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ENTRETIEN D’AL-AYAM AVEC NAÏM KAMAL : II - LA DISPUTE ALGERO-MAROCAINE SUR LE COUSCOUS, UN FAUX DEBAT

Le couscous, le zellige ou encore le caftan sont des éléments partagés à travers toute la région. Il faut être insensé pour nier cette réalité, tout comme est insensé de ne pas voir que chaque pays a développé ses propres variantes, qui appartiennent dans leurs majeures composantes à un patrimoine commun façonné par l’histoire et les échanges entre peuples.
Dans la première partie de cet entretien avec l’hebdomadaire arabophone Al-Ayam, Naïm Kamal, directeur de Qud.ma, a évoqué la rhétorique hostile, ancienne et récente, des médias algériens envers le Maroc. Qu’il s’agisse de succès économiques, culturels ou patrimoniaux, tout devient un enjeu de rivalité exacerbée. Pourtant, l’histoire et le patrimoine ne se décrètent pas : ils se transmettent, se préservent et se valorisent avec le temps. Alors que le Maroc s’appuie sur un héritage pluriséculaire, restauré et promu à travers une politique patrimoniale cohérente, l’Algérie peine à retrouver les traces de son passé, longtemps marginalisé par des siècles d’occupation et des décennies d’idéologie socialiste à la sauce panarabiste. Il explique aussi pourquoi de son point de vue, la querelle autour du patrimoine est absurde.
Entretien réalisé par Hassan Aït Bihi- Al-Ayam
L’incitation des médias algériens à diffuser de fausses informations et à faire du Maroc un sujet quotidien, au point d’atteindre les institutions officielles et le sommet de l’État : quelles sont les limites entre la responsabilité professionnelle de la presse algérienne et l’éthique que doit respecter l’information destinée à l’opinion publique intérieure ?
Il ne faut pas oublier que la presse algérienne est née après l’indépendance du pays, sous l’égide du parti unique. À cette époque, la domination du Front de libération nationale (FLN) était totale. Des journaux influents comme El Moudjahi*, Echaâb et Révolution Africaine*, ou encore l’agence de presse algérienne, formaient un paysage médiatique de qualité, mais idéologiquement assujettis au pouvoir et entièrement contrôlé par l’État. Ces médias véhiculaient une vision socialiste teinté de nassérisme panarabiste vendant aux Algériens une idée surévaluée de leur lutte pour l’indépendance et promettant peuple algérien en un avenir de progrès et de développement qui épousait ‘’le sens de l’histoire’’. Leur partis pris était contre le Maroc était déjà patent, mais il faut noter que portés par la vague marxisante de deux premières décennies du siècle dernier ces journaux exerçaient une influence notable en Afrique et dans d’autres pays d’Europe de l’Est et d’Asie partageant leur orientation idéologique ainsi que dans les milieux ‘’révolutionnaires’’ des pays occidentaux.
À partir de la fin des années 1980, plusieurs événements majeurs ont bouleversé cette réalité. La chute du mur de Berlin en 1989 a entraîné l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc de l’Est, sur lequel l’Algérie comptait pour soutenir ses positions à l’international. En Afrique, l’idéologie socialiste a perdu du terrain. Les utopies véhiculées par le parti-Etat tombait de son piédestal, d’autant plus que parallèlement, l’Algérie a connu en 1988 des émeutes sociales massives qui ont conduit à une révision constitutionnelle et à une ouverture, certes limitée, vers le pluralisme politique et médiatique. Toutefois, cette ouverture est restée sous le contrôle de l’État par le biais du financement publicitaire et du soutien accordé aux médias par l’Agence nationale d’édition et de publicité (ANEP)
Les autorités algériennes ont mis en place un plan de contrôle bien cadenassé de la presse. Elles se sont appuyées sur l’expérience des journalistes de l’ère du parti unique, qu’elles ont transférés vers de nouveaux organes de presse avec de consistantes primes de départ pour financer les nouveaux médis. L’État a également mis à leur disposition les baraquements d’une caserne militaire Bachir Attar à Alger, transformée en Maison de la presse. Ces nouveaux journaux, comme El Watan, El Khabar ou encore Soir d’Algérie, bien qu’officiellement indépendants, sont restés soumis à la ligne éditoriale dictée par le pouvoir. Je me souviens d’une visite dans l’une de ces rédactions où nous avons assisté à un appel demandant de retarder l’impression du journal pour inclure une information sur le Premier ministre de l’époque, Mouloud Hamrouche. Plus tard, nous avons appris que toutes les rédactions situées dans la même caserne avaient reçu le même ordre. Aujourd’hui encore, c’est le régime qui contrôle directement la manne publicitaire à travers l’ANEP.
Le paysage médiatique algérien est-il complètement soumis ou agit-il par conviction et intérêt ?
La presse algérienne oscille entre soumission, conviction et opportunisme. Dans les années 1990, certains journalistes ont tenté de briser les tabous et d’aborder des sujets sensibles. Toutefois, avec le début de la guerre civile en 1992, les médias se sont rangés du côté de l’État. Ceux qui refusaient de suivre cette ligne étaient souvent victimes d’assassinats maquillés en attentats terroristes, les islamistes radicaux éliminant également leurs opposants, y compris des journalistes.
L’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika a marqué un tournant dans la presse algérienne, qui a connu une relative amélioration tant en qualité qu’en diversité. Toutefois, certaines "lignes rouges" sont restées intouchables, notamment l’armée algérienne, sacro-sainte, et le Maroc à injurier à volonté. Ce climat de contrôle n’a fait que s’intensifier après la maladie de Bouteflika, entraînant une détérioration du paysage médiatique. Un exemple frappant est celui du site TSA Algérie, qui, à ses débuts, était une plateforme d’information crédible, à mes yeux le meilleur de l’époque, où certains journalistes osaient même défendre le Maroc. Cependant, avec le durcissement du régime, la ligne éditoriale a subi un revirement total : les chroniqueurs favorables au Maroc ont été licenciés et le site est devenu un organe de propagande comme les autres, hostile au royaume.
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Pendant Le Hirak de 2019, il va particulièrement briller pour devenir une source d’information incontournable de toutes les luttes de la rue comme celles intra-armée. Le Hirak a ouvert une parenthèse de liberté dans la presse sans précédent, notamment en ce qui concerne les critiques contre même l’armée. Mais, cette période a été de courte durée. Aujourd’hui, le financement et la répression policière et judiciaire sont les principaux outils de contrôle de la presse en Algérie. Toute voix dissidente est rapidement réduite au silence, contraignant les plus audacieux à l’exile, notamment en France où ils continuent à s’exprimer.
La guerre médiatique entre l’Algérie et le Maroc est-elle une stratégie délibérée ?
Depuis la rupture des relations diplomatiques en 2021, l’hostilité médiatique algérienne a atteint un niveau inédit. Alger a consacré 22 millions de dollars en un an pour financer une armée de "trolls" numériques diffusant une propagande anti-marocaine sur les réseaux sociaux. Cette campagne de désinformation fait partie d’une guerre médiatique bien orchestrée contre le Maroc.
Abdelmadjid Tebboune lui-même a déclaré que la rupture des relations avec le Maroc avait pour but d’éviter une guerre ouverte que le régime dont il est l’une des expressions se poursuit par d’autres moyens, et notamment via les médias. L’Algérie applique une stratégie d’adversité ‘’cyclonique". Tel le cyclone elle se nourrit d’elle-même où l’insulte alimente l’injure dans une spirale qui ne semble pas avoir de fin. C’est une escalade des tensions qui pourrait, à terme, déboucher une confrontation directe.
Pourquoi tant d’efforts pour discréditer les réussites marocaines, qu’elles soient sportives, culturelles ou patrimoniales ?
Beaucoup d’Algériens adhèrent malheureusement à cette propagande. C’est une technique qui occulte jusqu’au nom du Maroc dans les succès pour ne mettre en valeur que ses échecs. Cette attitude vise à entretenir un pseudo ‘’complexe de supériorité’’ en affirmant que l’Algérien est meilleur que le Marocain en tout. Ce discours existe depuis toujours et s’est même traduit par des blagues dévalorisantes sur les Marocains. Il est donc naturel que les succès marocains soient systématiquement contestés.
Pour ce qui est du patrimoine, la transformation des débats à ce sujet en conflits est absurde. Dans les heures de rêve lorsqu’on fantasmait la construction d’un Maghreb uni et ouvert, on mettait en avant notre histoire et notre culture communes. Le couscous, le zellige ou encore le caftan sont des éléments partagés à travers toute la région. Il faut être insensé pour nier cette réalité, tout comme est insensé de ne pas voir que chaque pays a développé ses propres variantes, qui appartiennent dans leurs majeures composantes à un patrimoine commun façonné par l’histoire et les échanges entre peuples. Il y a bien un couscous algérien, mais il n’est pas marocain, ce n’est pas la même façon et l’arrivée ce n’est pas le même goût. Enfant, je me rappelle d’une épouse d’un membre de ma famille d’origine algérien qui portait un kaftan algérien, et ce n’était pas un kaftan marocain.
Il ne faut jamais que l’Algérie post-indépendance a hérité de vastes territoires annexés par la France et a dû intégrer dans la constitution de sa population diverses nouvelles entité qui ont absorbé l’urbanité de l’Algérie ottomane dans la rusticité d’une culture plutôt rurale. L’idéologie socialiste adoptée par le régime, n’a pas arrangé les choses. Elle a marginalisé le patrimoine au profit de ‘’l’industrialisation industrialisante’’ et autre ‘’révolution agraire’’. L’égalitarisme qui est un concept généreux, mal utilisé, induisant l’uniformisation et la rente généralisée n’a pas arrangé les choses. A la limite les constituants du patrimoine ont été au mieux négligés, au pire appréhendés comme des vieilleries rétrogrades. En outre la longue colonisation française a procédé à une réelle déstructuration de la société de l’Algérie ottomane.
À l’inverse, le Maroc, où le protectorat français n’a duré que quatre décennies, a préservé ses traditions. Sous Hassan II, le patrimoine et l’artisanat ont été valorisés. Des édifices comme le mausolée Mohammed V, la mosquée Lalla Soukaina à Rabat ou encore la mosquée Hassan II à Casablanca témoignent de ce souci de conservation et constituent un concentré des arts artisanaux du Maroc.
Mohammed VI poursuit cette politique avec des projets de rénovation des médinas et de mise en avant du patrimoine national. Le caftan marocain, aujourd’hui reconnu et valorisé, a bénéficié d’un développement constant, contrairement au caftan algérien, longtemps négligé et seulement redécouvert ces dernières années.
La bonne intelligence voudrait que l’on replace ces débats dans leur contexte historique et sociologique, et non les instrumentaliser pour alimenter des tensions inutiles. L’Algérie doit comprendre que nos destins sont liés, même à une époque où le monde tend à se replier sur les identités nationales et le nationalisme.
Comment peut-on aujourd’hui corriger les stéréotypes véhiculés auprès du peuple algérien ? Et la présence des supporters algériens à la Coupe d’Afrique des Nations à Rabat pourrait-elle provoquer un choc face aux descriptions négatives dont la capitale marocaine a été l’objet dans les médias algériens ?
Il existe une sorte d’adage il dit ‘’Pour s’aimer, il faut être deux". Autrement dit, si nous voulons surmonter les tensions et dépasser les malentendus, il doit y avoir une volonté commune. Ce que vous soulevez n’est pas sans précédent. En 1988, lorsque les frontières ont été ouvertes, de nombreux Algériens ont découvert que la réalité du Maroc ne correspondait en rien aux images déformées qui leur avaient été inculquées pendant des années. L’un des principaux facteurs ayant conduit l’Algérie à refermer ses frontières en 1994 a justement été cette prise de conscience par les citoyens algériens que la véritable situation du Maroc n’est pas aussi sombre qu’ils le croyaient. L’Algérie pour se repalcer dans le sens de l’histoire doit commencer par s’accepter telle qu’elle est.
Il y a quelque temps, j’ai vu une vidéo de l’opposant algérien Hichem Aboud, s’adressant à Saïd Chengriha, appuyant là où ça fait mal, il lui demandait s’il existait en Algérie des villes comparables à Rabat, Tanger, Fès ou Agadir. Ce genre de question remet en cause le discours officiel algérien qui tente de masquer la réalité du développement marocain qui ne correspond à l’idée qu’en véhicule les médias algériens.
L’histoire ne peut pas être fabriquée artificiellement, ne peut exister sans traces, même dans les cimetières, comme l’a souligné Ferhat Abbas, premier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). L’Algérie a connu plus de trois siècles de domination ottomane, suivis de plus d’un siècle et quart de colonisation française, ce qui a provoqué une rupture profonde dans la continuité historique de ce qui est devenu en 1962 l’Algérie. Ce fait est souvent ignoré par le régime et par de nombreux chercheurs algériens qui préfèrent occulter cette réalité.
Même si nous supposons qu’il y ait eu une entité politique algérienne avant ces périodes, il est indéniable que cinq siècles d’occupation étrangère ont laissé des traces indélébiles et fait des anciens occupants des affluents incontournables de l’histoire du pays. Il y a bien eu des croisements et à plusieurs niveaux. Actuellement on assiste à peine à une reconnaissance la part ottomane, mais on persiste à renier la part française. Le véritable problème réside dans la tentative du régime algérien de construire son identité historique aux dépens de ses voisins. Pourtant, l’histoire nous enseigne que la force d’un État ne réside pas uniquement dans son passé, mais aussi dans sa capacité à bâtir sur le présent un avenir prospère. Les États-Unis, par exemple, n’étaient pas une puissance mondiale il y a deux siècles, mais ils ont su se hisser au stade de la superpuissance grâce à leur développement industriel et technologique.
L’Algérie, qui se vante d’être le plus grand et le plus riche pays d’Afrique, aurait pu utiliser ses ressources pour le bien-être de son peuple et par ricochet des nations africaines. Si elle avait investi ses richesses dans le développement au lieu de les consacrer à des querelles stériles, elle aurait pu créer mieux qu’une "Dubaï africaine", un centre d’attraction économique et un modèle de réussite sur le continent. Elle serait devenue naturellement l’Etat-pivot dont le régime et avec lui beaucoup d’Algérien rêvent. Pourtant, elle persiste dans des politiques qui l’empêchent d’exploiter pleinement son potentiel. A ce jour, je ne comprends pas pourquoi ses dirigeants refusent de comprendre cette évidence.