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LE MAROC AU TOURNANT DU VINGTIÈME SIÈCLE, LE SULTAN MOULAY ABDELAZIZ, PRÉCURSEUR DE LA MODERNITÉ MAROCAINE, VU PAR MUSTAPHA SAHA
Loin des clichés colonialistes rapportés par le journaliste britannique contemporain de Moulay Abdelaziz, William B Haris*, Mustapha Saha apporte un éclairage posé qui restitue le souverain dans son contexte.
MAP – 24 Juin 2019. Le sociologue et éditorialiste Mustapha Saha a mis en exergue, dimanche, le rôle du Sultan Moulay Abdelaziz (1894-1908) en tant que précurseur de la modernité marocaine.
Intervenant dans le cadre d'une émission sur les ondes d'une Radio lyonnaise, M. Saha est revenu sur une page importante de l'histoire du Royaume, en jetant la lumière sur les étapes marquantes du règne du Sultan Moulay Abdelaziz.
Loin des clichés colonialistes rapportés par le journaliste britannique contemporain de Moulay Abdelaziz, William B Haris*, Mustapha Saha apporte un éclairage posé qui restitue le souverain dans son contexte. Malgré son jeune âge, le Sultan Moulay Abdelaziz était un Souverain "avant-gardiste" et "visionnaire" qui vouait une grande passion pour la science et l'innovation, a relevé le sociologue. Doté d'une grande "curiosité intellectuelle", le Sultan Moulay Abdelaziz avait "un regard tourné vers l'Occident où la révolution industrielle et technique se matérialisait par des inventions miraculeuses", a-t-il expliqué. Il s'intéressait ainsi aux découvertes de la science et aux innovations techniques, ainsi qu'aux derniers progrès dans les domaines des télécommunications, de l'électricité et de l'automobile entre autres, a ajouté M. Saha.
Évoquant l'exemple de la ville de Tanger, dont le Sultan Moulay Abdelaziz avait fait sa capitale diplomatique, M. Saha a souligné qu'elle est devenue au début du 20ème siècle "une capitale mondiale de la modernité" qui a inspiré une multitude d'écrivains, de philosophes et d'artistes. Le sociologue marocain a, par ailleurs, relevé que le Sultan Moulay Abdelaziz avait également de nombreux talents artistiques et pratiquait notamment le dessin, la peinture, la photographie et la calligraphie. Citant un article du journaliste britannique Walter Burton Harris paru, à l'époque, au journal " The Times", il a souligné que le Sultan Moulay Abdelaziz "donnait à tout ce qu'il sortait de ses mains un cachet artistique".
M. Saha n'a pas manqué, en outre, de mentionner le rôle important du Sultan Moulay Abdelaziz pour contrer l'expansionnisme français au Maroc, ainsi que les réformes financières et administratives qu'il avait engagées pour améliorer le quotidien de ses sujets.
*Le Maroc disparu
Le Sultan Moulay Abdelaziz (1878 – 1943)
Le Sultan Moulay Abdelaziz (1878 – 1943)
BOU HMARA, FAUX SULTAN ET VRAI REBELLE.
PAR MUSTAPHA SAHA.
Le véritable nom de Rogui Bou Hmara, l’homme à l’ânesse, est Jilali ben Driss Zerhouni el Youssefi. Il vient au monde en 1860 ou 1965, selon les sources, sur le mont Zerhoun dans une famille pauvre des Ouled Abbou, fraction de la tribu des Ouled Youssef. La date de naissance des marocains, inscrite ou non dans les registres civils, est aléatoire jusqu’à l’indépendance. Driss Chraïbi raconte, dans ses récits autobiographiques, des anecdotes savoureuses à ce sujet. L’incertitude historique alimente le mythe, probabilise l’autofiction reconstructive. Bou Hmara appartient à une longue tradition où la mémoire collective refaçonne les insurgés en héros thaumaturgiques. L’hétéronyme Bou Hmara assure la fonction de l’énigme, habite les mémoires comme une empreinte hallucinatoire, hante les conversations comme un spectre fascinatoire. L’homme à l’ânesse est équivoque, notable et barbaresque, redoutable et canularesque. C’est finalement le compagnonnage de l’ânesse qui le fait entrer dans la légende comme Rossinante, la jument squelettique de Don Quichotte. Plusieurs interprétations circulent sur cette caractéristique burlesque, extravagante, clownesque. Bou Hmara serait un érudit qui ne se sépare jamais de sa bibliothèque qu’il transporte partout sur sa bourrique. Le contraste, dans ce cas, est frappant entre le savant et sa science profuse, et l’ânesse et son ignorance confuse. La symbolique se prolonge au-delà de cette opposition. L’âne n’est-il pas le qualificatif ironique du makhzen ?
L’autre explication du surnom Bou Hmara relève du marketing politique. Bou Hmara se construit une image de sauveur messianique. Il arrive dans les villages sur son ânesse pour démontrer qu’il est proche du peuple et se distinguer du sultan, inapprochable, sur son cheval majestueux. Son deuxième surnom Rogui l’identifie à un glorieux prédécesseur, Jelloul Rogui, de la tribu Seffiane dans le Ghrab, qui, en 1962, soulève une bande de partisans, défie le sultan Moulay Mohammed Ben Abdellah, assassine le caïd de sa région avant d’être éliminé dans la zaouia Moulay Driss Zerhoun. Le fait que Bou Hmara se fasse également surnommer Rogui marque une filiation spirituelle savamment cousue. L’un et l’autre se rattachent au mont sacré de Zerhoun. L’un y est né. L’autre y est mort. Le mot rogui, signifiant frondeur, insoumis, séditieux, ponctue comme une note exotique la littérature coloniale. Paul Claudel le consacre dans Le Soulier de Satin : « Et en Afrique même, tous ces princes, caïds, marabouts, roguis, bâtards et renégats. Vous, au milieu, faisant la banque et vendant de la poudre ». Belle illustration du diabolisme spéculateur, manipulateur, prévaricateur des colonisateurs qui signera la damnation de Bou Hamra.
Bou Hamra fait preuve, tout au long de sa courte existence, de véritables talents d’imitateur, de magicien, d’illusionniste, de comédien, d’usurpateur d’identité. Il brouille les pistes pour s’ouvrir le chemin du pouvoir. Il multiplie les désinformations, les intoxications, les rumeurs. Un fake-newser avant la lettre. Il se fait proclamer sultan en se faisant passer pour Moulay M’Hamed, frère aîné de Moulay Abdelaziz. Il est obsessionnellement travaillé par le complexe d’Iznogoud. Il veut, à tout prix, devenir roi à la place du roi. Il siège et baroude en tenues princières. Il surpeuple son harem en se mariant avec une jeune femme de chaque tribu conquise. Il s’entoure de prédicateurs, de déclamateurs, de saltimbanques qui répandent ses louanges et ses glorifications dans les souks et les moussems, les vallées et les montagnes. Le berbère s’invente une ascendance chérifienne. Dans l’histoire du Maroc, tous les fondateurs des dynasties, des principautés, se réclament de la généalogie du prophète. Bou Hamra est assurément atteint par la folie des grandeurs, maladie commune des tyrans, à quelque échelle qu'ils sévissent, du césarisme mondial au despotisme municipal. L'autocrate se place d'emblée au-dessus des règles pour imposer sa seule et unique loi. Le monde n'existe que parce qu'il en est le maître. Il accapare les pouvoirs, monopolise les avoirs, persécute les détenteurs du savoir. Il traite ses alliés comme des ennemis et ses amis comme des adversaires. Et quand il est gavé d'omnipotence, il dégorge ses déboires sur ses derniers serviteurs, creuse sa propre tombe, édifie par avance un mausolée à sa gloire.
Bou Hamra excelle dans la reconstruction romanesque de son existence. Difficile de démêler le vrai du faux dans cette existence rocambolesque. Il aurait accompli son initiation coranique dans une oasis océanique du Sahara occidental, Lamssid, un haut lieu du soufisme, de quoi s’acquérir, dès la prime jeunesse, un lustre de pureté et un label de sainteté. Il aurait poursuivi ses études à Fès dans une promotion de futurs ingénieurs (Tolba Mouhandissine), et d’autres cursus à Tlemcen, à Alger, avant de rejoindre l’Ecole des Ponts et Chaussées à Paris d’où il serait sorti diplômé en topographie et où il aurait appris l’art de la guerre. Il se retrouve donc, à son retour au Maroc, haut-fonctionnaire, chancelier du khalife de Fès, Moulay Omar, frère du sultan Moulay Hassan. Moulay Omar, qui conteste l’intronisation de son neveu Moulay Abdelaziz, est banni avec sa cour par le grand vizir Ba Hmad. Bou Hmara se retrouve provisoirement en prison où mûrissent ses ambitions gigantales. Dès sa libération, il soulève les tribus du nord en dénonçant les compromissions avec les puissances occidentales. Il s’érige en défenseur incorruptible de la bannière musulmane. Il gagne tous ses combats sans coup férir. Il devient rapidement le maître absolu de l’Oriental et fait de la ville fortifiée de Taza sa capitale.
Puis, Bou Hmara, au faîte de sa gloire, commet l’erreur irréparable, la faute inexpugnable, le péché rédhibitoire. Il pactise avec le diable. Il cède des exploitations minières aux espagnols contre des pièces d’or, sonnantes et trébuchantes. Les tribus, jalouses de leurs terres ancestrales, se retournent du jour au lendemain contre le libérateur véreux. La cupidité condamne aux géhennes l’ancien rebelle. Dès 1907, le rogui est pourchassé sans rémission par Mohamed Améziane, chef de la tribu Aït Bouyefrour, province de Nador. Bou Hamra mène son ultime bataille contre le sultan Moulay Hafid en 1909. Son armée est décimée. Il se réfugie dans la mosquée de la zaouia Darkaouia. L’enceinte inviolable est bombardée par l’artillerie lourde mise à disposition par les français. Bou Hamra, ses lieutenants, ses femmes, ses enfants et ses derniers soldats, quatre cents hommes, sont enchaînés, humiliés, exhibés dans les rues de Fès. Les guerriers intrépides sont jetés en pâture à la foule. La foule ne trahit-elle pas souvent le peuple ? (Victor Hugo). Des photographies, authentiques ou trafiquées, largement reproduites par la presse coloniale, montrent Bou Hmara encagé sur dos de dromadaire. Des illustrations spectaculaires l’affichent dépecé et jeté aux lions. Les chroniqueurs français, anglais, allemands, brodent leurs fantasmagories, chacun à sa façon, sur la fin tragique. Les contradictions flagrantes dénient la vérité historique. Les traitements abominables et les exécutions insoutenables sont indéniables. Les têtes coupées s’arborent en trophées sur les remparts. Mais, la situation pré-protectorale est tellement confuse que la propagande l’emporte sur les faits tangibles. Certains récits rapportent cependant que Bou Hamra a tenu tête jusqu’au bout au sultan Moulay Hafid, qui a voulu le soumettre à un interrogatoire sadique et n’a reçu en retour que désapprobations sarcastiques.
Toute l’histoire du Maroc, depuis l’antiquité, est traversée par des agitations sociales, des révoltes tribales, des dissensions royales. Une dialectique des centralités et des localités qui fait l’originalité diversitaire de la civilisation marocaine. Le Maroc s’est toujours sauvegardé comme dynamique contradictoire et globalité combinatoire. La siba n’est pas la guerre civile. La siba est une réalité séculaire qui régule les frontières mouvantes entre les territoires makhzen et les régions autonomes. Des parties complexes de défiances et d’allégeances, de rébellions et de soumissions, de coalitions et de conspirations, de duplicités et de fourberies, de mystifications et de supercheries, où les imams jouent les validateurs assermentés. Bou Hamra est une figure archétypale de ces jeux d’échecs.
Mustapha Saha
Bou Hmara (1860 – 1909)
Bou Hmara (1860 – 1909)
Jilali ben Driss Zerhouni el Youssefi, dit «Rogui bou Hamra», ramené à Fès dans une cage en 1909. Certains, comme le journal «le Gaulois du dimanche», disent qu’il fût dépecé par des lions, d’autres qu’il a été exécuté par balle. Cette photo a circulé dans les magazines européens de l’époque pour indiquer que le Royaume devait être «civilisé, par la force si nécessaire» (Photo L’Illustration).
MOHAMED AMÉZIANE, STRATÉGE DE LA RÉSISTANCE MAROCAINE AU COLONIALISME.
PAR MUSTAPHA SAHA.
Mohamed Améziane serait né au milieu du dix-neuvième siècle à Segangan, en 1859 selon certaines biographies. Il est l’amghra, le chef de la tribu berbère d’Aït Bou Ifrour dans la région de Nador. Il est en même temps cadi. Il se prévaut d’études supérieures de théologie et de droit musulman dans la prestigieuse université d’Al Quaraouiyine à Fès.
Mohamed Améziane prend parti pour Moulay Abdelaziz, le sultan légitime, contre Bou Hmara. En 1909, quand le Rogui vend les réserves minières d’Iksane et d’Afra aux espagnols, Mohamed Améziane fédère plusieurs tribus et déclare la guerre sainte contre le colonisateur ibérique et contre le faux-sultan, qui perd en quelques jours le contrôle du Rif oriental. C’est parce qu’il est sanctifié de son vivant comme chérif, doté de pouvoirs de bénédiction et de malédiction, que Mohamed Améziane prend l’ascendant moral sur la population rifaine, qu’il mobilise dans cent batailles en trois ans contre l’envahisseur. Les espagnols pris de court par des techniques innovantes de guérilla, qui démantèlent leur armée par des embuscades et des attaques imprévisibles, sont contraints de se replier dans le presidio de Melilla. Les batailles victorieuses de Diwana, de Had Aït Chiker, de Kebdana, de Souk El Khémis, de Selouane, de Segangan, et d’autres encore, inspirent aussitôt, des poèmes épiques.
L’affrontement d’ighzar n’wuccen (Ravin-du-loup) inflige de telles pertes considérables aux espagnols. Le Ravin du loup, à proximité de Melilla, se trouve sur le territoire des Guelaya, une confédération de cinq tribus : les Aït Bou Ifrour, les Aït Bougafar, les Aït Sidel, les Aït Sicar et les Mazouza. Les insurgés rifains attaquent le chantier de construction du chemin de fer devant servir à l’exportation du minerai de fer, un projet qui a pourtant reçu l’aval du sultan Moulay Abdelhafid. Ce qui souligne le pouvoir tribal sur la territorialité. « A partir de 1909, le mouvement de résistance à l¹occupation coloniale prend une nouvelle dimension. Avec l¹installation des entreprises minières dans le Rif, aux appels traditionnels au djihad contre l¹envahisseur chrétien, s’ajoute l’opposition à l’exploitation des richesses minières par des puissances étrangères. Le mouvement de résistance dirigé par Mohamed Améziane traduit bien, dès lors, la transition du djihad protecteur du territoire à la lutte anticoloniale » (De Madariaga, María Rosa De Madariaga : La guerra de Melilla o del Barranco del Lobo, 1909. Edicions Bellaterra, Barcelona, 2011).
Une chanson populaire illustre la déroute espagnole : « Dans le Ravin du loup / S’écoule d’une source/ Le sang des espagnols / Morts pour la patrie / Les pauvres petites mères / Versent toutes larmes de leur corps / Quand leurs fils fleurs aux fusils / Partent pour la guerre / Je ne me laverai pas / Je ne me coifferai pas / Jusqu’au retour de mon fiancé / De la guerre de Melilla / Melilla n’est plus Melilla / Melilla est un abattoir / Où meurent comme des agneaux / Les jeunes espagnols ». Ces guerres coloniales, qui envoient les pauvres se faire massacrer au profit de la bourgeoisie des affaires, sont notoirement impopulaires en Espagne, dans l’opinion publique, les parlementaires, les articles de presse. Les désertions touchent 20% du contingent. Les mutineries se multiplient.
En 1924, la disproportion des forces ne laisse aucune chance aux résistants. Les espagnols engagent, sur terre et sur mer, une armée de cent-cinquante-mille homme, avec une couverture aérienne, l’usage d’armes chimiques fournies par les allemands, l’appui de l’artillerie et de l’aviation française sur le flanc sud. Les rifains sont à peine dix-mille hommes dispersés entre trois fronts, le troisième face au français. Les résistants font face avec leurs fusils, leur courage et leur motivation.
Les espagnols utilisent une stratégie nouvelle. Ils entament une guerre psychologique diabolique. Ils ciblent les tribus les plus faibles et les achètent par des avantages commerciaux. Ils recrutent des collaborateurs parmi les autochtones. Ils infiltrent des agents provocateurs, créent des discordes. La fragile coalition se fissure. Mohamed Améziane se retire dans son bastion de Souk Al-Joumaâ à Amaworo, refuse toutes les offres espagnoles les énormes sommes d’argent, le poste de gouverneur du Rif, le rôle de négociateur avec le sultan. Il inflige des défaites cuisantes aux espagnoles à la bataille de l’oued Kert et à Imarofen où le général Ardonit est tué en septembre 1911. Les attaques et les contre-attaques se poursuivent jusqu’en mai 1912. Des espions repèrent Mohamed Améziane et sa troupe de sept cents hommes se dirigeant vers les Aït Sidel et les suivent jusqu’à la mosquée de Tawrirt Kdiya. Les espagnols alertés les assiègent. Quand il apprend qu’il est cerné, Mohamed Améziane dirige la prière puis il laisse le choix à ses compagnons, se retirer à travers un passage secret de la montagne ou combattre jusqu’au martyr. Le choix de l’affrontement est vite fait. Après plusieurs heures de violentes fusillades, succombe aux balles adverses. Son corps est exhibé à Melilla avant d’être rendu à ses frères, qui l’enterrent dans le cimetière du grand-père, Cherif Ahmed ibn Abdessalam à Segangan. Quelques mois plus tard le sultan signe les actes du protectorat soumettant les territoires marocains aux français et aux espagnols. La légende succède à l’histoire. On raconte que les soldats espagnols ont gardé sa tombe jour et nuit, pendant plus d’un an, de peur qu’il ressuscite et reprenne la guerre. Les illuminés disent que deux anges sont venus l’escorter sur le chemin du paradis.
Mohamed Améziane comme Abdelkrim El Khattabi sont légitimistes, loyaux à l’égard du su sultan régnant. Le témoignage de l’historienne espagnole de Maria Rosa de Madariaga : « Mohamed Améziane est un résistant méconnu sur lequel il existe peu de documentation. C’est un rassembleur, beaucoup plus qu’un chef de guerre. Il n’est pas dans le jihad pur et dure, qui refuse tout contact avec l’Occident. Le jihad d’Améziane s’oppose à la domination économique des colons, qui se caractérise par les expropriations massives et l’accaparement des biens locaux ». « Abdelkrim a envoyé à plusieurs reprises des messages au sultan pour l’associer à la résistance contre l’occupation. Ces missives ne sont jamais arrivées à destination. Ils ont été interceptés par les français. Abdelkrim pensait que la réussite de son mouvement dépendrait du soutien qu’il recevrait de toutes les composantes marocaines. L’expression « République rifaine a été utilisée par un journaliste américain. Abdelkrim se s’est approprié l’expression « République rifaine », utilisée par un journaliste américain, pour faire pression sur le sultan, Moulay Youssef en l’occurrence. Il n’y a, à aucun moment, dans les discours d’Abdelkrim une volonté scissionniste ».
Il existe un paradoxe typiquement marocain. Les fondateurs des dynasties berbères, les Almoravides, les Almohades, les Mérinides, les Wattassides, les Saadiens, se réclament d’une ascendance prophétique. La légitimation politique passe par cette filiation sacralisante préfabriquée. Les berbères adoptent l’islamisation, qu’ils mélangent volontiers avec des ritualités anémiques et des pratiques magiques ancestrales, mais ils refusent l’arabisation pure et simple. L’arabe est uniquement accepté comme une langue religieuse, porteuse du message divin. Les berbères préservent jalousement leurs propres langues, elles-mêmes plurielles, leurs coutumes et leurs singularités culturelles. Le deuxième paradoxe de la société marocaine est la combinaison originale et assez exceptionnelle du pouvoir local et du pouvoir central, de la gouvernance pyramidale représentée l’administration et de l’organisation transversale, tribale et intertribale à la base. Les souks hebdomadaires, en pleine campagne et en pleine montagne, les moussems, les pèlerinages, les cultes des saints, sont autant de manifestations spectaculaires, qui réaffirment l’attachement aux localités, aux rapports de proximité, aux échanges directes. Les liens organiques avec la terre déterminent l’appartenance collective.
Le pouvoir central est différemment perçu selon sa prééminence législative ou son omnipotence exécutive. La figure du sultan, qui réunit entre ses mains l’honneur et la baraka, les valeurs civiles et les valeurs religieuses, est adulée comme la clé de voûte de toute la société. La relation dialectique entre honneur et baraka passe des défis et contre-défis, sanctionnés par des pertes humaines, aux retrouvailles festives, à l’occasion d’alliances matrimoniales par exemple, gratifiées de nouvelles naissances. (Raymond Jamous : Honneur et baraka. Les structures sociales traditionnelles dans le Rif, Editions de la Maison des sciences de l’homme / Cambridge University Presse, 2002). La nouvelle Constitution du 11 juillet 2011 reconnaît, pour la première fois, cette diversité structurelle qui fait de la civilisation marocaine une mosaïque charpentée de nombreuses influences, berbères, africaines, phéniciennes, grecques, romaines, judaïques, chrétiennes, musulmanes. Plusieurs parlures et plusieurs écritures constituent les langues nationales, le tachelhit, le tamazigh, le judéo-berbère, le sanhaji de Srayr, le ghomari, l’hébreu, l’arabe, le français.
En 1971, Mao Tsé-toung reçoit une délégation palestinienne qui lui demande des conseils. Le Grand Timonier répond : je me suis moi-même inspiré dans ma guerre de libération de l’un des vôtres, Abdelkrim El Khattabi.
Les deux principales guerres du Rif, menées par Mohamed Améziane entre 1909 et 1912 et par Abdelkrim El Khattabi entre 1921et 1926 préfigurent toutes les luttes d’indépendance. Entre ces deux guerres, les espagnols sont bloqués pendant dix ans autour de Nador, Al-Hoceima et Tétouan, en ne réussissent jamais à pénétrer l’intérieur du pays. Cette guérilla rifaine dépasse les traditionnelles résistances tribales. Elle étonne le monde par ses innovations stratégiques et ses prouesses tactiques. Ses deux principales figures de proue, Mohamed Améziane et Abdelkrim El Khattabi, sont en même temps des hommes de culture et des guerriers éprouvés des guerriers éprouvés, et des hommes de lettre, des théologiens, des imams, des juristes, des cadis, des penseurs, des théoriciens. Ces deux intellectuels inventent la guérilla moderne dont s’inspirent plus tard Mao Tsé Toung, Ho Chi Minh et Von Nguyen Giap, Fidel Castro et Che Guevara. Le retentissement international de ces guerres du Rif est tel qu’ils sont devenus les symboles historiques de la décolonisation.
En janvier 1959, Che Guevara, en visite officielle en Egypte, se donne comme priorité la rencontre avec Abdelkrim El Khattabi qu’il considère comme son maître à penser. L’entrevue s’effectue dans l’ambassade marocaine au Caire, qui organise une réception en honneur d’Abdallah Ibrahim fraîchement nommé premier ministre d’un gouvernement de gauche. La présence d’Abdelkrim, qui garde à distance des liens organiques avec son pays, est prévue. L’étonnante apparition de Che Guevara surprend le protocole. Che Guevara s’installe respectueusement comme un disciple reconnaissant en face du vieux sage. Il prolonge l’entretien pendant des heures et des heures. Il note avec application les mots d’Abdelkrim. L’histoire est emblématique. Fidel Castro et Che Guevara sont instruits aux techniques de la guérilla, dans un camp secret au Mexique, par un officier espagnol d’aviation, Alberto Bayo, vétéran de la guerre du Rif. Cet officier rouge du camp républicain pendant la guerre d’Espagne est auteur d’un guide intitulé « Cent leçons de la guerre de guérilla », manuel indispensable des maquisards cubains.
La bataille d’Anoual, le 20 juillet 1921, est vite la référence incontournable des guérillas dans le monde, des luttes anticoloniales et des guerres révolutionnaires. Anoual est une enclave montagneuse dans la région de Tamsamane, à 70 kilomètres de Melilla, bordée de ravins, difficile d’accès. Abdelkrim, unifie les tribus rifaines et réussit à écraser une armée espagnole de 20 000 hommes, équipée de canons, de mitrailleuses, soutenue par des bombardiers. Le général Manuel Fernandez Silvestre se suicide le lendemain. Les chiffres varient selon les sources. 12 000 morts espagnols selon les uns, 17 000 selon d’autres, sans compter les milliers de blessés et de prisonniers. Il faut surtout retenir les techniques de combat fondées sur la connaissance du terrain, la mobilité, la rapidité des attaques. Les espagnols affrontent des ennemis invisibles, qui surgissent de toutes parts, se déplacent comme des éclairs et se dissolvent aussitôt dans la nature. Et la connaissance approfondie de l’adversaire. Abdelkrim Al Khattabi, né en 1882 dans la tribu des Béni Ouriaghel, fait des études en Espagne, devient journaliste à Melilla et fonctionnaire dans l’administration coloniale espagnole. Il maîtrise parfaitement le berbère, l’arabe, l’espagnol et le français. Il connaît les cultures, les mentalités, les mœurs, les réactions psychologiques des européens.
Che Guevara fait deux séjours au Maroc en 1959. Il est envoyé spécial de la révolution cubaine en quête d’alliés dans les pays nouvellement indépendants. Le Maroc est, à cette époque, un acteur majeur du mouvement des non-alignés. Che Guevara rencontre au Caire, en juin 1959, Abdellah Ibrahim, président du conseil du gouvernement marocain, qui lui présente Abdelkrim Khattabi, concepteur, avec son prédécesseur Mohamed Améziane, de la guerre de guérilla contre le colonialisme franco-espagnol. Che Guevara et Abdelkrim Khattabi discutent pendant plusieurs heures en espagnol. En survolant le Rif en avion, Che Guevara aurait dit d’après le témoignage d’Abdellah Ibrahim : « J’ai regardé par le hublot. La région est une zone idéale pour la guérilla. C’est tout un symbole”. Demeure une énigme, l’absence totale de traces iconographiques de cette rencontre légendaire. Fidel et Raul Castro, lui-même et leurs compagnons avaient été initiés à la guérilla par Alberto Bayo, un officier espagnol vétéran de la guerre du Rif, qui s’était ensuite enrôlé dans l’armée républicaine avant de se réfugier au Mexique, où il était devenu instructeur à l’Académie militaire de Guadalajara. Alberto Bayo publie un opuscule culte, « Cent leçons de la guérilla ». En janvier 2003, Fidel Castro confie à Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique : « Bayo nous enseignait comment mettre en place une guérilla pour briser une défense à la manière des Marocains d’Abdelkrim face aux Espagnols ». Abdelkrim Khattabi était ainsi considéré comme un maître-stratège et un théoricien militaire par Hô Chi Minh, Mao Tsé-toung qui le reconnaissaient comme un précurseur, et d’autres encore comme le Mahatma Gandhi et Josip Broz Tito. Dans les années vingt, le mouvement surréaliste en France prend fait et cause pour le combat d’Abdelkrim Khattabi. Il organise à l’Odéon des manifestations en solidarité avec les Rifains aux cris de « Vive Abdelkrim ». Louis Aragon déclare : « Abdelkrim fut l’idéal qui berça notre jeunesse ».
1965, le tournant. Mai 68 inaugure une nouvelle forme de révolution, libertaire, pacifiste, culturelle, animé par le souci de désaliénation, de diversalisme, de transversalité, d’échange égal, de démocratie directe, de libertés concrètes, d’écologie. Malgré la défaite au Vietnam qui se dessine, l’impérialisme américain règne sur le monde, jusqu’à la guerre du Golf, l’anéantissement du Proche-Orient arabe. L’Empire soviétique s’écroule en pleine omnipotence. Les gendarmes du monde frappent partout, tuent dans l’œuf toute velléité transformatrice de l’ordre planétaire. ». Les Etats-Unis d’Amérique persécutent systématiquement chez eux les militants de la gauche radicale (Weather Underground), les indépendantistes portoricains, les militants des droits civiques, du Black Panther Party, de l’American Indian Movement. Les escadrons de la mort de l’opération Condor, instituée par Augusto Pinochet avec les autres dictateurs sud-américains, exterminent les opposants politiques sur trois continents.
L’éradication des Black Panthers est typiquement des techniques américaines. Les Black Panthers, qui se veulent une avant-garde révolutionnaire, transcendent leur appartenance ethnique : « Pour nous, il s’agit d’une lutte entre la classe prolétarienne et la minuscule minorité possédante et dirigeante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s’unir contre l’élite gouvernante qui les exploite et les opprime. Nous menons une lutte de classe et non un combat racial » (Bobby Seale, A l’affût, Histoire du parti des Panthère noires et de Huey Newton, Gallimard, Paris, 1972). « Il faut empêcher la coalition des groupes nationalistes noirs, empêcher la naissance d’un messie qui pourrait unifier et électriser le mouvement nationaliste noir. Il faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que, s’ils succombent à l’enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts… » (Edgar Hoover). Dès l’été 1969, les programmes de contre-espionnage Cointelpro sont recentrés en direction des mouvements noirs. Le Cointelpro, Counter Intelligence Program, est créé en 1956 par Edgar Hoover, directeur du FNI de 1924 à1972, pour surveiller les activités des membres et des sympathisants du Parti communiste américain. « Le but est de démasquer, briser, fourvoyer, discréditer, ou au moins neutraliser les activités des organisations nationalistes noires ». La police fédérale ajoute les assassinats méthodiques aux méthodes classiques, les filatures, les écoutes téléphoniques, les menaces anonymes. En septembre 1969, Fred Hampton est exécuté dans son lit. Son garde du corps, William O’Neal, qui s’est suicidé par la suite, est un agent double. Il fournit aux assaillants le plan détaillé de l’appartement. En 1970, trente-huit militants sont délibérément tués pendant des descentes policières dans les locaux des Black Panthers. Le FBI sème la discordre à l’intérieur même de l’organisation. Les militants noirs, divisés, en viennent à s’entretuer. Les partisans d’Eldrige Cleaver fondent la Black Liberation Army, qui est décimée par la répression en une année. Les dirigeants de la section-mère intègrent le jeu politique institutionnel en soutenant des candidats démocrates dans les élections locales. Beaucoup de militants se retrouvent en exil ou en prison. Les radicaux subissent un nouveau programme de contre-espionnage, Newkill (New York Killing of Police Officers), dirigé directement de la Maison Blanche par le président Richard Nixon, le ministre de la justice John Mitchell, et Edgar Hoover, l’inamovible directeur du FBI Edgar Hoover. Anthony Jalil Bottom, Albert Nuh Washington et Herman Belle sont arrêtés et emprisonnés à vie dans les pénitenciers de haute sécurité de l’Etat de New York. Plusieurs vagues répressives se succèdent. Des dizaines de militants sont condamnés à perpétuité en vertu de la loi RICO (Racketeer Influenced Corrupt Organizations), votée par le Congrès en 1970, destinée à la lutte contre le crime organisé. Equation idéale pour le libéralisme à l’américaine, un révolutionnaire est obligatoirement un criminel.
La formule « La France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts » (Charles De Gaulle), justifie toutes les horreurs, toutes les monstruosités. Deux dizaines de présidents africains, des civils, des militaires, sont éliminés physiquement. L’assassinat de Mouammar Kadhafi, dans des conditions épouvantables, images horribles sadiquement distillés sur les réseaux internétiques, géhenne reproduite en interminables réfractions dissuasives, est un exemple exécrable d’exploit sanguinaire des services secrets français et du sarkozisme pour effacer les traces de ses financements occultes. Nicolas Sarkozy à Dakar en juillet 2007 à Dakar : «L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires vit avec vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles ». L’exécution de Mouammar Kadhafi à Syrte, attribuée fallacieusement aux rebelles, parfaits simulacres de cannibales, transforme le despote en martyr. Mouammar Kadhafi, officiellement tué par les rebelles, parfaits simulacres de cannibales, tantôt blessé, tantôt agonisant, tantôt mort, tantôt torse nu ensanglanté, tant étendu sur un matelas par terre, la tête émergeant sous une couverture de fortune, des téléphones portables braqués sur l’inestimable dépouille, photographiant, filmant le despote devenu une victime expiatoire, sanctifiée par son sacrifice, rappelle horriblement la mise en scène du corps d’Ernesto Che Guevara, abattu par l’armée colombienne pendant son expédition bolivienne, devenu du jour au lendemain le parangon du révolutionnaire romantique, total, absolu.
1965 est également un tournant pour Ernesto Che Guevara. Ernest Che Guevara se radicalise après un séjour en Chine où il a de longs échanges avec Mao Tsé-toung et Chou En-laï. L’art chinois de la persuasion est inégalable. Il est soupçonné de mue maoïste. Il disparaît de la scène publique. Puis, il démissionne de toutes ses fonctions officielles, dans le gouvernement, dans le parti, dans l’armée. Il renonce à la nationalité cubaine. « J’ai l’impression d’avoir accompli la part de mon devoir qui me liait à la Révolution cubaine sur son territoire, et je prends congé de toi, des compagnons, de ton peuple qui est maintenant aussi le mien. Je démissionne formellement de mes fonctions à la Direction du Parti, de mon poste de ministre, je renonce à mon grade de commandant et à ma nationalité cubaine. Rien de légal ne me lie plus aujourd’hui à Cuba en dehors de liens d’une autre nature qu’on n’annule pas comme des titres ou des grades. En passant ma vie en revue, je crois avoir travaillé avec suffisamment d’honnêteté et de dévouement à la consolidation du triomphe révolutionnaire » (Ernesto Che Guevara, lettre à Fidel Castro, 1965).
Considérant le continent africain comme un maillon faible de l’impérialisme, il explore les potentialités révolutionnaires au Congo-Kinshasa. Les rebelles congolais, sans commandement, s’entredéchirent, pillent les villages, écoutent plus les sorciers que les instructeurs cubains, accumulent défaite sur défaite. Les américains interceptent les écoutes grâce à leur navire d’écoute stationné dans l’océan Indien. L’aventure dure sept mois. Ernesto Che Guevara n’a que trente-sept ans. Mais, il est malade de dysenterie. Il souffre de son asthme chronique. Débordé par les troupes de Sese Sekou Mobutu, qui rebaptise le pays Zaïre, il tire les conséquences de sa tentative avortée d’exportation de la guerilla cubaine en Afrique où les gouvernances changent au rythme des coups d’Etat militaires. Il quitte le Congo-Kinshasa, avec les survivants cubains, six compagnons sur douze. Il traverse le lac Tanganyika sur une embarcation trop petite pour accueillir des combattants congolais. Son journal du Congo commence par la phrase : « Ceci est l’histoire d’un échec. Pour être plus précis, ceci est l’histoire d’une décomposition. Lorsque nous sommes arrivés sur le territoire congolais, la révolution était dans une période de récession. Ensuite, sont venus des épisodes qui allaient entraîner sa régression définitive. C’est l’histoire aussi de décomposition de notre moral de combattants (Ernesto Che Guevara, Journal du Congo, éditions Mille et Une nuits, 2009). Il disait fièrement : « L’Afrique est le plus important des champs de bataille », « le Congo est un problème qui concerne le monde entier ». Il se résigne à reconnaître : « Au Congo sont réunies toutes les conditions contraires à la révolution ». Il tombe du ciel à un moment d’effondrement de la rébellion conduite par Pierre Mulele et Laurent-Désiré Kabila, qui ne tiennent que deux ultimes poches de résistance. Au lieu des masses paysannes attendues, il ne voit que des ruraux terrorisés par des insurrectionnels qui les détroussent et s’enivrent, à la première occasion, au pombe, alcool traditionnel fermenté. Les recrues envoyées en formation à l’étranger sont les fils des chefs qui « reviennent avec un vernis marxiste superficiel, imbus de leur importance de cadre, avec une soif effrénée de commandement qui se traduit par des actes d’indiscipline et même de conspiration » (Ernesto Che Guevara). Laurent-Désiré Kabila, invisible sur les champs de bataille, préfère le whisky au pombe, c’est son privilège de commandant. Ernesto Che Guevara, surnommé Tatu, qui signifie le chiffre trois en swahili, malgré tout, d’organiser le maquis. Il entraîne les jeunes, tend des embuscades. En vain. Les cubains prennent part à une cinquantaine d’accrochages. Pour rien. L’autocritique est implacable :
« Depuis le début, nous touchions de près une réalité qui nous a poursuivis durant tous ces mois de lutte : le manque d’organisation. L’organisation congolaise n’était pas la seule à faire défaut, la nôtre aussi ». Ernesto Che Guevara s’ennuie. Il s’isole. Il prend des notes. il lit. « Au cours de ces dernières heures passées au Congo, je me sentis seul, plus seul que je ne l’avais jamais été, à Cuba ou en tout autre point de mon errance à travers le monde ». On dirait une répétition générale d’une option suicidaire, shakespearienne. Les héros sont plus beaux quand ils meurent, dans la fleur de l’âge, tragiquement.
Che Guevara se réfugie, entre novembre 1965 et février 1966, dans l’ambassade de Cuba à Dar es-Salaam, en Tanzanie où il rédige son journal du Congo. On le cherche partout. On le donne pour mort. Il ne sort jamais. Il se cloître, tout entier dans son écriture, dans mémoire, dans un petit appartement sans confort. La chaleur étouffante, les vrombissements du ventilateur lui sont indifférents. Il écrira plus tard : « C’est l’année où nous n’étions nulle part ». Il met au clair ses notes qui ne sont rendus publics qu’en 1999, traduction française : Ernesto Che Guevara, Passages de la guerre révolutionnaire : le Congo, éditions Métailié, 2000.
Il redevient un apatride pétri d’orgueil argentin. Il refuse sa momification, sa panthéonisation, sa muséification de son vivant. Il rêve de transformer toute l’Amérique latine en fournaise insurrectionnelle. Il veut revivre son expérience de guérillero en plus grand, en plus mythique. Il teste en Europe ses faux passeports, coupe ses cheveux, les teint en gris, se déguise en prêtre pour rencontrer Juan Perron dans son exil madrilène. Il arrive à La Paz en novembre 1966. Il est entouré de quarante-sept guérilleros, des boliviens, des péruviens, des argentins.
Ernesto Che Guevara écrit son Message aux peuples du monde où il préconise une guerre mondiale totale contre l’impérialisme américain, à une période où l’Union soviétique et les partis communistes orthodoxes prônent la coexistence pacifique. « Créer deux, trois, de nombreux Vietnam, telle est la consigne ». Ernesto Che Guevara, Journal de Bolivie, 7 novembre 1966 – 7 octobre 1967, éditions François Maspero, 1968. Ce livre m’est source de réflexion philosophique en 1968.
La fabrique des saints produit son meilleur avec Che Guevara. Deux images emblématiques, iconiques, totémiques, christiques le sacralisent. Le guérilléro triomphant, inflexible, impénétrable, et le martyr allongé, torse nu, sur un brancard de l’hôpital Vallegrande après son exécution par l’armée bolivienne, deux déclinaisons héroïques de la même personne, pareillement inébranlables, invincibles, immuables. Les yeux ouverts fixent l’objectif. Che Guevara commande, au-delà de la mort, sa légendairisation. C’est parce qu’il est un simulacre impeccable du révolutionnaire romantique qu’il se divinise. La photographie de Freddy Alborta, pigiste bolivien dans une agence de presse internationale, s’est répercutée dans le monde comme une onde de choc. Image immaculée, incorruptible, inaltérable. Symbole de l’irréalisable réalisé. Spectre impeccable du révolutionnaire romantique.
Alberto Korda, le photographe cubain qui a pris le portrait d’Ernesto Che Guevara, le plus célèbre et le plus reproduit, témoigne : « Je n’avais pas vu le Che qui était à l’arrière de tribune jusqu’à ce qu’il s’avance pour embrasser du regard la foule amassée sur des kilomètres. J’ai juste eu le temps de prendre une photo horizontale puis une seconde verticale, puis une seconde verticale. Puis le Che s’est retiré. Je n’oublierai jamais son regard, où se mêlaient la détermination et la souffrance ». Le 6 mars 1960, Fidel Castro organise des funérailles nationales après un attentat, attribué à la CIA, contre un paquebot français transportant des armes que Cuba avait achetées à la Belgique, qui a fait 80 morts et 200 blessés. Sur la tribune, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, invités des autorités cubaines pour un mois, à peine arrivés de Paris, se placent derrière l’orateur. Les photographies de Jean-Paul Sartre et Fidel Castro sont aussitôt publiées dans le monde entier. Le portrait d’Ernesto Che Guevara reste dans les tiroirs. Sept ans après, son exécution par les militaires boliviens et la CIA soulève une gigantesque vague d’émotion à travers la planète. L’éditeur milanais Giangiacomo Feltrinelli (1926 – 1972), dit Osvaldo, millionnaire activiste d’extrême gauche, mort en voulant dynamiter des pylônes électriques près de Milan, tire un million d’exemplaires en format poster de l’image d’Ernesto Che Guevara capturée par Alberto Korda, qui incarne, par la magie publicitaire, un nouveau Christ.
Les acteurs majeurs des mouvements de libération des peuples et des minorités persécutés sont assassines à la veille et aux lendemains des indépendances, après chaque offensive populaire dans les pays occidentaux, après chaque tentative d’affranchissement du grand tuteur, Ruben Um Nyobè (1913 – 1958), Félix Roland Moumié (1925 – 196O), Patrice Lumumba (1925 – 1961), Amilacar Cabral (1924 – 1973), Omar Blondin Diop (1946 – 1973), Thomas Sankara (1949 – 1987), Malcolm X (1925 – 1965), Martin Luther King (1929 – 1968), Mehdi Ben Barka (1920 – 1925), Ernesto Che Guevara (1928 – 1967), Mehdi Ben Barka (1920 – 1965).
Victor Jara (1932 – 1973), poète, compositeur, chanteur, dramaturge, metteur en scène, universitaire. Coup d’Etat fasciste du 11 septembre 1973 au Chili. Victor Jara est arrêté par les militaires, torturé, emprisonné, avec cinq mille autres réclusionnaires, dans l’Estadio Chile, qui porte aujourd’hui son nom, et dans l’Estadio National, criblé de balles, les doigts broyés à coups de crosses et de bottes, pour qu’il ne pince plus sa guitare, pour n’écrive plus, pour qu’il ne dénonce plus la bête immonde. Il griffonne, avant d’être assassiné, un dernier poème, inachevé, Canto qué mal mes sales (Mon chant, comme tu me viens mal), qui s’immortalise en passant de main en main.
La Zamba du Che
Par Victor Jara
Je viens en chantant cette zamba
Avec un tambour libertaire,
On a tué le guérillero
Le commandant, Che Guevara.
Forêts, pampas et montagnes
La patrie ou la mort, son destin.
Car les droits de l'Homme
Sont violés dans tellement d'endroits,
En Amérique latine
Le dimanche, lundi et mardi.
On nous impose des militaires
Pour subjuguer les peuples,
Des dictateurs, des assassins,
Des gorilles et des généraux.
On exploite le paysan,
Le mineur et l'ouvrier,
Tant de douleur, son destin,
Faim, misère et douleur.
Bolívar lui a montré le chemin
Et Guevara la suivi:
Libérer notre peuple
Du pouvoir exploiteur.
A Cuba il a reçu la gloire
De la nation libérée.
La Bolivie pleure aussi
Sa vie sacrifiée.
Saint Ernesto de La Higuera1
L'appellent les paysans,
Les forêts, les pampas et les montagnes,
La patrie ou la mort, son destin. Victor Jara
Pourquoi cette légende, cette mythologie guevariste ? « Pourquoi le Che a cette dangereuse habitude de continuer de naître ? Plus ils l’insultent, le manipulent, le trahissent, plus il naît ? Serait-ce parce que le Che disait ce qu’il pensait et faisait ce qu’il disait ? N’est-ce pas parce que cela continue d’être extraordinaire, dans un monde où les mots et les faits se rencontrent si rarement, et, lorsqu’ils se rencontrent, ils ne se saluent pas parce qu’ils ne se reconnaissent pas ? » (Edwardo Galeano). Edwardo Galeano (1940 – 2015), écrivain, dramaturge uruguayen, auteur des Veines ouvertes de l’Amérique latine 1971, (traduction française éditions Plon, collection Terre humaine, 1981), où il expose l’histoire du pillage des ressources naturelles de l’Amérique latine depuis le début de la colonisation européenne au XVIème siècle jusqu‘à l’époque contemporaine. « La pauvreté de l’humain est une conséquence de la richesse de la terre ». « Le développement est un voyage avec plus de naufragés que de navigants ».
« Che Guevara était l’homme le plus cultivé, une des intelligences les plus lucides de la révolution. Je l’ai vu. La douceur et l’humour dont il faisait preuve envers ses invités, il faudrait être fou pour croire qu’il les empruntait les jours de réception. Malgré leur intermittence, ses sentiments étaient bien à lui » (Jean-Paul Sartre).
Quand Abdellah Ibrahim invite Che Guevara au Maroc, il lui recommande, par prudence, de l’appeler sur son téléphone personnel. Le prince héritier Moulay Hassan, alerté de l’arrivée à l’aéroport de Rabat de Che Guevara et de ses collaborateurs en uniformes, les met aux arrêts et les assigne à résidence pendant quarante-huit heures à l’hôtel Balima. Abdellah Ibrahim intervient pour libérer les otages, les installer dans une villa à Souissi et leur réserver un accueil digne de leur importance. Dès le lendemain, des négociations sont engagées entre le gouvernement marocain et la délégation cubaine avec des accords économiques mutuellement profitables, sucre de canne cubain en échange des céréales et des phosphates marocains notamment. La guerre des sables de 1963 met fin à la bonne entente. Jusqu’à la rupture des relations diplomatiques en 1980, plusieurs dizaines d’étudiants marocains fréquentent les universités cubaines, la liaison aérienne hebdomadaire entre Moscou et La Havane, assurée par la compagnie soviétique Aeroflot, fait escale à Rabat. Trente-sept d’une regrettable glaciation. Ce n’est qu’en 2017 que le Roi Mohammed VI entreprend de réconcilier les deux pays à l’occasion d’un voyage privé dans les Caraïbes. Erreurs du passé, de part et d’autre, lourdes de conséquences, réparés. Les nouvelles ambassades sont installées en 2018. Le Souverain acquiert dix-huit tableaux de l’artiste cubain Michel Mirabal qu’il invite à réaliser une fresque murale à Marrakech. Le salut du monde passe par l’art et la poésie.
Mustapha Saha
Che Guevara et Abdellah Ibrahim (1918 – 2005), Chef du gouvernement marocain, au Caire en Juin 1959.
SIMONE WEIL ET LA QUESTION MAROCAINE.
PAR MUSTAPHA SAHA.
Dans un texte d’une décapante truculence, l’humour jouant comme démonstration par l’absurde, la philosophe Simone Weil (1909 – 1943) épingle la possessivité coloniale sur le territoire marocain, qui le transforme en propriété sacrée, une province essentiellement française, ancrée dans son ancestralité gauloise. « Le Maroc a toujours fait partie de la France. Ou sinon toujours, du moins depuis un temps presque immémorial. Oui, exactement depuis décembre 1911. Pour tout esprit impérial, il est évident qu’un territoire qui est à la France depuis 1911 est français de droit pour l’éternité ». Il va de soi, dans cette configuration géographique extensive, que la population autochtone n’est qu’une faune locale, biotopique, au même titre que sa flore et sa fonge. (Simone Weil : Le Maroc ou de la prescription en matière de vol, Vigilance, n° 48/49, 10 Février 1937). Qu’importe que l’indépendance du Maroc n’ait jamais été diplomatiquement remise en cause jusqu’à l’aube du vingtième siècle, hormis les franchises et les libéralités économiques auto-octroyées par les puissances européennes depuis le traité de Madrid de 1880.
Les Français et les Britanniques se partagent les zones d’influence en Afrique, contrôlent la route des Indes, les uns par Madagascar, les autres par Zanzibar. L’accord de 1890 répartit entre les deux impérialismes la région du Niger. Le double jeu des gouvernements français, empêtrées dans l’affaire Dreyfus et les scandales financiers, passés maîtres dans l’art de troquer les fausses appartenances contre les vraies acquisitions, se termine par l’humiliation de Fachoda au Soudan (1898). L’entente cordiale de 1904 règle les contentieux coloniaux et consacre l’échange de la domination de Britannia sur l’Egypte contre le protectorat de Marianne sur Maroc, qui se formule par l’hypocrite expression de droit de police. La Conférence d’Algésiras en Espagne (1906) réunit la quasi-totalité des pays occidentaux, sous l’égide des Etats Unis d’Amérique, pour proclamer l’internationalisation économique de l’Empire chérifien sous couvert de sa modernisation. La France est autorisée à s’ingérer dans les affaires administratives sous prétexte de pacifier les frontières. L’empereur allemand a beau s’exclamer à Tanger, en Mars 1905, « J’espère que, sous la souveraineté chérifienne, un Maroc libre restera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole et sans annexion, sur un pied d’égalité absolue », les lions de l’Atlas sont livrés à la servitude coloniale pendant un demi-siècle. « L’Allemagne veut sa part. Prétention insoutenable ! Depuis le traité franco-anglais, le Maroc appartient de droit à la France. Ne l’a-t-elle pas payé ? Elle l’a payé de la liberté des Egyp6tiens (Simone Weil). La bénédiction britannique et italienne ne prévaut-elle pas sur la malédiction germanique ? Les troupes françaises multiplient pendant plusieurs années les intrusions et les pénétrations du nord au sud, de l’est à la côte atlantique, et prétextant une soi-disant protection d’européens menacés par les troubles tribaux, occupent la capitale Fez (1911). « On n’a jamais su s’il y a eu effectivement danger. En tout cas, l’occupation militaire de Fez, accomplie sans consultation formelle des puissances signataires de l’Acte d’Algésiras, déchire enfin cet Acte ridicule. Une fois installée à Fez, il va de soi que la France ne s’en retire plus. Le souci du prestige, bien plus important que le droit international, lui interdit de se retrancher » (Simone Weil). Au bout de quelques mois, l’Allemagne, qui s’obstine à réclamer sa part, envoie une navire de guerre à Agadir. Ouverture de négociations. Accord franco-allemand. L’empire germanique reçoit en compensation un morceau du Congo français qu’il adjoint au Cameroun allemand et se laisse rouler dans l’affaire. Après sa défaite de 1918, il perd son Cameroun, son morceau du Congo et toutes ses colonies africaines. « Le Maroc est devenu la chair même de la France, au prix d’énormes sacrifices en hommes et en argent. En vue du Maroc, la France se comporte en vraie puissance coloniale. Elle vend les libertés égyptiennes. Elle signe le traité de 1904 dont les clauses secrètes contredisent les clauses publiques. Elle viole ouvertement le traité d’Algésiras de 1906. De pareilles sacrifices moraux, pour la nation la plus loyale du monde, confèrent des droits sacrés (Simone Weil).
Simone Weil s’inscrit en droite ligne dans le militantisme anticolonialiste de Jean Jaurès, qui voit dans le colonialisme, avatar patriotique du capitalisme, une négation des droits élémentaires et du pluralisme culturel, et un brasier de guerre permanente. « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». « Toutes les classes dirigeantes de l’Europe, les gouvernements et les peuples veulent la paix, visiblement avec une égale sincérité. Et pourtant, dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous ». Jean Jaurès consacre une grande partie de son énergie à la question marocaine entre 1903 et 1914 parce qu’elle est exemplairement symptomatique de toutes les entreprises coloniales. L’engrenage infernal de l’invasion du Maroc, faux laboratoire de règlement pacifique des tensions internationales, s’installe dès 1900 avec l’occupation des oasis sahariennes du Touat et en 1903 avec les opérations militaires dans le Sud-Oranais contre les tribus nomades. Le colonel Hubert Lyautey, bientôt promu général de brigade, est nommé, à cette occasion, par le gouverneur de l’Algérie Charles Jonnart, stratège en chef de la pénétration progressive, dénommée tache d’huile, expérimentée à Madagascar. Les accords franco-italiens secrets Prinetti-Barrère de Juillet 1902 scellent une reconnaissance mutuelle de l’expansion italienne en Tripolitaine-Cyrénaïque et de la colonisation du Maroc par la France. Le traité franco-espagnol d’octobre 1904 homologue le dépeçage du territoire marocain et délimite les zones dévolues aux deux pays. La délicatesse cynique des britanniques octroie aux français la mission de « veiller à la tranquillité du Maroc et de prêter son assistance à toutes les réformes administratives économiques et financières dont le pays avait besoin ».
La politique de pénétration pacifique préconisée en 1903 par Jean Jaurès pour contrecarrer la conquête militaire s’inscrit encore dans l’idéologie coloniale, qui considère que les intérêts économiques français dans l’empire chérifien lui créent une sorte de droit. Le régime marocain est décrit comme « spoliateur, anarchique, violent, mauvais, dévoreur de toutes les ressources du pays, secoué par les soubresauts d’un fanatisme morbide et bestial ».
Dès 1905, Jean Jaurès s’attaque au ministre des affaires étrangères, Théophile Delcassé, rendu responsable d’un risque de guerre entre l’Allemagne et la France à cause de « cette question marocaine qui n’a un intérêt vital ni pour l’une ni pour l’autre », et croyant à un commencement de victoire de la paix quand le ministre incriminé démissionne, il défend l’idée d’une internationalisation du Maroc, qui deviendrait un laboratoire de l’entente européenne, sous l’égide du sultan qui permettrait à la civilisation de se développer dans son empire. Même après l’occupation de Fez, Jean Jaurès, désirant à tout prix éviter la guerre, s’accroche à la fausse solution de l’internationalisation, qui ne peut être qu’une aliénation de l’indépendante et une humiliante vassalisation. « Il faut que le Maroc cesse d’être une proie, il faut qu’il soit à la fois marocain et international. Toute autre combinaison risquerait d’être à la fois dangereuse et déshonorante (Jean Jaurès : Compensations, L’Humanité : 26 juillet 1911).
Le leader socialiste ne s’est probablement pas encore documenté sur l’exceptionnelle histoire culturelle de cette nation présentée par la propagande impérialiste comme une contrée archaïque et sauvage. Ce n’est qu’en 1906, au moment où l’acte d’Algésiras s’avère une trêve rampeuse, sans impact sur la volonté française de conquête, que Jean Jaurès prend la pleine mesure des dangers qui guettent les lendemains incertains : « Ne forcez pas, ne violez pas l’acte d’Algésiras, ne permettez pas que le Maroc devienne le point malade où affleurent toutes les humeurs malsaines de l’Europe toutes les convoitises, tous les orgueils, toutes les déceptions, toutes les violences, toutes les cupidités » (Jean Jaurès : Discours à la Chambre des Députés du 6 décembre 1906). En 1907, la France gouvernée par Georges Clémenceau multiplie les offensives. En Juillet 1907, sept ouvriers européens sont lynchés à Casablanca par la foule en colère pour avoir travaillé dans un chantier traversant un cimetière musulman. Les représailles sont terrifiantes. Un navire de guerre détruit une grande partie de la ville et tue un millier de personnes. Les troupes françaises poursuivent les massacres en occupant progressivement toute la région de la Chaouia. Une guerre civile éclate entre le sultan régnant Moulay Abdelaziz et son frère Moulay Abdelhafid qui lui ravit le trône en Août 1908. Jean Jaurès ne se fait plus d’illusion sur l’engrenage fatal : « Quelle figure, si vous êtes maintenant pour les Marocains le peuple d’Europe qui exerce le plus violemment la force des armes, quelle figure ferez-vous devant ce monde de l’Islam qui commence à s’éveiller ? Deux mouvements, deux tendances inverses se le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux qui disent : l’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix. Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine que vous fournissez aux fanatiques de l’Islam le prétexte, l’occasion de dire : Comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de la justice et de la liberté qui n’a contre le Maroc d’autre geste que les obus, les canons, les fusils » (Jean Jaurès, Discours du 24 Janvier 1908).
En Mars 1908, Après la boucherie du général Albert d’Amade à Bou Nouala dans la plaine de la Chaouia où les bombardements de l’artillerie et les charges à la baïonnette déciment mille cinq cents personnes, vieillards, femmes et enfants compris, Jean Jaurès dénonce : « l’odieuse et sinistre besogne qui fut accomplie, au nom de la civilisation, par la France du Christ et des Droits de l’Homme » (Jean Jaurès : L’Aveu, L’Humanité du 16 avril 1908).
Jean Jaurès a beau réprouver les accords secrets condamnant par avance le Maroc comme un lion vendu avant d’être tué, « la part de détestable responsabilité française dans les violations universelles de la foi jurée », il ratifie l’accord franco-allemand de décembre 1911 donnant quitus au protectorat.
Ce n’est qu’en 1912 que Jean Jaurès justifie son refus du protectorat en défendant sans ambiguïté le droit à l’indépendance d’un peuple « qui n’a jamais été un peuple soumis ». La révolte des tabors, soutenus par les tribus, s’étend au pays entier. Le général Hubert Lyautey est nommé résident général. La ville de Fez est dégagée par la colonne Henri Gouraud, aussitôt nommé promu général de brigade. Jean Jaurès rejette l’argument sécuritaire dans la mesure où le Maroc est à feu et à sang depuis les intrusions françaises, et pour la première fois, l’alibi civilisateur : « La civilisation marocaine est capable des transformations nécessaires, capable d’évolution et de progrès, civilisation à la fois antique et moderne ». « Je ne pardonne pas à ceux qui ont écrasé cette espérance d’un progrès pacifique et humain, la civilisation africaine » (Jean Jaurès : Discours à la Chambre des Députés du 28 juin 1912 après le traité de protectorat sur le Maroc).
Le tribun respectueux de l’autonomie tribale, craint, dans un premier temps, que la tutelle française ne renforce la tyrannie makhzénienne. Le sultan Moulay Abdelhafid tombe en 1910 dans le piège financier en empruntant cent millions de francs remboursables en soixante-quinze annuités avec un intérêt de 5%. « Le Sultan à qui on prend 100 % des douanes, la totalité du monopole des tabacs, et les produits du domaine pour assurer le service de la dette, n’a plus un centime et se trouve donc obligé de prélever par la force, au-delà des impôts accoutumés, des impôts qui n’étaient pas dans la tradition des tribus » (Jean Jaurès : discours à la Chambre des Députés du 24 mars 1911).
Jean Jaurès lui-même, fervent disciple de Jules Ferry, est adepte, jusqu’en 1890, d’une vision positiviste, civilisatrice, du colonialisme, avant que les manœuvres diaboliques et les forfaitures à répétition au Maroc ne lui révèlent le masque hideux d’un système de domination monstrueux.
Dans son dernier discours, prononcé à Lyon-Vaise du 24 Juillet 914, cinq jours avant son assassinat dans le café Le Croissant à Paris, Jean Jaurès désigne l’occupation de Fez comme une raison du déclenchement de la Première guerre mondiale : « Les français ont pénétré par la force, par les armes, au Maroc, et ouvert l’ère des ambitions, des convoitises, des conflits ». « Les français promènent leurs offres de pénitence de puissance en puissance, ils disent aux autrichiens : nous vous laissons la Bosnie-Herzégovine à condition que vous nous laissiez le Maroc. Ils disent aux italiens : vous pouvez aller en Tripolitaine puisque nous sommes au Maroc » (Jean Jaurès). Le 28 Juin 1912, Jean Jaurès exhorte la Chambre de Députés, de refuser le traité du Protectorat, après avoir décrit la complexité et la plasticité de la société marocaine. Une civilisation souple et diverse. « Vous avez là une civilisation admirable et ancienne, une civilisation qui, par ses sources, tient à toutes les variétés du monde antique, une civilisation où s’est fondue la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la tradition iranienne, et toutes les forces du génie sémitique ». « Je ne pardonne pas à ceux qui ont écrasé cette espérance d’un progrès pacifique et humain de la civilisation africaine sous toutes les ruses et sous toutes les brutalités de la conquête ». Le 11 Juin 1911, Jean Jaurès rappelle : « Tous ceux, qui regardent de près les choses marocaines, qui notent la réalité des choses, constatent que les tribus ne sont pas soumises, qu’elles font simplement le vide autour des colonnes françaises. Je crains que les expéditions de châtiment qui s’annoncent n’aient d’autre résultat que d’accumuler au cœur de ces hommes braves et farouches des ressentiments dont les français pourraient tristement mesurer le poids ». « Ces hommes, même s’ils ne font pas preuve d’une action concertée, massive et groupée, sont capables d’une persévérance infatigable dans la résistance dispersée et, à mesure que s’élargit la force militaire, la surface vulnérable du colonisateur s’agrandit ». « Il n’y a jamais eu une force de résistance, de protestation, une révolte unanime comparable aux mouvements dont le Maroc tout entier tressaille aujourd’hui ». « Au Maroc, il y a un peuple effervescent et indépendant, ombrageux, qui a la fierté de sa vieille histoire. Ce n’est pas un peuple plié, ce n’est pas un peuple accoutumé à subir en silence une domination tyrannique et qui pourrait être un jour passé comme un objet d’échange. C’est un peuple guerrier, c’est un peuple farouche auquel il ne suffirait pas d’une combinaison diplomatique pour lui faire accepter notre domination ». Jean Jaurès n’a de cesse de dénoncer l’aventure marocaine incompatible, dans ses buts impérialistes et ses méthodes meurtrières, avec une politique de paix et de civilisation. Le 27 Mars 1908, quand le général Albert d’Amade, boucher de la Chaouia, massacre un village entier avec ses vieillards, ses femmes et ses enfants, Jean Jaurès s’exclame : « vous pourrez traverser ce pays, le dévaster, le razzier, vous pourrez exaspérer ces hommes, mais vous ne pourrez jamais les soumettre ».
Jean Jaurès prend tôt conscience des menaces sur la paix mondiale provoquées par les rivalités coloniales, mais garde longtemps une vision infantilisante, infériorisante, des peuples ciblés. A cette époque imprégnée par le positivisme, il considère, comme ses contemporains, la science et la technique comme des acquis insurpassables de la civilisation. Il préconise de garder une vigilance incessante contre les prétentions excessives des uns et des autres, fustige les abus, s’enferme dans une posture moralisante en réclamant la protection « des races opprimées au moins contre les pires excès de la violence ou de l’exploitation », mais ne remet pas en cause l’expansion elle-même, bien au contraire, il la justifie. Il se déclare convaincu que « la France a des intérêts de premier au Maroc, et ces intérêts mêmes lui créent une sorte de droit. Ce droit est justifié par le fait que la civilisation française est certainement supérieure à l’état présent du régime marocain ». « Malgré ses infirmités et ses vices, le régime français, en Algérie et en Tunisie, donne aux indigènes, aux musulmans, des garanties de sécurité, des garanties de bien-être, des moyens de développement infiniment supérieurs à ceux de ce régime marocain spoliateur, anarchique, violent, mauvais, qui absorbe et dévore toutes les ressources du pays, qui est secoué par les soubresauts d’un fanatisme morbide et bestial » (Jean Jaurès, Discours du 20 novembre 1903).
Il fait une proposition de loi de pénétration pacifique qui reste lettre morte faute d’adhésion gouvernementale. Il veut développer « chez les tribus musulmanes, avec leur accord, des œuvres de civilisation, caisses de réserve contre la famine, distribution de grains, écoles, infirmeries, soins médicaux, marchés, voies de communication ». Ainsi, la France s’entourerait « d’une ceinture de tribus dévouées, acquises peu à peu à sa civilisation ». Il s’insurge contre la conquête militaire, mais reconnaît les « mesures nécessaires de répression et de police ». Telle est la fissure fondamentale qui traverse son combat de part en part. L’anticolonialiste évolutif est prêt à des concessions importantes au profit de l’impérialisme compte tenu de l’arriération culturelle, pour ne pas dire mentale, de leurs victimes à condition d’éviter les guerres fratricides. Jean Jaurès se convertit au socialisme avec la foi du charbonnier. Il se dresse avec une certaine constance contre le militarisme, contre la politique insensée, criminelle, qui veut « envoyer une armée sur le territoire et établir par la force son protectorat » (Jean Jaurès : Un grand danger, La Dépêche de Toulouse du 19 septembre 1903). Il estime, en même temps, que la « la loi d’expansion et de conquête est irrésistible comme une naturelle », que « la civilisation socialiste ne s’interdit pas de rayonner dans les parties encore obscures de la planète », qu’il y a les bonnes et les mauvaises colonisations, et que si une nation européenne, « plus pénétrée de scrupule et d’esprit démocratique » renonçait à cette logique dominatrice, « elle ne diminuerait pas d’un atome la somme des iniquités et des rapines commises en Afrique et en Asie, et pourrait bien être dupe » (Jean Jaurès : A Londres, La Petite République du 17 Mai 1896). Mais, devant l’extrême gravité des exactions, des bavures, des infamies militaires, Jean Jaurès commence à modifier ses positions. Il adopte une tactique offensive en s’appuyant sur des informations solides et en révélant des faits cachés. C’est finalement le combat spécifique sur la question marocaine qui aiguise sa curiosité et motive sa découverte des grandes civilisations extra-européennes, la civilisation musulmane et la civilisation chinoise notamment, solidifie ses convictions anticolonialistes et l’affranchit de l’ethnocentrisme génocidaire.
L’exclusion de l’Allemagne de l’Entente cordiale, l’attribution du Maroc à la France, la crise de Tanger de Mars 19O5 où l’empereur Guillaume II se porte garant de l’indépendance et de la souveraineté du sultan, préfigurent la Première guerre mondiale comme une suite fatale.
Après la répression féroce d’une grève dans le bassin phosphatier tunisien de Redeyef, et le massacre de dix-sept mineurs en mars 1937, Simone Weil fustige le Front populaire, qui prétend défendre la classe ouvrière et ferme les yeux sur les crimes commis contre elle dans les colonies. « Ces gens-là (asiatiques, africains, maghrébins) sont habitués à souffrir. Depuis le temps qu’ils crèvent de faim et qu’ils sont soumis à un arbitraire total, ça ne leur plus rien. La meilleure preuve, c’est qu’ils ne plaignent jamais. Ils ne disent rien. Ils se taisent. Ils sont faits pour la servitude. Sans quoi ils résisteraient. Il y’en a bien quelques-uns qui résistent, mais ceux-là, ce sont des meneurs, des agitateurs. On ne peut employer vis-à-vis d’eux que des mesures de répression. Et puis, il n’y a rien de spectaculaire dans le drame de ces gens-là. Les larmes versées en silence, les désespoirs muets, les révoltes refoulées, la résignation, l’épuisement, la mort lente, qui donc songerait à se préoccuper de pareilles choses ? ». C’est quand le sang coule que la tragédie coloniale devient un fait divers et secoue la sensibilité et l’intelligence rudimentaire. C’est quand la fameuse expérience de l’exploitation silencieuse est souillée de sang qu’elle révèle l’hideuse hypocrisie du colonisateur. Simone Weil accuse. Elle accuse de menées anti-françaises l’Etat français, et les gouvernements successifs qui le représentent, y compris les deux gouvernements du front populaire, et les administrateurs d’Algérie, de Tunisie et du Maroc, et les colons et les fonctionnaires européens d’Afrique du Nord, « tous ceux à qui il est arrivé de traiter un maghrébin avec mépris, ceux qui verser le sang maghrébin par la police, ceux qui exproprient les cultivateurs autochtones, ceux qui traitent leurs ouvriers comme des bêtes de somme, tous ces français qui sèment en territoire africain la haine de la France ». « Ceux qui créent les sentiments de révolte, ce sont les hommes qui osent humilier leurs semblables ». « Les outrages déshonorent ceux qui les infligent bien plus que ceux qui les subissent. Toutes les fois qu’un Maghrébin ou un Indochinois est insulté sans pouvoir répondre, frappé sans pouvoir rendre les coups, affamé sans pouvoir protester, tué impunément, c’est la France qui est déshonorée. Mais l’outrage le plus sanglant, c’est quand elle envoie de force ceux qu’elle prive de leur dignité, mourir pour la liberté française. La France réduit des populations entières à l’esclavage et les utilise ensuite comme chair à canon. Pourtant les opprimés peuvent trouver une amère consolation dans la pensée que leurs vainqueurs subissent parfois, à cause de leur expansionnisme, une misère égale. C’est le conflit marocain qui a envenimé les rapports franco-allemands au point de faire tourner, en 1914, l’attentat de Sarajevo en catastrophe mondiale. La France a vaincu les marocains, mais c’est à cause de ces marocains vaincus que tant de Français ont croupi pendant quatre ans dans les tranchées ».
En 1938, devant le péril hitlérien, les journaux parisiens appellent les colonies au secours en les qualifiant de « membres palpitants de la patrie ». Simone Weil fulmine : « on ne peut refuser à cette expression un singulier bonheur, une grande valeur d’actualité. Palpitants, oui. Sous la faim, les coups, les menaces, les peines d’emprisonnement et de déportation, devant les redoutables mitrailleuses et les avions bombardiers. Une population domptée, désarmée, serait palpitante à moins ». Aucun gouvernement français, de gauche ou de droite, ne peut s’exempter de ses responsabilités criminelles dans les colonies. N’est-ce-pas le Front populaire qui permet au général Charles Noguès, résident général au Maroc, en cette année 1937, de généraliser, à force de provocations, la terreur et les tueries en chaîne. Le sinistre militaire, après avoir censuré le général De Gaulle dans tout le Maghreb, obstrué le débarquement allié de Casablanca en 1942, reçu la Francisque de Pétain, se retire au Portugal où il apprend sa condamnation par contumace à l’indignité nationale.
« On croirait vraiment que le Front populaire, possède un droit absolu, un droit divin au soutien et à la fidélité des opprimés, y compris ceux qu’il foule aux pieds. Un pareil gouvernement est bien dans la ligne de celui qui, en 1924-1925, fit la guerre au Maroc. Qu’ont fait les ministres socialistes au gouvernement, responsables de la déportation meurtrière du professeur Allal El Fassi au Gabon, dans un climat fatal pour un malade comme lui ? Ce sont ces colonisés infortunés qui pourraient nous valoir une guerre européenne ! Nous les laissons périr, et nous périrons pour pouvoir continuer à les laisser périr » (Simone Weil : « Ces membres palpitants de la patrie », Vigilance, n° 63, 1O mars 1938). Allal El Fassi est complètement isolé pendant neuf ans, jusqu’en 1946, dans un village perdu, privé de lecture, de courrier, de tout contact avec l’extérieur, mais refuse sans jamais se démentir toute négociation avec les autorités coloniales. Le leader nationaliste s’exile finalement au Caire où il élabore sa doctrine politique. « L’action d’Allal El Fassi vise à intégrer le nationalisme marocain dans le mouvement panarabe. C’est dans cet esprit qu’il organise la lutte contre les confréries dont le prestige exercé sur les fellahs demeure le principal obstacle à la diffusion du nationalisme » (Charles-André Julien : L’Afrique du Nord en marche, éditions Julliard, 1952).
Dans un texte de 1943 intitulé « A propos de la question coloniale das ses rapports avec le destin du peuple », rédigé par Simone Weil à Londres, peu de temps avant sa mort, pour la France Libre, elle constate : « Il n’y a jamais eu en France de doctrine coloniale. Il ne pouvait y en avoir. Il y eu des pratiques coloniales. On ne peut pas dire que la colonisation fasse partie de la tradition française. C’est un processus qui s’est accompli en dehors de la vie du peuple français. L’expédition d’Algérie a été une affaire de prestige dynastique et une mesure de police méditerranéenne. L’acquisition de la Tunisie et du Maroc un réflexe de paysan qui agrandit son lopin de terre. La conquête de l’Indochine a été une réaction contre l’humiliation de 1870. N’ayant pas su résister aux Allemands, l’armée française est allée en compensation priver de sa patrie, en profitant de troubles passagers, un peuple paisible et bien organisé de civilisation millénaire. D’autres parties de la conquête ont été exécutées par des officiers ambitieux, dilettantes et désobéissants. Les îles d’Océanie ont été prises au hasard de la navigation et livrées à une poignée de gendarmes, de missionnaires et de commerçants sans que le pays ne s’y soit jamais intéressé. Ce n’est guère que la colonisation de l'Afrique noire qui a provoqué l’intérêt public étant donné l’état de ce malheureux continent où les blancs avaient causé tous les ravages possibles depuis quatre siècles, avec leurs armes à feu et leur commerce d’esclaves ».
La philosophe relève l’analogie des méthodes coloniales et des méthodes hitlériennes, méthodes venues du modèle romain. « L’hitlérisme applique aux pays européens, des méthodes de la conquête et de la domination coloniales. On retrouve les mêmes procédés dans les lettres d’Hubert Lyautey. Le mal qui aurait été fait si l’Angleterre n’avait pas empêché la victoire allemande, c’est le mal que fait la colonisation, c’est le déracinement. L’Allemagne aurait privé les pays conquis de leur passé. La perte du passé, c’est la chute dans la servitude coloniale. Ce mal, les français le font à d’autres quand ils obligent les petits polynésiens ou les petits marocains à réciter en classe, Nos ancêtres les gaulois avait les cheveux blonds et les yeux bleus, quand ils font mourir ces populations de tristesse en leur interdisant leurs coutumes, leurs traditions, leurs fêtes et leur joie de vivre ». En privant les peuples de leur culture ancestrale, la colonisation les dépouille de leur âme et « les réduit à l’état de matière humaine », soumise au travail forcé et aux déportations massives.
Mustapha Saha
RUSSES ET MAROCAINS AU SECOURS DES FRANÇAIS.
PAR MUSTAPHA SAHA.
Cette histoire singulière concerne des soldats inclassables, irrécupérables, qui se distinguent autant par leur bravoure sur les champs de bataille que par leur refus des horreurs de la mitraille. (Eric Deroo, Gérard Gorokhoff : Héros et mutins, les soldats russes sur le front français 1916 – 1918, éditions Gallimard, 2010). (Rémi Adam : La Révolte des soldats russes en France, éditions Les Bons caractères, 2007). La Révolution de 1917 provoque une mutinerie de neuf mille soldats russes, qui proclament une république soviétique dans leur camp de La Courtine dans la Creuse. Des tracts révèlent que ces soldats ont été échangés, comme des marchandises, contre d’importantes livraisons d’armes et de munitions au tsar Nicolas II. La colère gronde plus fort que les canons. Au-delà des musiques et des danses traditionnelles, de l’ours Michka promu mascotte et porte-bonheur, les idées révolutionnaires trouvent leur bon terreau dans le bourbier militaire. Il suffit de lire Le journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilrenko, un soldat russe en France 1916 – 1917, éditions Privat, 2014, qui décrit les tranchées de l’enfer dans un style ironique et mélancolique. Après la guerre, Il n’est que l’ours Michka qui prolonge tranquillement son existence au Jardin d’Acclimatation de Paris avec la bienveillance de sa marraine, l’actrice et chanteuse Mistinguette.
Léon Trotski relate cette révolte : « Pendant ce temps, bien loin au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, l’on procéda, à l’échelle d’un laboratoire, à une tentative de résurrection des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviks ». « Les soldats ne se trompaient pas. A l’égard des patrons alliés, ils ne nourrissaient pas la moindre sympathie, et à l’égard de leurs officiers, pas la moindre confiance ». « La première brigade était sortie de la subordination. Elle ne voulait combattre ni pour l’Alsace ni pour la Lorraine. Elle ne voulait pas mourir pour la belle France. Elle voulait essayer de vivre dans la Russie neuve. ».« Au milieu de bourgades bourgeoises, dans un immense camp, commencèrent à vivre en des conditions tout à fait particulières, insolites, environ dix mille soldats russes mutinés et armés, n’ayant pas auprès d’eux d’officiers et n’acceptant pas, résolument, de se soumettre à quiconque».La deuxième brigade russe est engagée contre la première. Une canonnade méthodique est ouverte jusqu’à reddition totale. « C’est ainsi que les autorités militaires de la France mettaient en scène sur leur territoire une guerre civile entre Russes, après l’avoir précautionneusement entourée d’une barrière de baïonnettes. C’était une répétition générale. Par la suite, la France gouvernante organisa la guerre civile sur le territoire de la Russie elle-même en l’encerclant avec les fils barbelés du blocus ». « A la fin des fins, les mutins furent écrasés. Le nombre des victimes est resté inconnu. L’ordre, en tout cas, fut rétabli. Mais quelques semaines après, déjà, la deuxième brigade, qui avait tiré sur la première, se trouva prise de la même maladie...Les soldats russes avaient apporté une terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes. Par-là est remarquable ce dramatique épisode de La Courtine, qui représente en quelque sorte une expérience idéale, consciemment réalisée, presque sous la cloche d’une machine pneumatique, pour l’étude des processus intérieurs préparés dans l’armée russe par tout le passé du pays » (Léon Trotski : Histoire de la révolution russe, éditions du Seuil, 1967).
Les leaders de la subversion sont emprisonnés à l’île d’Aix. Dix mille russes sont déportés en Algérie, dispersés entre mer et désert, reconvertis en travailleurs forcés au service des colons. Ces soldats démobilisés, venus d’un pays communiste non reconnu, n’ont aucun statut légal. Ils sont soupçonnés d’être des révolutionnaires professionnels, missionnés pour inoculer le virus de l’agitation aux populations algériennes. L’autorité militaire les contrôle et décide de leur sort à sa guise. La censure frappe leur correspondance. Qu’ils travaillent dans les fermes, dans les mines de plomb de Chebet-Kohol ou sur les chantiers de chemin de fer, ils disposent formellement de contrats de trois mois reconductibles pour un franc de salaire. Ils remplacent avantageusement les indigènes morts à la guerre. En 1920, un accord secret entre français et soviétiques permet aux russes, qui le désirent, de regagner leur terre natale. Personne ne sait ce que sont devenus leurs compatriotes fondus dans la nature. Demeure l’étrangeté de certains noms à consonance slave en terre maghrébine.
Bientôt, l’ancienne flotte impériale et d’autres bateaux de réfugiés, en provenance de Constantinople, débarquent une véritable diaspora russe, désormais apatride, à Bizerte et sur les côtes maghrébines. Des aristocrates, des écrivains, des artistes, des ingénieurs s’installent dans les prairies marocaines. Le fils de Léon Tolstoï s’établit à Rabat. D’autres immigrés, humiliés dans la capitale parisienne, retrouvent leur utilité sociale et leur considération morale de l’autre côté de la Méditerranée. Leur appartenance européenne leur assure les privilèges coloniaux. Dans les environs de Kenitra, de Rabat, de Marrakech, ils fondent des villages de style russe, des plantations d’olives et d’orangers. Leur expertise et leur gestion sont particulièrement recherchés dans le secteur agricole. Les techniciens russes investissent fructueusement leurs compétences dans les grands travaux publics. La cathédrale Notre Dame de l’Assomption de Casablanca et l’église orthodoxe de la Résurrection du christ de Rabat appartiennent au patrimoine architectural. Leur littérature, leur théâtre, leur musique rayonnent au-delà du cercle communautaire. Les bals russes, organisés dans les jardins du palais royal de Rabat, connaissent une grande vogue. Pendant la lutte pour l’indépendance, la propagande française pousse les occidentaux vers de nouveaux exils, en Europe et aux Amériques. Les russes quittent, dans le même mouvement, leur patrie d’adoption, laissant derrière eux leurs legs culturels et perpétuant dans le monde leur héritage marocain.
Pendant le Première Guerre mondiale, deux ans à peine après le protectorat, quelques centaines de militaires russes sont intégrés dans la division marocaine, qui comprend pêle-mêle une moitié d’européens, des légionnaires, des marsouins, des zouaves, et une moitié de tirailleurs marocains, algériens, tunisiens, sénégalais, malgaches. Le résident général Hubert Lyautey se retrouve devant un dilemme, fournir des troupes à la métropole et garder une armée coloniale pour soumettre, pacifier dans le langage du colonisateur, les régions rebelles. Il envoie cinquante mille hommes au front et garde trente-cinq mille hommes qu(il met en scène dans une stratégie baptisée coquille d’œuf, une opération spectaculaire d’intoxication où la soldatesque se montre avec ostentation dans les zones sensibles, les défilés et les revues militaires. Guerre psychologique pour impressionner les marocains et décourager leurs velléités de résistance. Les français s’accrochent aux villes conquises, romancent leurs victoires et minimisent leurs défaites. Les soulèvements tribaux leur infligent malgré tout de grands revers. En novembre 2014, ils tombent à El Herri dans le piège de Moha Ou Hamou, chef de la tribu Zayane, et perdent en une seule journée 623 militaires.
Un premier contingent de 4 500 combattants marocains est engagé dans les opérations dès Août 1914. Un millier de spahis sont également présents en France avant de rejoindre, en 1917, l’armée d’Orient, et de se battre dans les rudes montagnes de la Grèce du Nord. Le Maroc entre officiellement en guerre aux côtés de la France en Janvier 1915 avec au total 40 000 soldats. La condescendance coloniale se souligne dans l’intitulé du détachement : « régiment de marche de chasseurs indigènes à pied », qui devient par la suite « régiment de marche de tirailleurs marocains ». Les marocains rechignent à voler au secours d’un pays qui les écrase et foule aux pieds leur dignité. Le recrutement autoritaire est de rigueur faute de volontaires, par l’intermédiaire du Maghzen, des caïds et des chefs de tribus ralliés aux français. Les jeunes réfractaires se réfugient dans les montagnes inaccessibles et les régions insoumises.
Les fantassins marocains démontrent leur courage et leur habilité manœuvrière dès la bataille de la Marne, participent, en première ligne, aux grandes offensives de l’Artois, de la Somme et de Verdun. Ils constituent les troupes de choc dans les attaques-surprises. Ils se faufilent en silence jusqu’au cœur des dispositifs adverses, neutralisent sans coup férir guetteurs et sentinelles, rapportent de leurs expéditions nocturnes des armes et des informations précieuses. Leur perspicacité, leur endurance, leur adaptation à tous les terrains les désignent pour accomplir les audacieux coups de main. Sur Le Chemin des Dames, ils percent les lignes allemandes avant de recevoir l’ordre de se replier parce que trop avancés. Les sacrifices sont lourds. Onze mille hommes, un quart de l’effectif, sont tués, blessés ou portés disparus. L’argile champenoise couve à jamais leur mémoire anonyme et nommée. Le journal Le Miroir du 20 Septembre 1914 titre en première page : « Nos braves tirailleurs marocains, dont les charges à la baïonnette sèment la panique chez l’ennemi, combattent en héros dignes de l’antiquité ». Renvoi insidieux à l’époque multiséculaire où le Maghreb était partiellement une colonie romaine. La domination occidentale depuis la Renaissance se légitime toujours par sa double filiation gréco-romaine et judéo-chrétienne en occultant la part civilisationnelle des autres cultures. Les faits d’armes des combattants marocains, ne sont aujourd’hui, de la même manière, évoquée dans nul article, dans nul discours. (Jean-Pierre Riera, Christophe Tournon, Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux guerres mondiales, éditions SensoUnico, 2014).
© Mustapha Saha.
DES RELATIONS STRATÉGIQUES ENTRE LE MAROC ET LA RUSSIE.
MAP News Display -- Un expert souligne les relations stratégiques entre le Maroc et la Russie.
Lyon, 16/06/2019 (MAP)- Les relations entre le Maroc et la Russie sont stratégiques et s'inscrivent dans le cadre de la volonté du Royaume de diversifier ses partenaires, a estimé, dimanche, le sociologue et éditorialiste Mustapha Saha.
L’expert, qui intervenait dans le cadre de l’émission « arc en ciel » sur les ondes de la chaîne lyonnaise « Radio Pluriel », a rappelé les visites de SM le Roi Mohammed VI en 2002 et en 2016 en Russie, relevant que le choix de ce pays pour établir un partenariat stratégique procède de la vision pertinente du Royaume pour une nouvelle dynamique de la diplomatie marocaine.
M. Saha, qui a souligné la perspicacité de la politique étrangère du Royaume sous la conduite de SM le Roi Mohammed VI, a rappelé les initiatives du Souverain envers l’Afrique qui ont consolidé l’ancrage africain du Royaume et ouvert la voie aux autres pays partenaires comme la Russie d’envisager une forme tripartite de coopération intercontinentale avec le Maroc comme trait d’union.
Le sociologue marocain a rappelé, dans ce contexte, que le Maroc a toujours eu un rang particulier dans les relations internationales grâce notamment au leadership de ses souverains visionnaires.
Apportant un témoignage historique sur la présence diplomatique russe au Maroc, il a rappelé que les russes ont ouvert leur premier consulat sous le règne du Sultan Moulay Abdelaziz à Tanger, alors ville internationale.
Il a également rappelé que les Marocains et les Russes étaient des frères d’armes lors de la Première Guerre mondiale.
Revenant sur les relations entre les deux pays depuis l’indépendance, M. Saha a rappelé que 18.000 étudiants marocains ont été accueillis dans les universités russes entre 1960 et 2015. Il a également souligné le rôle du centre culturel russe à Rabat dans le rapprochement entre les deux pays et le dynamisme de l'Association Marocaine des Lauréats des Universités et Instituts Soviétiques.
L’expert marocain a plaidé, à cet effet, en faveur de la mise en valeur du patrimoine maroco-russe pour faire connaitre plusieurs facettes de son histoire riche en événements et en réalisations communes.
MAP - Juin 2019.