Brèves considérations sur présence et la fonction de l’idée d’espace urbain dans la pensée

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« D’ici à 2050, la population devrait pratiquement doubler, ce qui fera de l’urbanisation l’un des principaux moteurs de la transformation du 21ème siècle ? Les populations, l’activité économique, les interactions sociales et culturelles et les retombées environnementales et humanitaires se concentrent de plus en plus dans les villes, situation qui pose d’énormes problèmes de viabilité touchant notamment le logement, les infrastructures, les services de base, la sécurité alimentaire, la santé, l’éducation, les emplois décents, la sureté publique et les sources naturelles […] nous prenons note des initiatives qu’ont prises certains gouvernements et certaines administrations locales en vue d’inscrire cette vision, comme sous le nom de “Droit à la ville”, dans leur législation, leurs déclarations politiques et leurs chartes. » (ONU, Déclaration de Quito, 17-20 octobre 2016)

L’esprit autant que l’exposé des motifs au principe de la « Fondation Safi » s’articulent d’entré de jeu autour des attendus et des implications théoriques et pratiques de la Déclaration de Quito. Déclaration qui s’articule, à son tour, autour de la « pensée planétaire » (Kostas Axelos) dont le pivot est la philosophie politique de la ville. Cette philosophie, dans un rapport symétrique aux implications de la Déclaration de Quito, est, elle aussi, habilitée à prendre part massivement à la réflexion sur la mondialisation sans précédent du phénomène urbain. Ce que Heidegger, dans son acte de penser le monde comme totalité mouvante, mais aussi dans son souci de sauvegarder la « heimat », visait à trouver une solution à ce qu’il appelle « La véritable crise de l’habitation ». La « heimat » est un mot allemand qui désigne la relation d’un individu humain avec une certaine unité sociale spatiale.

L’habitation, ou l’habitabilité, ne sont pas réductibles au défaut de logements. Elles consistent en ceci, que les individus et les groupements humains sont appelés à apprendre à habiter. Or, cet apprentissage passe par un médium incontournable : soit la « philosophie de la ville » et « Le droit à la ville ».

En clair, l’idée que sous-entend la Déclaration de Quito, c’est l’égalité urbaine ou le « droit à la ville », ou encore la justice spatiale. Or donc, les chefs d’Etats et de gouvernements, y compris celui du Maroc, membres de l’ONU font référence, dans cette Déclaration, au livre du philosophe français, Henri Lefebvre : Le Droit à la ville (Paris, Anthropos, 1968).

Au-delà des socles juridiques et éthiques sur lesquelles repose la Déclaration de Quito, à savoir : primo, la « Déclaration universelle des Droits de l’homme », secundo : la « Déclaration sur le Droit au Développement » (corollaire de la Déclaration du Millénaire et le Document final du Sommet mondial de 2005), – au-delà, dis-je, de ces deux socles, l’ensemble de ces instruments onusiens s’inspirent, implicitement ou explicitement, de la philosophie des Lumières.

Définie par Kant dans son livre intitulé : Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), cette vision du monde, qui donne une dimension cosmopolite et planétaire à l’existence humaine, se ramène aux questions suivantes dont les individus et la communauté du monde ne cesseront de chercher à donner des réponses :

1.  Que puis-je savoir ?

2 . Que dois-je faire ?

3 . Que m’est-il permis d’espérer ?

4 . Qu’est-ce que l’homme ?

La réponse à de telles questions d’importance réside dans l’emploi que les usagers et les acteurs de l’espace urbain pourraient faire de la conception philo-stratégique du « règne des fins », mieux : d’un tout de « toutes les fins ».

Nonobstant les considérations précédentes, ce recours à Kant ne doit pas agir comme l’arbre qui cache la forêt. Dans son livre : « Le Droit à la ville » (qui contient un chapitre intitulé : « La philosophie de la ville »), Henri Lefebvre écrit : « La philosophie naît de la cité », et cela depuis la gémellité de la Cité grecque et du logos philosophique jusqu’à l’ère contemporaine. De même, la ville moderne (et quoique cité antique, Safi est aussi une ville moderne), qui a oublié la relation avec la philosophie, est condamnée à renouer avec cette discipline et, plus précisément et entre autres, avec la théorie des « capabilités » d’Amartya Sen. L’importante contribution de cet économiste et philosophe indien à l’analyse des inégalités et aux théories philosophiques de la justice est connue. Cette contribution porte également sur la justice spatiale et, partant, sur la théorie de l’habitabilité saine, durablement développée, renouvelée, et en rapport direct avec ce que les individus possèdent et avec leur habilitation légitime à affirmer et à vivre leur propre mode d’habitabilité.

Les écrits de Platon et notamment : Criton (sur le devoir du citoyen), La République (sur la justice), le Timée et Critias (sur l’Atlantide), constituent un hymne à la Cité, et cela parce que l’acte de penser est foncièrement urbain, mieux : ses conditions de possibilité, d’émergence et de pérennité sont liées aux lois écrites et aux délibérations (l’Agora) rendues publiques concomitamment à la naissance de ce que Jürgen Habermas appelle « l’espace public de discussion ». En bref, chez Platon la disjonction ville/philosophie est inconcevable, sinon, c’est le retour du pagus (« pays ») par opposition à la polis et à la civitas.

En clair, la séparation de l’idée de la ville d’avec la philosophie aboutit à ce que voici : la société et l'État-nation seront dorénavant disjoints, et du point de vue de l’histoire de la philosophie, cette séparation aura dominée de la posture philosophique non-platonicienne au pré-hégélianisme. Autrement dit, il a fallu attendre la construction de la philosophie de Hegel pour voir les retrouvailles de ville et de la philosophie s’opérer de nouveau (après Platon). Mais, plus encore, ce sera Karl Marx qui avancera la thèse que la philosophie est non seulement un acte ou fait social, mais encore qu’elle se réalise dans le social, dans la cité. « Le droit à la ville » d’Henri Lefebvre ressortit de la découverte de l’espace urbain comme phénomène social total.

La quintessence d’une philosophie de la ville consiste dans la transmutation de cette philosophie en écosophie dont le pivot serait la justice spatiale, l’équité cognitive et épistémologique. Se situant dans le sillage de la Déclaration de Quito, la mise en perspective de l’exposé des motifs de la Fondation Safi visent à contribuer à relever un défi majeur : soit de désentraver des villes comme Safi de leur statut de villes victimes d’une série d’injustices, dont l’injustice épistémologique. Ce qui revient à poser la question cruciale de la ville de Safi en tant que ville qui possède son propre discours qu’elle construit sur elle-même et non un discours biaisé qui se tient sur elle et qui n’est pas d’elle, parce que venant hors d’elle. La fin de l’injustice épistémologique rime, ici, avec l’aliénation de la perception de soi et, en conséquence, avec une autochtonie imaginative, créative, positionnée et libre de mobiliser ses « capabilités ». Parmi ces « capabilités », il y a lieu de signaler la contribution majeur des navigateurs et des marins safiotes à la découverte d’autres mondes, tel fort probablement l’Islande et la côte est du Groenland, voire des Amériques… Or donc, étant donné les origines sociales fort modestes de ces navigateurs et de ces marins mais aussi le fait qu’il ne consignaient pas leurs découvertes et leurs exploits dans des relations de voyages écrites, nous en sommes frustrés et, plus encore, nous en sommes à combattre l’injustice épistémologiques dont sont victimes nos villes, y compris celle qui ont un passé portuaire chargé d’histoire. D’une histoire orale, certes, mais à laquelle on peut recourir en opérant une rupture d’avec le seul souvenir ou la seule symbolique dont elle est chargée, afin de passer de la répétition à l’acte de penser le temps présent et notre monde.

Comme on peut le constater, « Le Droit à la ville » ou le « Droit à Safi » ne peut se concevoir et se formuler que comme droit à une vie urbaine rétablie, métamorphosée, développée. Ainsi, on comprend mieux l’horizon d’attente ou les objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU tout autant que celles des théoriciens de la ville et de la production de l’espace pour qui le « Droit à la ville » n’est pas exclusivement un droit à un espace domestique. Ce droit doit se transmuer en droit à la participation tous azimuts : participation à la vie politique, à la vie économique, à la vie sociale, à la vie culturelle, à la vie écosophique qui associe le souci écologique au souci de soi et au souci de l’Autre ; à la vie écosophique qui associe l’esthétique spatiale à la justice spatiale et épistémologique.

Connectée à une éthique générale et appliquée, la ville de Safi, qui est du centre de nos retrouvailles et de nos travaux, ici et maintenant, se situe dans le sillage de la philosophie de la ville, mais également dans le sillage de la gouvernementalité urbaine marocaine autant que dans celui de la mise en œuvre des contenus de la Déclaration de Quito.

A l’instar de la ville de Safi évoquée par Hannon dans la Relation de son périple (-630 et -530, voire -425), ou de Safi merveilleusement décrite et étudiée par le Safiote l’encyclopédiste Mohammed Ben Ahmed al-Abdi al-Kanouni dans son livre : Safi l'ancienne, Safi la moderne – ou à l’instar de la Cité grecque version Platon, la ville de Safi est un espace urbain historiquement cosmopolite. En tant que ville portuaire adossée à l’Océan Atlantique et à l’intérieur du pays, Safi a toujours attiré, et continue de le faire, les mondes proches ou lointains avec lesquels elle est rapport. Mondes atlantiques, mondes méditerranéens, mondes africains subsahariens (Safi port de Tombouctou), mondes euro-asiatiques, mondes portuaires... Mais, Safi comme d’autres cités antiques, ou contemporaines, est une configuration urbaine où la pensée devient possible, où « ça » pense (pour faire référence à Freud). D’où la nécessité de concevoir des actions qui révèlent et affirment la relation de Safi avec ces mondes : nous pensons, ici, à titre d’exemple, aux Études atlantiques (Atlantic Studies).

Concernant le rapport de l’homme à l’habitat, les Atlantic Studies auront à prendre en compte où au triptyque heideggérien : « bâtir, habiter, penser » et, à la fois, le triptyque deleuzien : « percept, affect, concept ». C’est, nous semble-t-il, de la synthèse des éléments constitutifs de ces triptyques que devraient se décliner les pôles ou les axes thématiques autour des contours de l’habitabilité à Safi et au bénéfice de ses habitants (plus de 300 000) et de son arrière-pays.

Une des questions centrales qui se posent en matière de théories portant sur la ville a trait à ce que voici : si l’homo urbanus terrien urbain, est-il véritablement citadin ? C’est pour cette raison que, à côté du « droit à la ville », il serait légitime de faire appel à un « devoir de ville ». Le passage de l’urbanité à la citadinité est incontournable s’agissant du devoir de penser la ville et, en même temps, du devoir de penser ce qui, tout en étant hors-citadinité, c’est-à-dire le négatif de la ville, devrait être intégré à la ville et à la réflexion sur la ville. La discrimination spatiale ne saurait être, en la matière, de mise.

Si selon Al Farabi, la ville vertueuse ou idéale n’existe pas, il faudra croire en la diversité des possibilités d’habitabilité et, à la fois, en la combinaison de différentes façons de percevoir, de vivre et de conceptualiser la ville.

Et pour faire retour aux considérations introductives à nos propos actuels sur la ville, nous dirions ceci, que pour avoir saisir la portée pratique de cette combinaison des divers éléments constitutifs d’une ville, il faut faire retour à la philosophie, au cheminement de la pensée qui l’intégration participative de Homo urbanus. Effectivement, il n’est pas interdit de revenir à l’idée de participation-intégration inclusive, car « Le Droit à la ville », s’il est aussi un « devoir de ville », est un droit à la participation au développement de vie matérielle et immatérielle de la ville. En clair, ce droit devrait ouvrir la voie à la possibilité du renversement des injustices juridiques, spatiales, épistémologiques, etc., dont souffre la ville, pour les métamorphoser en chances, en justice que le législateur propose.

Last but not least, à travers le prisme du « Droit à la ville » et du « devoir de ville », on peut aborder diverses problématiques à même de naître de la mise en perspective urbaine que la ville de Safi et ses habitants nous invitent à inscrire en termes synchronique et diachronique.

L’ensemble des interrogations qui émerge de ce constat constitue, à mon humble avis, un champ d’investigation et de participation normatives et para-normatives dans lequel nous tous et toutes formulons les vœux de la perception renouvelée et transformée que tous les acteurs safiotes tout autant que les amis de cette ville sublime et singulière de notre littoral atlantique, et dans lequel ils aspirent à s’investir généalogiquement et durablement.

Pour notre part, cet investissement, mieux : cette implication participative au développement durable de Safi, qui ne peut être que multisectorielle, pourrait se décliner autour des pôles thématiques et heuristiques suivantes :

- Les droits humains des citadins ;

-  La diversité culturelle ;

-  Le développement durable et les objectifs du développement (ODD) ;

-  Le développement inclusif (qui intègre les questions climatiques et environnementales, ainsi que les groupes humaines vulnérables tels que les groupes marginaux, les migrants subsahariens, les néo-urbains d’origine rurale).

-  « Bio-politique » et développement humain durable et inclusif.

En offrant à la réflexion et aux échanges et débats dialogiques l’initiative prometteuse de nous associer, nous tous et toutes, au projet relatif à la ville de Safi, notre collègue M. Abdelkader Azriàa et les autres initiateurs de la « Fondation Sai » nous invitent à être les dignes héritiers des navigateurs et les marins marocains de jadis. Lesquels navigateurs et marins, quoique d’origines sociales modestes comme il est susdit, eurent à aller explorer les immensités de l’Océan Atlantique atteignant, avant Christophe Colomb, les terres amérindiennes boréales ou nordiques.

En définitive, la ville de Safi est multiple, tant du point de vue économique que des points de vue humain et culturel. Nous pensons, ici, aux logiques métisses qui ont combiné, dans cette ville du littoral atlantique, la mosaïque des groupements humains qui y vécurent et continuent d’y vivre ; – s’adressant à ces groupements humains créateurs de possibles et d’espérance, la Fondation Safi leur dit : si Safi et sa région sont adossés à l’Océan Atlantique, le développement durable et un environnement écologique non moins bénéfique constituent le vecteur de nos actions qui sont à inscrire dans le sillage de la Déclaration de Quito.

D’où la nécessité d’intégrer à la réflexion sur Safi et sa région, ce qu’un grand ami du Maroc, Edgard Morin, appelle « Le penser Global », et ceci en ayant présent à l’esprit l’idée d’équité spatiale, cognitive et scientifique dont de nombreuses villes du monde ont vitalement besoin.

1 Jean Desange, Carthage ou l’Empire de la mer, Paris, Seuil, 1977. Voir, aussi, Hassan Amili, Les Marocains et l’espace maritime, Doctorat d’Etat, Faculté des Lettres et Sciences humaines, Dhar El Mahraz, Fes, 2002, sous la direction de M. Ahmed Bouchareb.

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