Parution : ''Je vous parle des temps (presque) heureux'', le beau livre de Abdeljlil Lahjomri – Par Naïm Kamal

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Entrée de Sidi Belabbas à Marrakech, illustration tirée de l’ouvrage

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Par Naïm Kamal

« Je vous parle des temps (presque) heureux » ! Ainsi résume son nouvel ouvrage Abdeljalil Lahjomri, qui se refuse à la « parfaitude » ou n’arrive pas à se défaire de son « insatisfaction ». Dans le même style, il l’avait déjà évoquée dans le titre de l’un de ses livres  Pleure Aïcha Mekki, tes chroniques égarées, et plus particulièrement dans l’un de ses ouvrages, Mes Chroniques inutiles. Mais c’est un leurre. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume est profondément convaincu que le mot porte et que le bonheur, s’il n’existe pas, est quelque chose vers lequel on peut tendre. 

Je vous parle des temps (presque) heureux, édité par Quid.ma, se décline en deux parties, chacune explorant des espaces peuplés de vestiges, de signes et de traits qui, dans l’alignement de mots, de pierres, de toiles, deviennent des prétextes à l’interrogation et à la fascination. 

Mystères et légendes

Sidi BelabbasEssebti enseignait le don, l'aumône, la justice, et l'équilibre en toute chose. Il était beau, élégant, éloquent, patient, affectueux, bienfaiteur...

«Lieux de mémoire», deuxième partie de l’ouvrage, où les récits se complètent et se superposent, entraînent l’auteur et avec lui son lecteur dans une passionnante immersion, d’abord à Chella, où il cherche à percer les mystères de la Stèle funéraire de Abou Yacoub Youssouf le Mérinide, à la fois objet et prétexte du récit. 

Entourée de légendes et comportant un orifice de 12 centimètres de diamètre qui pique sa curiosité, la stèle est soumise à un rude interrogatoire par Abdeljalil Lahjomri, qui n’hésite pas chaque fois que nécessaire à la confronter aux témoignages et aux histoires qui circulent à son sujet. Commence un incessant aller- retour dans le temps et une quête de sens dans les légendes. Une enquête où les questions sont souvent plus importantes que les réponses. 

Chella, lieu empreint d’histoire, habité de spectres et de légendes, de mythes et de superstitions. Abdeljalil Lahjomri interroge ses non-dits et cherche dans ses recoins à faire entendre ce qu’il a d’indicible. Le site, ses pierres et ses secrets exercent sur l’auteur un attrait obnubilant, et ses investigations aboutissent à un constat qui ouvre, comme toujours avec lui, la voie à d’autres recherches tant Rabat, qui apparaît sous sa plume, au fil de ses questionnements, comme la plus impériale des villes impériales du Royaume Maroc, émerge comme une histoire qui reste à écrire. 

Nulle surprise donc s’il revient sans tarder sur les lieux dans une invocation des Esprits qui les peuplent. Son investigation sur la stèle dans le Chella de ses souvenirs se transforme en enquête sur le Sanctuaire aux sept sépultures et particulièrement celle de Sidi Yahya Ben Younes. Mais pas seulement, comme s’en rendra compte le lecteur au fil de sa lecture. 

Dans ce chapitre de l’ouvrage qui prolonge en quelque sorte l’enquête sur la stèle, Abdeljalil Lahjomri commence par poser le cadre de la recherche, pave le chemin de la suite, installe les règles et interroge l’orthographe des mots et des noms, à commencer par celui de Chella, résolument décidé à le restaurer dans sa graphie d’origine, sans « h » à la fin. Et s’il était couru d’avance que Sidi Yahya Ben Younes, dont la sépulture est au centre des sept caveaux, ne confiera pas ses secrets, il nous révélera toutefois ce que nous sommes, ainsi que nos croyances et nos modes de vie à travers les siècles. 

L’Arlésienne répondant au nom d’Ahmed Al-Alj Linglizi

A Aghmat, l’auteur piste dans la triste et romanesque histoire d’Al-Mo‘atamid Ibn Abbad les manifestations de l’Andalousie au Maroc ou du Maroc andalou. Rien n’est mythe dans le legs andalou, si ce n’est peut-être la célébration de la convivancia, tranche d’emblée Abdeljalil Lahjomri. Qui réfute l’idée que la référence de la Constitution marocaine à cet affluent puisse s’inscrire dans une quelconque «manœuvre» pour ne pas laisser le Maroc dans un face à face Amazighs-Arabes, trop bipolaire. Pour lui, Al-Mo‘atamid Ibn Abbad et Youssef Ibn Tachfine, l’exilé et « l’exileur », sont deux immenses personnages complémentaires qui, dans la confrontation de leur mode de gouvernement et de leur manière d’être, sont devenus des sédiments constitutifs de l’identité marocaine. Si par glissement interrogatif, l’auteur conclut logiquement que « l’histoire d’Al Andalus est inséparable de celle du Maroc », il étayera plus loin pourquoi et comment ces deux facettes du Maroc forment une unité fusionnelle. Dos à dos, il renvoie les contempteurs d’Ibn Tachfine comme les pourfendeurs d’Al-Mo‘atamid. 

Aux Oudayas, lieu de mémoire s’il en est, l’auteur court désespérément derrière une Arlésienne répondant au nom d’Ahmed Al-Alj Linglizi, un converti qui a servi le sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah. La recherche minutieuse d’Abdeljalil Lahjomri va néanmoins rapprocher le lecteur de cette figure fuyante, au point de faire apparaître « Linglizi » comme le véritable « bâtisseur de Mogador », reléguant à une fonction subalterne celui qui passe officiellement pour le maître d’œuvre de la cité des alizés, Théodore Cornut. Linglizi, un parcours énigmatique qui a conduit l’auteur à poser une question à laquelle il faudra bien un jour trouver plus qu’une réponse : Quelle a été la part des Convertis dans la modernisation du Maroc ? Une question sans doute tout indiquée pour un futur doctorant en histoire et pour son directeur de thèse. 

Enfin, c’est au Mali, dans un autre lieu de mémoire, historiquement et culturellement proche, qu’Abdeljalil Lahjomri achève ce voyage dans le temps et dans les mots pour rapprocher des Marocains un écrivain malien au destin avorté, Yambo Ouologuem, tout aussi intrigant que la stèle, les sept sépultures, l’exil d’Al-Mo‘atamid à Aghmat et Ahmed Linglizi. 

C’est La plus secrète mémoire des hommes du Sénégalais Mohammed Mbougar Sarr (Prix Goncourt 2021) qui le met sur le chemin de Ouologuem. Car dès la dédicace de Sarr, il comprend que l’ouvrage ne prend toute sa dimension réquisitoire, sans rupture avec l’ancien colon, que s’il est ramené à sa source d’inspiration, le Malien Yambo Ouologuem et à son ouvrage Le Devoir de violence. Sans cela, sa compréhension demeurera amputée, comme l’est la connaissance des Marocains de la littérature africaine d’expression française. Une lacune que l’auteur entend combler dans cet écrit et surtout dans le travail entrepris au sein de l’Académie du Royaume du Maroc pour rendre l’Afrique à l’Afrique

Mais bien avant d’accompagner l’auteur dans ses pérégrinations dans les vestiges et les méandres du temps passé, c’est un autre lieu de mémoire, sujet de la première partie de Je vous parle des temps presque heureux, qui l’enthousiasme : l’espace mobile et mouvant des toiles où se déploient les peintres marocains. 

Des peintres et une certaine histoire de la peinture

L’Ailleurs de nos peintres est le titre générique des Chroniques qu’Abdeljalil Lahjomri a consacrées à la peinture marocaine. Elles auraient pu tout aussi bien s’intituler Esquisse d’une histoire de la peinture marocaine. Mais le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume a choisi de les inscrire ailleurs : dans le mouvement collectif de la peinture marocaine et dans l’individualité de chaque peintre et de son Ailleurs, au sens de l’une des significations que lui donne Baudelaire. Un ailleurs rêvé pour exprimer la distance que le poète ou l’artiste creusent entre leurs deux soi, une distance suffisante pour leur permettre de se supporter eux-mêmes. 

L’Ailleurs, c’est un cheminement dans la création poétique, ici plastique ou picturale. Et c’est dans l’essai de Jean-Paul Sartre, Baudelaire, qu’Abdeljalil Lahjomri puise la définition idoine de l’Ailleurs de nos peintres: «Pour Baudelaire dont le spleen réclame toujours un « ailleurs », écrit l’existentialiste Sartre, la signification d’une chose est le symbole même de l’insatisfaction (...) et l’effort de Baudelaire est de s›emparer de lui-même (...) réaliser son altérité en s’identifiant au monde tout entier. » Ce fait d’être un autre n’escamote pas l’identité mais lui permet de se concrétiser en se transposant en une multitude de signes dans la création d’un peintre. Et c’est à sa quête qu’est parti Abdeljalil Lahjomri dans ses Chroniques pour comprendre et faire comprendre une peinture dont l’histoire est encore en développement dans une effervescence artistique en perpétuel renouvellement. 

Au final, Abdeljalil Lahjomri nous entraîne à travers des lieux de mémoire réels, symboliques ou virtuels, questionnant et explorant avec minutie, passion et intelligence, retournant les pierres avec la ferme conviction que sous leur poids se niche le sens des choses, s’étendent les racines de l’histoire passée et présente de l’identité marocaine.