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''Fath Al Andalous'' et ''Mektoub'' sur le gril de la critique - Par Bilal TALIDI
La différence entre les critiques de ces deux œuvres artistiques réside dans leurs motivations respectives. Les premiers se fondent sur une interprétation du récit historique, tandis que les seconds, portant une vision moralisante de l’art, ont axé leurs critiques sur les missions et le rôle de l’expression artistique.
Un débat enflammé a éclaté ces derniers jours autour de deux productions artistiques. La première, «Fath Al Andalous», est un biopic retraçant la vie et l’œuvre de Tarik Ibn Ziyad. La seconde, «Mektoub», revient sur un important personnage artistique dans l’histoire du Maroc, en l’occurrence la «Cheikha» (cantatrice de chants populaires).
Le débat suscité par la série Fath Al Andalous (Conquête de l’Andalousie) part d’une controverse sur l’Histoire, ou plutôt sur une version de l’histoire de Tarik Ibn Ziyad, en invitant dans la polémique l’adversité entre deux composantes de l’identité marocaine (arabe et amazighe) censées complémentaires, sinon homogènes au vu de nombreux facteurs.
Deux approches pour un même objectif
Les contempteurs de ce biopic ne se sont pas contentés de critiquer l’œuvre, mais sont allés jusqu’à poursuivre en justice ses producteurs (une plainte a été déposée dans ce sens), réclamant tout bonnement la suspension de sa diffusion sur les chaînes nationales.
La controverse autour de Mektoub s’est inscrite dans un autre registre. Elle s’est concentrée sur la critique de son message artistique en remettant en cause le personnage de la cheikha comme source d’inspiration d’une production audiovisuelle, n’hésitant pas à insinuer qu’on serait dans cette série en présence d’une opération de détournement de l’attention du public de symboles authentiques de la société (scientifiques, intellectuels, etc.) au profit de modèles de personnes considérées, selon les tenants de cette thèse, comme l’incarnation de valeurs viles véhiculant des exemples déviants pour les jeunes générations.
La différence entre les critiques de ces deux œuvres artistiques réside dans leurs motivations respectives. Les premiers se fondent sur une interprétation du récit historique, tandis que les seconds, portant une vision moralisante de l’art, ont axé leurs critiques sur les missions et le rôle de l’expression artistique.
Les premiers ont dépassé les limites de la critique et plaidé pour le jugement des artistes et la suspension de la production de la série décriée.
Les seconds ont pris pied, nonobstant la violence de leur critique, sur l’ordre moral, préférant mettre en cause les responsables des chaînes du pôle public, leur reprochant notamment de ne pas avoir convenablement considéré les messages véhiculés par ces œuvres artistiques et de ne pas avoir conditionné le soutien des fonds publics qui leur est accordé à la protection des jeunes et à la prise en compte des messages ainsi envoyés à la société.
Deux critiques, deux réactions
Il n’est pas insignifiant de relever que l’une, la critique morale, a été l’objet d’une cabale médiatique, alors qu’en face on a accueilli avec beaucoup de tolérance les critiques du récit historique de Fath Al-adalous qui ont réclamé son interdiction et sa saisie dans un langage digne de l’inquisition.
Ce paradoxe révèle que l’identité de la source émettrice de la critique est déterminante dans les réactions qu’elle suscite, alors même que dans un cas comme dans l’autre le danger niche dans la nature du débat et ses finalités.
Levée de boucliers médiatique quand il s’agit des défenseurs de la moralité, oubliant qu’aussi acerbe ou incapable soit-elle de saisir l’œuvre dramatique et ses spécificités, une critique morale reste une critique tant qu’elle ne dépasse pas ces limites pour inciter à la haine contre une production artistique et ses auteurs.
Indulgence lorsqu’il s’agit d’une sérieuse controverse et une profonde divergence sur la lecture des données de l’Histoire, allant jusqu’à se transformer en appel au jugement et à la saisie d’une œuvre artistique.
‘’L’art engagé’’
Certains qui craignent la critique morale plaident que la critique d’une œuvre d’art devrait rester dans les limites de l’éminemment artistique, et qu’il faut impérativement dissocier morale et art, et plus généralement art et religion.
Sauf que bien des courants artistiques, dont ceux notamment adeptes de la critique artistique stricto sensu, défendent ardemment l’art engagé. De nos jours encore, des personnalités artistiques de renom ne croient pas en l’art pour l’art et défendent mordicus l’engagement politique et sociétal dans leurs œuvres, tant ils sont convaincus que l’art est porteur d’un message et que l’expression artistique ne peut en aucun cas se placer en porte-à-faux de sa mission sociétale au nom de liberté de création. De ce point de vue, la liberté de création perd tout son sens si l’œuvre artistique ne se meut pas en critique vigilante des maux sociaux ou ne porte pas de messages reflétant la contribution de l’expression artistique à corriger et à transformer la société.
La cohérence intellectuelle voudrait dans la logique de ce raisonnement que l’on ne cède pas aux peurs si certains adoptent la critique morale d’une œuvre artistique, quand bien même cette critique émanerait de sphères extra-artistiques. Les artistes sont censés être les premiers à assimiler cette critique et à lui accorder un espace d’interaction. Qui mieux qu’eux, en effet, pour savoir que les écoles artistiques s’accommodent parfaitement de l’engagement exprimé par des dizaines de philosophes, penseurs et artistes, adopté jusqu’à naguère et peut-être encore aujourd’hui par de nombreux courants idéologiques de gauche. Car, in fine, l’engagement incarne une position philosophique, intellectuelle et politique basée sur une conviction légitime consistant à identifier la finalité du travail artistique dans le cadre plus général d’un projet de société.
Les tenants de la critique morale sont probablement moins intéressés par l’art ‘’intuitu personae’’ que par sa thématique et sa mission. Ils sont très sensibles aux questions de la vertu et de la morale au sein de la société, à la préservation des relations sociales, à la protection de la famille et de l’enfance... Des questions importantes pour eux qui justifient leur recours à ce type de critique qui a besoin d’être mieux cultivé pour passer de la discussion thématique à l’analyse de l’expression artistique.
Le nécessaire dialogue
La critique morale émanant des prédicateurs et des théologiens ne devrait pas, à mon sens, être une source de peurs, tant qu’elle reste dans la sphère de la critique et ne se transforme pas en brandon de discorde sociale et d’incitation à l’hostilité à l’expression artistique. Ceux-là sont dépositaires d’un message social important et il convient d’établir avec eux des passerelles de dialogue à l’instar de ce qui s’est produit dans certaines expériences arabes qui ont favorisé une compréhension mutuelle.
L’ouverture du prédicateur sur le travail artistique est de nature à changer beaucoup de ses convictions arrêtées, tout comme l’ouverture de l’artiste sur le monde du prédicateur et son interaction avec sa critique morale est à même d’aider à mieux appréhender ses préoccupations.
L’exemple du prédicateur égyptien Cheikh Metwali Châarawi est un modèle éloquent dans ce registre. Des propos attribués à nombre d’éminents artistes égyptiens font état de relations cordiales qu’ils ont tissées avec ce Cheikh et qui ont permis une interaction mutuellement bénéfique, sans que l’art ne soit impacté par l’ouverture de cette passerelle.
Ce qu’il faut craindre, c’est le type de critique qui se transforme en outil de confiscation fébrile de la parole, d’incitation de la société à l’agitation, prompte à passer allègrement du débat serein à l’inquisition pour un simple désaccord sur la lecture de l’Histoire ou d’une mésentente sur les éléments ayant façonné la personnalité d’un personnage de l’Histoire du Maroc.
C’est par ce genre d’intransigeance que la controverse a enflé et les questions ont fusé pour savoir qui de l’identité amazighe ou arabe de Tarik Ibn Zyad a le plus impacté son action ; s’il avait agi indépendamment en tant que leader amazigh ou sur instigation de son supérieur musulman Moussa Ibn Noçaïr ?
La critique morale est à la fois recevable et compréhensible du fait que les prédicateurs placent constamment la vertu comme l’unique étalon de la conformité ou non d’une œuvre ou d’un comportement avec ce qu’ils considèrent les valeurs devant guider la société. Il serait plus utile dans ce cas de substituer à la confrontation, le dialogue avec eux pour qu’ils puissent saisir la nature du travail artistique et les subtilités des arts et les aider à rectifier leurs erreurs de jugement sur la pertinence de l’œuvre et de son message subliminal.
L’artiste, lui, serait en mesure de mieux comprendre la logique d’un acteur social important soucieux de voir l’expression artistique contribuer à la valorisation de la vertu, à ses yeux, au lieu de se concentrer sur d’autres moins exemplaires.
Le danger du type de critique faite à Fath Al-andalous est qu’elle ne s’arrête pas aux frontières de l’art. Elle les déborde pour étendre son emprise à l’Histoire, à tous les domaines du savoir et à l’ensemble de ses acteurs. Cette critique s’arroge le droit de juger l’historien, l’archéologue, le politologue, le sociologue, l’anthropologue et bien d’autres, pour peu que leurs outputs scientifiques ne soient pas compatibles avec leur projet idéologique fondé sur des préceptes identitaires.