''Défendre notre patrie'': en Russie, l'âge d'or des blogueurs militaires

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Le blogueur militaire russe Mikhail Zvinchuk, 31 ans, montre son compte Telegram appelé Rybar (pêcheur en russe) lors d'une interview de l'AFP à Moscou, le 28 avril 2023. Avant l'offensive russe en Ukraine, la chaîne Telegram de Mikhail Zvinchuk était surtout connue des passionnés de l'armée. Aujourd'hui, elle compte plus d'un million d'adeptes. (Photo de Kirill KUDRYAVTSEV / AFP)

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Avant l'offensive russe en Ukraine, la chaîne Telegram de Mikhaïl Zvintchouk était principalement connue des passionnés de questions militaires. Aujourd'hui, elle compte plus d'un million d'abonnés, bien plus que de nombreux médias.

Comme lui, de nombreux blogueurs militaires russes autrefois méconnus sont devenus très populaires depuis le début du conflit, se différenciant par leur liberté de ton plus grande que les médias traditionnels, soumis à un strict contrôle du pouvoir.

Ils n'hésitent pas à publier des informations qui n'ont pas encore été communiquées par les autorités et à critiquer certaines décisions. De quoi les rendre plus crédibles aux yeux des Russes, mais aussi d'agacer l'armée.

Lorsque l'intervention russe a commencé le 24 février 2022, "les institutions (officielles) chargées de l'information étaient plongées dans le chaos", déclare M. Zvintchouk, fondateur de la chaîne Telegram "Rybar" ("Le pêcheur" en russe).

"Les responsables n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur les thèses qu'il fallait diffuser à la population", poursuit cet homme de 31 ans. Alors, "nous nous sommes levés pour défendre notre patrie dans le domaine de l'information, nous sommes devenus son bouclier".

Cet interprète militaire arabophone et anglophone de formation, qui a travaillé au service de presse du ministère de la Défense et a été décoré pour ses missions en Syrie et en Irak, publie ses analyses en plusieurs langues.

Une quarantaine de personnes travaillent pour lui, dont des graphistes qui élaborent des cartes et des infographies bien plus soignées que celles publiées par les autorités et les médias classiques, et qui sont même reprises par des institutions occidentales.

Résultat, en quelques mois, Rybar a vu son nombre d'abonnés passer de 36.000 à un million.

"Faim d'information" 

Pour Tatiana Stanovaïa, analyste au Centre Carnegie Russie Eurasie, ces blogueurs répondent à "une faim d'information" des Russes, car "le ministère russe de la Défense ne donne pratiquement aucune image adéquate de ce qui se passe" en Ukraine.

Ces blogueurs sont "bien informés, en contact avec ceux qui participent directement aux combats. Même s'ils sont engagés politiquement (en faveur de l'offensive), ils publient des faits qu'on ne peut trouver nulle part ailleurs", ajoute-t-elle.

Alexandre Sladkov, reporter militaire de la chaîne de télévision d'Etat "Rossia", 57 ans, a couvert tous les conflits armés qui ont suivi la chute de l'URSS depuis 1991, notamment en Tchétchénie.

Aujourd'hui, il fait des reportages dans l'est de l'Ukraine et alimente en parallèle sa chaîne Telegram personnelle, Sladkov+, qui compte plus de 900.000 abonnés, soit deux fois plus que celle du ministère de la Défense et six fois plus que celle du Kremlin.

"Travailler sur la guerre, c'est facile. Pas besoin de chercher des héros. Ils sont là, devant nous", dit-il.

Il se défend d'être un propagandiste: "Je ne suis pas un soldat de la guerre de l'information", jure-t-il. "Je suis reporter, celui qui prend son spectateur par la main et l'emmène à travers l'écran là où il ne peut pas être".

Pour le politologue indépendant Konstantin Kalatchev, "les correspondants et blogueurs militaires ont gagné la confiance des gens grâce à leur courage personnel et au fait qu'ils n'hésitent pas à critiquer" le ministère de la Défense.

Surveillés de près 

Mais leur popularité et leur liberté de ton peuvent agacer les autorités.

En automne dernier, plusieurs blogueurs militaires critiquent sévèrement l'armée après une série de revers en Ukraine et une mobilisation de réservistes jugée chaotique, avec l'envoi d'équipements vétustes et un manque d'entraînement.

Un correspondant militaire, Semion Pegov, accuse alors l'armée d'avoir dressé une liste de blogueurs, pourtant fidèles au Kremlin et soutenant l'opération russe, dont les publications doivent être "vérifiées": ils sont soupçonnés de "discréditer" l'armée.

La chaîne Rybar est aussi sur la liste. M. Zvintchouk dénonce "des tentatives d'ingérence dans la politique rédactionnelle" de la part des autorités, surtout depuis la mort en avril de son collègue et ami Vladlen Tatarskiï, tué dans un attentat à la bombe attribué par Moscou à Kiev et à des opposants russes.

"On nous suggère d'être moins actifs, sous prétexte d'assurer notre sécurité", confie M. Zvintchouk. "On nous dit: +Les gars, il ne faut pas rendre publics les problèmes(...) L'ennemi va le savoir et l'utiliser".

"Mais l'ennemi le saura de toute façon", reprend-il. "Si nous publions une vidéo avec des mobilisés qui ont des problèmes et proposons des solutions pour les résoudre, cela ne nous transforme pas en ennemis de la Russie." (AFP)