HOMMAGE : Abdelmjid Dolmy : le géomètre du rectangle vert et l’homme de goût – Par Rédouane Taouil

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La maestro du ballon Abdelmjid Dolmy (20 août 1953 -27 juillet 2017) avec un autre maestro, du luth, le compositeur Saïd Chraïbi (2 février 1951 – 3 mars 2016); prix du Plectre d'or au Bagdad de 1986

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« O maestro é o número seis». C’est cette déclaration du fabuleux soulier d’or du XXème siècle, le petit Pelé, Eusebio, dans un hôtel de Guadalajara en juin 1986, qui offre le baptême de cette légende du ballon rond au Maroc. 

L’évocation de ce surnom va d’emblée droit au cœur du temps des émerveillements et avive les souvenirs éperdus d’objets et de lieux éveilleurs de sensations et de songes d’antan : le charme des photographies d’actions dans les stades du football découpées des journaux et apposées à l’aide d’un colle à l’odeur d’amande, loin du regard des parents qui ne supportent pas que les images viennent se substituer aux textes dans les cahiers d’écolier ; la magie de la radio qui, dans l’intimité et la communion qu’elle suscite, émet des chansons et des paroles qui épanouissent le goût des rimes et des mélodies, de la grammaire et des contes ; la frissonnante invitation au rêve des rivages lointains des posters épinglés sur le mur de Brel ou de Hendrix dont l’écran en noir et  blanc diffuse souvent les rythmes de sa guitare et de ses dents ; la découverte de l’éblouissement des yeux dans les salles de cinéma et des frémissements des matches dans un Casablanca haut en quatre couleurs du RAC, du TAS, du WAC et du Raja et de moult autres équipes dont entraîneurs, joueurs et supporters assurent avec dévouement la soudure sociale dans les cités.

En citant le numéro du maillot du joueur admiré, Eusebio n’imaginait pas qu’il allait pointer un chiffre qui ne peut plus être envisagé en dehors de son référent : un maestro du rectangle vert, fin géomètre de passes et  magicien de dribbles et de petits ponts dont des mémorables à l’exemple du célèbre but du petit Pelé consécutif à un corner qu’il a tiré lui-même. Bien que consacré milieu de terrain, il use, à la défense comme à l’attaque, du même art et subjugue autant les spectateurs tous admirateurs. D’un talent impressionnant, il a même, à l’orée de sa carrière, gardé les buts et connu l’angoisse et la solitude du moment du pénalty. A l’image d’un chef d’orchestre qui unit dans une même harmonie divers sons, il faisait battre à l’unisson les cœurs des supporters des Rouges et des Verts. Sans doute, aucun joueur n’a-t-il brillé à cet égard d’un tel éclat.  Sa prestation au sein du onze national face à l’équipe nationale du Portugal à la coupe du Monde de 1986 en a fait un Maestro sans baguette. Quel magnifique mercredi : tout le pays de la lune pourpre exulte durant une nuit blanche teintée de liesse en hommage à l’exploit du Mexique. Les feux du talentueux joueur scintillent encore à merveille lors du match des huitièmes de finale contre l’Allemagne de l’Ouest où il brise avec autant d’élégance que de force les assauts de l’emblématique  Rummenigge.

Dans « Le rouge et le noir » Stendhal trace le portrait d’un personnage ardemment avide d’ascension sociale, Julien Sorel, qui n’hésite pas à mettre l’hypocrisie et le cynisme au service de son ambition.  Le glorieux Maestro est aux antipodes de ce héros du XIXème siècle dont les émules aux couleurs contemporaines sont légion. Fidèle à ses origines sociales et à sa cité, il cultive les valeurs d’humilité et de dignité et reste attaché à ses goûts du sublime, loin du spectacle de la laideur. Ame faite de la communion dans les petits bonheurs de l’enfance et d’une éducation dans la sobriété et le dédain de l’ostentation, il refuse d’intégrer des clubs d’outre-méditerranée et de s’arracher à son Maroc aimé. Adepte de l’amitié comme fraternité, son accolade toujours chaleureuse est une invite au rire tendre et cocasse et aux plaisanteries subtiles, à l’évocation de films inoubliables ou d’acteurs favoris comme la gracieuse et étrange Faye Dunaway ou l’incarnation des anti-héros, Steve McQueen, ou à l’écoute complice des sanglots de la trompette ou du saxophone, des doux soupirs des cordes de guitare, de luth ou de sitar. Il aime à partager les lamentations de «Ma vie c’est toi » du chantre du Nil, les exhortations à s’inspirer des fleurs de Zakaria Ahmed, la complainte à la mer de Amin Hassanine, la célébration des joies sur les rives de l’amour de Karem Mahmoud autant que l’innombrable chant profond de l’astre de l’orient. Amoureux des seventies, il chérit de faire part de son admiration de la fusion du blues et de Country des Creedence Clearwater Revival ou des rythmes produits par la guitare de John Lee Hooker et la capsule de bouteille attachée à sa chaussure ou encore de la voix grave de Janis Joplin. D’une bienveillance sans cesse en veille, il s’interdit d’aborder tout sujet susceptible de créer des litiges ou des malentendus à commencer par le football, comme il récuse que la sympathie se manifeste par antipathie à l’égard d’autres. Quand il dit, sur le ton de la confidence, qu’il apprécie l’équipe moissonneuse de coupes du trône dans les années soixante, le KACM, il le motive par le plaisir qu’il a à déambuler dans Marrakech, ville d’origine de sa famille. Sa discrétion trahit moins la timidité que le respect scrupuleux du choix de chacun et des empreintes inexorables du destin. Sa pudeur, exemplaire, est le contrepied des exhibitions des egos qui participent de l’étouffement des élans de vie par la surabondance du futile et de l’inconséquent et l’excès de l’évanescent. A la question : pourquoi vous  ne parlez jamais de votre vie ? José Luis Borges répond : « que voulez-vous que je dise de moi !je  ne sais rien de moi, je ne connais pas la date de mon décès ». Par son humour paradoxal et son sens de la dérision,  le Maestro serait un digne descendant de cet écrivain au style unique. Réfractaire au brouhaha régnant, qui est un flot ininterrompu de propos superflus, ennuyeux, obséquieux ou vénéneux, il fait vœu de silence faisant à son insu sienne la sentence de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler il faut le taire ». Quand il lui arrivait de livrer des impressions, des pressentiments ou des fragments de vie, il honorait l’école publique dont il ne manquait pas de louer les mérites injustement oubliés à l’occasion d’échanges sur l’état de l’enseignement aujourd’hui. Qu’on se rappelle son intervention à l’émission Téléfoot de la station hexagonale lors du Mondial 86. Romantique en ces temps de compétition sans merci, il nourrit une aversion aussi discrète que profonde à l’égard de la tyrannie de la réussite. Son équipe, le Raja, qu’on surnommait Boca Junior du temps de Père Jego, n’était-elle  pas animée plus par l’offre de fêtes aux yeux que par la victoire ? «  Le succès n’apprend rien : il est aussi bête que la chance, que l’argent, que l’amour partagé ». Le Maestro semble adhérer à cette maxime sous laquelle Jean-Marie Rouart place son éloge des vaincus de la vie. Sa présence au monde repose sur une prise de distance avec la vulgaire réalité. La poursuite maladive des intérêts au mépris des lois et règles a, en effet, de quoi exaspérer. Elle convertit la qualité en défaut, le vice en vertu, l’infraction en norme de comportement, l’imposture en posture de puissance, l’incompétence en atout et l’envers en endroit. Le libre cours des égoïsmes transgressifs sécrète des ambitions destructrices et des rivalités de cupidité, obscurcit les principes de conduite et instaure l’ambiguïté. Faute de repères qui modèrent les appétits, les comparaisons que font les uns et les autres de leurs positions et de leurs regards mutuels  creusent les fractures et abiment la société.

En somme, les belles partitions du Maestro et sa compagnie enchanteresse, les ravissements d’hier et les désolations d’aujourd’hui sollicitent indubitablement l’expression nostalgique de la mémoire. Ainsi que le clame Fernando Pessoa, compatriote du célèbre ailier gauche portugais, magicien des centres, Paolo Futre :

 « De nostalgie blessée/ mon âme se languit/ Non pas de moi-même ou du passé que je vois/Mais de celui qui m’habite ».

Quelle saudade que de songer, les étincelles vives du souvenir aidant, que la légende du Maestro rejoint l’aura de son baptiseur, Eusebio, ainsi que l’épopée de « l’ange aux jambes tordues », Garincha.  Le temps de l’émerveillement est rond comme un ballon et sa mélodie est fatalement ruisselante de douceur. 

 

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