Les musique al-Ala et Gharnati: des musiques savantes?

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On distingue depuis un certain temps trois grands types de musique: musique populaire, musique traditionnelle et musique savante. La fonction de base pour le premier type est une fonction festive de jouissance imm?diate brute et de d?foulement collectif ? travers l?emportement libre. A cause de cela, les bases de sa production et de sa consommation n?imposent ni de normes formelles d?finies d?avance pour ce qui est de la structure musicale globale (modes, rythmes, instruments, voix, etc.), ni de normes c?r?monielles de performance et d?ex?cution (i.e. qui a le droit de faire quoi, comment, quand et o??). Le deuxi?me type, la musique dite traditionnelle, a par contre des fonctions ethno-musicales d?termin?es par les dimensions ethnoculturelles et socioculturelles de la communaut? dont il symbolise la culture. A cause de cela, ce type est r?gi par des normes strictes portant sur la forme (formes musicales, instruments, costumes, etc.), sur les r?les (i.e. qui a le droit ? musiciens et audience ? de faire quoi, en fonction du sexe, de l??ge, du rang social, etc.?), sur le temps (nuit/jour), sur l?occasion sociale ou de calendrier naturel, ethno-confessionnel ou confr?rique et sur le cadre spatial et son am?nagement et distribution (int?rieur, enceinte, grand espace ouvert).

Comme l?indique son qualificatif, une musique savante n?a pas de charges communautaristes; et sa fonction est contemplative sur le plan esth?tique des dispositions particuli?res des sons vocaux et instrumentaux et des rythmes les encadrant. En cela, cette musique est plut?t sp?culative et c?r?brale qu??motionnelle ou de symbolisme de r?les sociaux de la soci?t? qui la produit et la consomme. C?est une fonction qui est satisfaite sur le plan de la sp?culation esth?tique, aussi bien pour le compositeur et/ou l?interpr?te que pour l?auditeur/consommateur (un m?lomane averti peut appr?cier une pi?ce juste en lisant la partition, tout comme on lit un roman sans faire bouger les l?vres). C?est pourquoi ce dernier type musical met l?accent sur les caract?ristiques formelles de l??uvre musicale aussi bien en composition qu?en interpr?tation. Par cons?quent, il exige de l?auditeur non pas une interactivit? ?motionnelle brute o? la facult? cognitive qui per?oit les formes sur la base d?un certain degr? d?initiation ou d?instruction esth?tique est absente, mais plut?t une grande concentration afin de saisir l?architecture globale de l??uvre musicale en soit, en tant que composition, ainsi que la qualit? de son interpr?tation particuli?re.

Ainsi, si les musiques dites ?populaires? et ?traditionnelles? ont, pour bases, des r?pertoires v?hicul?s et transmis oralement et dont on se familiarise, aussi bien en interpr?tation qu?en consommation, gr?ce au simple contact socioprofessionnel et/ou socioculturel, la musique savante est indissociable, dans sa composition et son interpr?tation, d?une formation syst?matique dans les sciences musicales (?chelles, modes, rythmes, instruments, voix et vocalise), des sciences qui rel?vent soit de la cognition formelle et math?matique (?chelles, modes, rythmes, m?trique), soit de la physique acoustique et de la technique (sons, instruments), soit de la physiologie (voix, vocalise). A cause de ces caract?ristiques, la musique savante est ?galement associ?e, aussi bien en composition qu?en interpr?tation, non pas ? l?oralit? comme seul moyen d??change, mais principalement ? l??criture. L??criture non pas seulement des livrets de paroles lorsqu?il s?agit du chant, mais surtout l??criture des m?lodies et rythmes sous forme de partitions. Ainsi, dans la musique classique occidentale par exemple, la r?f?rence identitaire d?une pi?ce musicale est sa partition ?crite et non pas une certaine interpr?tation particuli?re faite pas un orchestre donn? sous la direction d?un chef d?orchestre donn? et enregistr?e par une maison d??dition donn?e.

Parmi les diff?rents types de musique marocaine, il y en a certains qui sont qualifi?s pour les faire ?voluer afin d?acc?der au statut de musique savante. Il y en a m?me certains genres qui ont d?j? fait du chemin ? travers des si?cles dans ce sens, malgr? une certaine tendance ces derniers temps dans le sens d?un retour d?vient vers des cadres festifs de masse apr?s la disparition d?une g?n?ration de connaisseurs rigoureux qui sont partis dans le cadre d?une continuit? de la tradition orale de transmission et de l?inexistence de formation acad?mique syst?matique dans le domaine (la carte universitaire marocaine ne comprend ne serait-ce qu?un seul d?partement de musique). L?allusion est faite ici ? la tradition des musiques marocaines dites al-Ala et Gharnati. Ces deux traditions musicales incub?es pendant plusieurs si?cles dans certains milieux sociaux et ethnoculturels, musulmans et juifs au Maroc, repr?sentaient ? une certaine ?poque une musique savante relativement aux connaissances musicologique de l??poque; mais elles n?ont pas eu la chance de suivre le savoir et l?instruction musicologique de notre ?poque, ?voqu?s plus haut, y compris le savoir faire de direction d?orchestres.

Concernant le dernier point soulev?, le grand chantre ?paytane? juif de Mekn?s, Rabbi David Ben Hassine (1722-1792) avait d?j? fait ?tat de sa frustration en comparant les progr?s de la musique savante en Occident avec l??tat o? se trouvait la musique d??lite dans son pays. Dans l?introduction ? son monumentale recueil de po?mes liturgiques intitul? ????? ???? ("Psaume pour David"), ce grand chantre et po?te mystique nous raconte un ?pisode de voyage. En se rendant ? Gibraltar, il s?arr?ta quelque part dans la ville, dit-il, devant un orchestre qui jouait une pi?ce de musique. Il fut fascin?, dit-il, par la coh?rence d?un orchestre dirig? par un chef qui, par ses gestes, r?gle la mesure, contr?le le tempo et le doigt?, un orchestre dont les membres disciplin?s partagent leur attention entre les partitions ?crites et les gestes du chef. Il fut ?galement fascin? par la justesse des instruments, dont les sonorit?s participent ? l?harmonie sans aucun brin de d?phasage ou de cacophonie, contrairement aux traditions d?amateurisme et d?improvisation qui caract?risent la musique d??lite chez lui dans son pays.

Qu?est ce qui a donc chang? depuis le temps de ce t?moignage de Rabbi David Hassine, ? part un retour, mena?ant ces derni?res ann?es de replonger de nouveau les musiques d??lite dans la festivit? et l??motionnel (agitation, danse libre, cris d?emportement, claquement des mains, etc.)?

Le tr?s riche tableau des musiques marocaines compte beaucoup de genres originaux de musique traditionnelle, dans le sens d?finit plus haut (malhun, ahwash, ahidus, a?ta, etc.), malgr? ce qui menacent aujourd?hui s?rieusement les identit?s formelles de ces genres ? cause de la d?sint?gration de plus en plus pr?cipit?e des cadres socio-?conomiques et environnementaux associ?s ? leur modes de production, ainsi que la commercialisation folklorique dont ils font l?objet dans le cadre des formats du nouveau business de l??v?nementiel. De par leurs m?lodies originales - quoique souvent simples en termes de composition - mais ?galement gr?ce ? leur riche r?pertoire de rythmes binaires (4/8, 6/8, etc.) et non binaires dits ?boiteux? (3/8, 5/8, 7/8, 9/8), ces genres offrent pourtant un fond consid?rable de th?mes musicaux susceptibles d??tre d?velopp?s en autant d??uvres musicales savantes de haut lieu ? la mani?re de ce que les compositeurs pionniers de la musique classique occidentale ont fait avec les airs folkloriques europ?ens. Mais pour r?aliser des choses de ce genre, tout comme pour une remise ? niveau des musiques al-Ala et Gharnati, cela d?pend de la place de l??ducation artistique en g?n?rale, et musicale en particulier, au sein du syst?me ?ducatif en vigueur, ainsi que de la place des ?tudes musicales dans le syst?me acad?mique, deux places, jusqu?? maintenant vides.

En guise de conclusion, on a souvent avanc? le faux alibi de l?incapacit? du syst?me ?occidental? de notation musicale (qui est en fait maintenant universel) ? traduire toute les affinit?s (fractionnement des demi-tons), les nuances ornementales (m?lismes, appogiatures, agogiques) et de tempo, qui caract?risent la musique dite ?orientale?. D?abord, il est bien ?tabli que les musiques al-Ala et Ghanati, de par leurs substrats berb?ro-ib?riques ne fractionne pas les demi-tons, ? la diff?rence des muwashah de l?Orient par exemple; ensuite, ce genre de probl?me se pose m?me pour la musique occidentale savante elle-m?me, et les signes orthographiques d?alt?ration ne cessent d??voluer ? cause de ?a et ne se limitent plus au seuls b?mol, di?se et b?carre. En se dotant d?un syst?me orthographique universel de notation qui fasse partie int?grante des instruments de composition et d?interpr?tation, ces musiques s?inscriront, par l? m?me, dans la perspective de l?universel qui fait qu?une symphonie de Haydn, un concerto de Beethoven ou une nocturne de Chopin puissent ?tre interpr?t?s par des marocains, des japonais ou des cor?ens sur la base des partitions. Les interpr?tations les plus raffin?es jusqu?ici de la musique maroco-andalouse ont d?ailleurs ?t? r?alis?es par un orchestre isra?lien de 50 membres d?origines russes et marocaines. Il s?agit de l?Israeli Andalusian Orchestra (??????? ????????? ?????????; voir Ici) dont l?un des fondateur est le musicien musicologue compositeur et chef d?orchestre, le saouiri d?origine, Avi Eilam Amzallag. Et pour conclure d?finitivement ce texte, je propose un beau sp?cimen de ces musiques andalouses qui sont en passe de devenir savantes et universelles: une prestation faite le 04 11 2014 ? l?occasion de la Cinqui?me Rencontre sur le la Po?sie et le Chant liturgique Andalous (????? ????? ????? ????? ?????? ???????) organis?e par le Centre Dahan de l?Universit? de Bar-Ilan:

Piano, ?d et orchestre avec deux solos (deux superbes voix, d?Abdessalam Soufiani et d?Emile Zrihan). Au clavier, le grand virtuose fran?ais d?origine oranaise, Morris El-Mediouni,?qui perp?tue notamment le r?pertoire de Houssine Slaoui un peu partout dans le monde (sp?cimen Ici). La pr?sentation est faite par Shimon Ohayon, originaire de Mekn?s, directeur du Centre Dahan et membre de la Knesset isra?lienne, ?lu le 22 janvier 2013. Ecoutez: Ici

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