LE SAUT ÉPIQUE – OU LE BASCULEMENT DANS LE JIHAD - UN LIVRE DE FETHI BENSLAMA – Par Mustapha Sehimi

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Pour Fethi Benslama, [pour comprendre le basculement dans le jihad] il faut s’interroger et peut-être flécher une autre logique éloignée du principe de causalité tellement sollicité dans les sciences humaines et sociales.

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Voilà une recherche de plusieurs années qui prend finalement forme et contenu dans ce livre : quel encouragement pousse des femmes et des hommes, au nom de l’islam, à basculer dans la violence ? Quelle est donc l’origine d’une telle entrée en belligérance ? C’est ce qu’il appelle « le saut épique »*. 

Les acteurs en cause ont fait l’objet de débats sans fin. Le fonds documentaire ainsi accumulé n’est pas mince : tant s’en faut. Voici trois ans, à Paris, s’étaient tenus les « états généraux pays sur la radicalisation ». Un agenda et un thème plutôt inédits avec une centaine de psychiatres et psychologues pour faire part de leurs expériences cliniques.

Hypothèses d’un processus complexe

Des hypothèses ont été avancées par les uns et les autres. Les sciences sociales et politiques ont, elles aussi, depuis des décennies, tenté d’appréhender la radicalisation islamiste. D’un autre côté, les affaires judiciaires relatives à des dossiers d’instruction et à des procès ont, elles aussi, apporté de précieuses informations en la matière. Sans oublier les investigations de journalistes. Si bien qu’il y a là, au final, une encyclopédie, pourrait-on dire, complétée d’ailleurs par des autobiographies des acteurs eux-mêmes ou encore des récits de leurs proches – de quoi aider à cerner leurs ressorts intimes, leurs états d’âme, leurs égarements et leurs obstinations. Mais pour autant, par-delà ce descriptif, l’auteur va plus loin avec deux interrogations de principe, l’une sur « le rapport entre les cirées et l’acte violent chez un sujet », l’autre sur « la relation causale entre les conditions sociales ou psychiques et l’engagement du belligérant ».

D’une autre manière, il manque quelque chose, une sorte de « chaînon » qui va au-delà du « passage à l’acte ». Pourquoi ? Parce que l’on ne serre pas au plus près le processus complexe qui conduit au « devenir combattant ». C’est  le pourquoi qui est ainsi en cause, et pas tellement le comment. Les troubles psychiques, le passé délinquant ? Un peu court. Pourquoi les acteurs – avec les multiples aspects précités de leur profil – adhérent à une idéologie radicale ?

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L’émotion épique nourrie pas le récit que le jihadiste a adopté enjambe les oppositions et les incohérences ; ses failles se transforment en saillies.

Au-delà du principe de causalité

Pour Fethi Benslama, il faut s’interroger et peut-être flécher une autre logique éloignée du principe de causalité tellement sollicité dans les sciences humaines et sociales. Son hypothèse est celle-ci : les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets chez tous les humains dans les mêmes conditions. Pas de prédiction donc a fortiori chez des sujets avec des idéaux extrémistes. Voilà qui à ses yeux appelle « l’humilité et la patience » face au labyrinthe de la causalité. L’on ne peut ainsi prédire les comportements sur la base des manifestations extérieurs de radicalisation ; des signes d’un degré élevé d’extrémisme ne déterminent pas une participation à des actes de terrorisme ou de guerre. C’est tellement vrai que certains, porteurs de signes dits « faibles », peuvent se révéler de redoutables tueurs. Et une certaine politique de prévention – avec une nomenclature de signes extérieurs de radicalisation – n’a pas donné les résultats escomptés. Elle s’apparente à une sorte de chalutage… Pas davantage, la machine de repérage et de stigmatisation n’a eu plus d’effets.

Avec l’hypothèse du « saut épique » qu’il développe, la méthodologie est autre : celle d’une réinterrogation des ressources disponibles sur la ruée vers le jihâd, surtout celles de la pratique clinique. Il y a une offre jihadiste véhiculé par divers canaux – dont internet – qui entraîne l’adhésion ; elle est un grand laboratoire. A partir de son activité clinique durant quinze ans – dans un service spécialisé de protection de l’enfance dans le département français de la Seine-Saint-Denis – il a pu voir que le discours sur l’islamisme a contribué à rendre moins tumultueux le passage adolescent ; qu’il pouvait pacifier des tourments identitaires ; qu’il facilitait chez certains adolescents l’intégration de leur histoire familiale alors que leurs parents, migrants, sont restés muets dans le déclinement de leur exil ; et que certains d’entre eux n’ont pas découragé la fanatisation de leurs enfants, soit par conviction, soit en croyant que la religiosité protégerait ceux-ci d’une pente toxicomaniaque ou délinquante.

Le désir d’en découdre

Il explique que tournant le dos aux catégories psychologiques habituelles, il adhère à la notion de psychomachie – « une   disposition de l’âme envahie par le désir d’en découdre ». Sa caractéristique ? Une excitation qui cherche à se satisfaire dans la lutte. La fraternité belliqueuse. La fureur. Et le sacrifice. C’est un état d’exception subjective : les repères sont subvertis.  Le jugement oscille entre le vrai et le faux. Le normal et le pathologique. L’hypermoral et l’immoral. Le sujet psychomachique n’a cure de ces contradictions : son émotion épique nourrie pas le récit qu’il a adopté enjambe les oppositions et les incohérences ; ses failles se transforment en saillies.

Auteur d’une dizaine d’ouvrages, Fethi Benslama poursuit ainsi sa longue marche de psychanalyste. Son  livre est décapant. Interpellatif. Il  ouvre un nouveau champ de recherche et d’intelligibilité de la radicalisation jihadiste. A la différence de tant d’islamologues et d’experts – souvent autoproclamés – il aide à mieux comprendre celle-ci en renouvelant son appréhension.

* - Edition Actes Sud, 179 p., 2021.