toiles de B. El Hayani sont animées de signes mystérieux, cabalistiques. Quelles relations existent donc entre la mystique du peintre et la Kabbale ?  Mais le chiffre 1952 qui figure sur certaines de ses toiles est bien l’année de sa naissance.  Le nom de l’artiste est aussi calligraphié en signe de langue arabe, mais signes brisés, fêlés, dispersés, éparpillés.  Son itinéraire de 1952 (année donc de sa naissance) de métamorphose en métamorphose, de révolte, en vaine libération jusqu’à cette ultime confrontation de soi avec soi va être parsemé de moments de vie qui seront autant de moments de ruptures.  Ce sont ces ruptures qui nourrissent les métamorphoses mystiques de B. El Hayani.  La figure de la clepsydre, qui représente la mesure du temps, aide à déchiffrer ces toiles-rebus, à en déchiffrer l’énigme, à en dévoiler le sens caché : celui de la distance qui sépare le «Je » de « l’autre Je », le moi initial du moi ultime, de la première métamorphose à celle, inconnue  qui guette l’homme au bord du précipice.  Ou qui l’attend dans la tombe puisque des toiles commencent à représenter cet être enfermé dans des sarcophages hermétiques et transparents. 

« Il ferme les yeux pour méditer sur sa condition ».  Cette phrase, le peintre va inlassablement la répéter.  Mais de quelle condition s’agit-il ?  De l’identité d’un homme en quête de lui-même ?  Comme le suggère D. Sotiaux, « du diable-ange qui est en lui ? » Comme il l’a dit lui-même à A. Khatibi, « de l’homme qui fait face, qui ne tourne jamais le dos ? », ou « de l’homme en souffrance » dans le « huis clos du moi » dont parle A. Serhane, dans l’enfermement qui lui interdit toute libération et rend la renaissance impossible (des toiles récentes le représentent emprisonné dans des cercles qui sont autant de clôtures infranchissables). 

L’homme de B. EL Hayani ferme les yeux et prend conscience d’une seule et unique chose : c’est que s’il les ouvrait sur le livre de la vie il lirait : « le livre du Rien ».  La vie lui apparaîtrait comme étant un livre sur le Rien, « le livre du Silence ».  2003, une toile montre un crâne (technique mixte sur toile) un simple crâne ; d’autres toiles un homme en face d’un squelette.  Mais qu’est-ce qu’un crâne, qu’est-ce qu’un squelette sinon l’expression du vertige que provoque dans la conscience humaine ce Rien, qui évoque la vacuité du monde ?

S’il y a un message à retenir de l’œuvre de B. El Hayani, c’est que le « dit » de l’oracle de Delphes, le fameux « connais-toi toi-même » socratique est une entreprise impossible, que la quête intérieure, de soi par soi est l’essence de la condition humaine.  L’homme est condamné à tenter cette quête éternellement recommencée.  Condamné par la fatalité qui pèse sur lui à rester une énigme pour lui-même.  La tentation de s’approprier le « savoir sur soi » le condamne à ne jamais rien savoir sur lui-même.

C’est pour cela que tout au long de l’histoire humaine dans les « querelles de l’image » des croyants fervents ont tenté d’interdire la représentation de soi par soi, la représentation du diable en soi.

B. El Hayani, dans une œuvre pathétique, enseigne que la transcendance esthétique est la seule réponse que l’homme ait pu inventer pour affronter la solitude du non savoir, de l’ignorance de soi sur soi, du mystère de l’inconnu, de l’étranger qui est en lui ; de « cet Autre Je » qui est lui sans être lui.

 

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