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LA DEMOCRATIE EST-ELLE UN IDEAL A NUL AUTRE PAREIL ? Par Gabriel Banon
Engager la guerre est un crime, car l’agresseur est responsable de toutes les conséquences du combat. Mais qu’en est-il du pays qui pousse l’autre à la guerre, qui alimente les combats par la fourniture d’une profusion de moyens, est-il également un « criminel » ?
Le concert des nations est fondamentalement organisé autour d’États aux régimes politiques différents. Dès lors on peut se poser la question : pourquoi aider l’Ukraine dans la guerre qui l’oppose à la Russie ? Doit-on considérer la Russie une puissance comme une autre ou faut-il l’isoler parce que l’opération militaire qu’elle mène, mérite de la mettre au ban des nations ?
Pour analyser les conflits et plus généralement la conduite des nations sur la scène internationale, les observateurs tout comme les décideurs politiques doivent d’abord choisir leurs outils théoriques. C’est de ces outils théoriques que découle le jugement moral qu’ils porteront sur les acteurs internationaux et leurs intentions, tout comme les prises de position politique des différents hommes d’État. Mais la morale a-t-elle un sens, a-t-elle sa place dans la conduite des affaires de l’État ? La morale telle qu’on la conçoit en Occident est différente de celle de nombreux pays, en Afrique comme en Asie. Considérer que la morale occidentale est universelle ressort d’une volonté hégémonique.
Parmi ces outils théoriques, il existe une distinction qui marque la frontière entre « réalisme » et « idéalisme ». Cette fameuse union des nations concerne-t-elle des Nations ou des régimes politiques ? Est-elle structurée autour d’États ou autour de régimes politiques ? Quel est l’élément essentiel qui caractérise des acteurs politiques sur la scène internationale ? C’est une fois déterminée la nature fondamentale de l’unité politique choisie, que l’on peut étudier les conséquences qui en découlent, sa conduite et ses priorités.
Dans l’approche « réaliste », ce sont les États qui occupent le devant de la scène internationale, coopérant ou s’affrontant au gré de leurs intérêts et de leurs stratégies. À l’image des individus sous l’empire de l’état de nature selon le philosophe anglais, Thomas Hobbes, ils luttent pour leur survie en situation d’anarchie, indifférents aux lois morales et dépendants de leurs capacités à résister aux rapports de force.
Seulement, contrairement à la fiction politique hobbésienne, il n’existe pas de « gouvernement civil » résultant d’un accord entre des individus pour s’extraire du chaos par le droit et la morale. La posture de l’État en relations internationales, reste celle du « combattant », défiant et évaluant ses concurrents qui menacent son existence souvent sans possibilité de s’en remettre à un arbitrage supérieur.
L’État est un monstre froid animé par un « désir insatiable de pouvoir » selon le spécialiste des relations internationales, Hans Morgenthau, qui ne voit que des concurrents et des partenaires occasionnels, jamais des amis et des alliances éternelles. La paix est toujours provisoire, et ne peut résulter que d’un équilibre de forces entre des acteurs armés et sur leurs gardes.
Alors qu’est-ce qui cause les guerres pour les réalistes ?
Pour le plus célèbre et le plus controversé des théoriciens contemporains du réalisme en relations internationales, John Mearsheimer, l’anarchie internationale commande la compétition entre puissances étatiques pour l’hégémonie mondiale : le système international anarchique crée de puissantes incitations pour les États à profiter des opportunités pour gagner du pouvoir aux dépens de leurs rivaux. Les États recherchent à maximiser leur pouvoir relatif car c’est le moyen optimal pour maximiser leur sécurité.
A côté de la puissance, y-a-t-il une place pour la démocratie et la justice ? La vision « étatiste » des relations internationales défendue par les réalistes peut sembler simple et efficace. Pour leurs opposants, les « idéalistes » elle est trop simpliste, voir rudimentaire. Pour eux, il existe entre la démocratie et les autres acteurs politiques, une différence structurelle. Cette différence essentielle rend l’exercice du pouvoir subordonné à un processus de décision collectif spécifique. Pour eux, cela change tout. Il existe une filiation évidente entre réalistes et Thomas Hobbes, voire Machiavel. Cet idéalisme remonte à Aristote et sa « Politique ». Est-il possible d’hiérarchiser politiquement et moralement les prétentions entre Nations ? Je ne le crois pas du fait de la mission donnée aux gouvernants de ces Nations : défendre les intérêts de l’ensemble qui a porté au pouvoir ces dirigeants.
Ce qui est primordial pour Aristote, c’est la manière dont les décisions sont prises au sein de la Cité. Elle est elle-même une association humaine, nullement destinée à assurer la survie de ses membres, mais à sauvegarder un « vivre ensemble », serein, noble et heureux (Politique. III. 9).
La physionomie générale de la démocratie diffère de l’aristocratie ou de la monarchie, non seulement du fait que tous participent à la décision publique, mais parce que les buts communs sont déterminés en fonction d’un choix accepté par tout le monde. Être un bon citoyen en démocratie, n’est pas la même chose qu’être un bon sujet en monarchie ou sous un régime aristocratique. L’ensemble institutionnel reflète ces différences fondamentales. Idéalement, pour Aristote, le meilleur régime (Politeia) est une forme de synthèse théorique entre les meilleurs aspects des constitutions démocratique, aristocratique et même monarchique.
Si aujourd’hui, la démocratie représentative est considérée comme meilleure que ses concurrentes, alors le rapport égalitaire entre États professé par les réalistes disparaît et sa conduite sur la scène internationale diffère en conséquence. Churchill disait : la démocratie est la moins mauvaise des solutions. On se doit de s’interroger : la démocratie est-elle un modèle pour tout le monde, répond-elle à toutes les formes de sociétés, à toutes les formes des nations ?
Pour Zbigniew Brzezinski « les principes démocratiques, qui sont une composante essentielle de la puissance internationale des États-Unis, suscitent une adhésion générale. » Modèle universel pour le reste du monde ? C’est à voir ! Décryptés, les propos de Brzezinski utilisent le prétexte d’apport de la démocratie comme un moyen d’asseoir l’hégémonie américaine de par le monde. Il agit comme un attracteur culturel révolutionnaire qui « influence, absorbe et redéfinit les comportements et les modes de pensée d’une part croissante de l’Humanité ».
La compétition et les rivalités demeurent, mais tous les coups, en principe, ne sont pas permis entre démocraties. Ses principes encouragent les moyens pacifiques et la coopération pour arriver à leurs fins. Ils visent la paix mondiale par le commerce et le droit international.
Si pour les réalistes, la guerre fait partie du lot commun de l’humanité, le régime démocratique, parce qu’il cherche à civiliser l’anarchie internationale par le droit international, la condamne comme un crime, sauf quand elle est menée par une superpuissance pour une « noble cause ».
Comme le rappelle le philosophe américain, Michael Walzer, engager la guerre est un crime, car l’agresseur est responsable de toutes les conséquences du combat qu’il a initié : « … la guerre a ses agents humains, comme elle a ses victimes humaines. Ces agents, quand on peut les identifier, sont à juste titre qualifiés de criminels. Leur caractère moral est déterminé par la réalité morale de l’activité dans laquelle ils forcent les autres à s’engager (qu’ils s’y engagent eux-mêmes ou non). Ils sont responsables de la souffrance et de la mort de tous ceux qui ne choisissent pas la guerre comme une entreprise personnelle. » Oui, mais qu’en est-il du pays qui pousse l’autre à la guerre, qui alimente les combats par la fourniture d’une profusion de moyens, est-il également un « criminel » ? On voit là que les bons sentiments n’ont cours qu’auprès du citoyen naïf.
Il convient alors de régler les conflits internationaux par des instances internationales, à l’image du droit interne qui poursuit les criminels qui violent la loi commune. Mais se pose la question du pouvoir à donner à ces institutions. L’ONU est l’exemple parfait des bons sentiments dont en abreuve le citoyen lambda. Un organisme international, au-dessus des Nations, arbitre suprême, sans pouvoir de rétorsion, est une chimère et un mauvais service à rendre à la démocratie et « au concert des nations » Et pourtant, en toute connaissance de cause, l’organisation des Nations Unies est un leurre où toutes les nations se tiennent « par la barbichette ».
Tous les démocrates ne sont pas tous idéalistes et tous les réalistes ne sont pas cyniques, loin de là. On trouve des idéalistes libéraux (Steven Pinker) ou socialistes (Michael Walzer) comme on trouve des réalistes communistes (Ernst Carr) ou profondément démocrates (Raymond Aron ou Hans Morgenthau). Les positions varient énormément entre des auteurs, en général en désaccord sur le bon fonctionnement de la démocratie libérale. Moins celle-ci est fonctionnelle, plus le scepticisme grandit quant au bien-fondé de sa politique extérieure.
Aujourd’hui, alors que l’Ukraine est envahie, une partie de son territoire annexée, et que la Fédération de Russie porte atteinte aux intérêts de la France et de l’Europe entière, la question toute théorique rencontre une application concrète. Peut-on réduire le conflit à une compétition de grandes puissances d’égale valeur pour l’hégémonie mondiale ? Ou au contraire, est-il souhaitable de voir le modèle démocratique occidental détrôné en faveur de concurrents qui prônent l’autocratie, la dictature et la limitation de la liberté individuelle ?
La démocratie a-t-elle failli par son intransigeance et son arrogance ? S’est-elle rendue coupable de manœuvres illicites, même si cela a été pour la « bonne cause » ?
Les événements d’Europe semblent être une remise en cause de la prédominance du modèle occidental.