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Ouahbi dans le labyrinthe des lois modernistes et des institutions conservatrices - Par Bilal TALIDI
Il importe de distinguer la modernité comme mode de pensée de la modernité en tant que vécu social. La première concerne des élites romantiques, bercées par une vision du monde acquise au contact d’expériences d’autres peuples, s’évertuant à la mettre en œuvre en tant que valeur universelle.
Dans une récente déclaration, le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi a confié qu’il tentait de greffer des réformes juridiques modernistes à un Département «conservateur», ravivant par là-même la dualité modernité/conservatisme dans la conception des projets de réforme du Code de procédure civile et du Code pénal.
Ce qui interpelle dans cette déclaration n’est pas tant son accusation à l’encontre une institution censée regrouper les élites juridiques du pays. Cela reviendrait à entrer dans un débat d’ordre idéologique, induisant un autre, semblable, sur la légitimité d’un ministre de la Justice à imposer à la société des lois qu’elle rejette ou qu’elle considère comme contraires à ses valeurs-références et à son identité.
Tout le monde connaît le résultat de ce type de débat qui remet en mémoire la scène des deux grandes marches, en mars 2000, de Rabat et de Casablanca dans le contexte de la polémique autour du projet de réforme du Code de la famille. On retiendra de cette confrontation que la polarisation fut telle qu’il a fallu l’intervention du le Roi pour mettre en place un mécanisme consensuel en vue de rendre à la société sa sérénité et sa cohésion.
L’utopie moderniste
Le débat qui mérite d’être engagé et renforcé aujourd’hui devrait se focaliser sur l’examen des mécanismes de mise en œuvre de la modernité escomptée conformément à ses lois internes, d’examiner les obstacles et embûches qui entravent sa mise en œuvre dans notre société et d’identifier les raisons du problème au lieu d’en créer d’autres beaucoup plus complexes.
Pour commencer, il importe de distinguer la modernité comme mode de pensée de la modernité en tant que vécu social. La première concerne des élites romantiques, bercées par une vision du monde acquise au contact d’expériences d’autres peuples, s’évertuant à la mettre en œuvre en tant que valeur universelle. La seconde est la résultante d’un processus sociétal où s’imbriquent les forces de production et leurs rapports, les structures sociales et leurs mutations qui, dans une relation dialectique, portent ou entravent les élites modernistes.
La modernité comme mode pensée, utopique, cherche à mobiliser les gens selon des idéaux. La modernité en tant que vécu est une expérience de modernisation consciente, qui s’adresse aux différentes strates sociales où s’enchevêtrent l’économique, le politique, le social, et aujourd’hui subit les effets accélérateurs du technologique et du numérique, l’objectif étant d’en faire des leviers pressant et accompagnant les aspirations des élites porteuses de modernité.
Les lois de la modernité établissent une relation causale entre modernité et modernisation et considèrent l’entrée dans la modernité comme le produit naturel de l’action de modernisation. Sinon, qui aurait imaginé que les rapports homme/femme dans les sociétés occidentales seraient ce qu’ils sont aujourd’hui sans la révolution industrielle, celle-là même qui a profondément bouleversé le système des rapports sociaux en en modifiant de larges composantes et fonctions ?
Des problèmes problématiques
Il y a au Maroc un exemple qui ne peut souffrir aucune contestation idéologique entre modernistes et conservateurs, que les premiers comme les seconds n’arrivent pas à résoudre malgré tous les efforts consentis par le ministère de la Justice que M. Ouahbi taxe de «conservateur» : Le mariage par la simple lecture de la Fatiha, premier verset du Coran. Le département, actuellement de Ssi Ouahbi, n’a cessé de fixer des délais pour chaque fois les repousser en vue de mettre un terme à ce mode de mariage coutumier, en appelant les contractants à régulariser leur union dans les délais impartis. En vain !
Je ne crois pas que M. Ouahbi puisse avoir une explication à ce phénomène, en partant de sa dualité moderniste/conservateur ou de l’existence de poches de résistance au ministère dont il a la charge. Le problème est bien plus problématique pour qu’un supposé débat d’idées entre élites résolve le phénomène. Car, au fond, il s’agit des incapacités du processus de modernisation à toucher de manière équitable, pour ne pas dire égalitaire, l’ensemble du corps social.
Les grandes villes, mieux loties, sont plus prédisposées à bénéficier des effets de la modernisation tandis que le «Maroc inutile» n’en reçoit que les miettes. Les larges franges de ces marges oubliées deviennent ainsi de farouches défenseurs de la tradition et du conservatisme, que même le discours religieux ne pourrait faire changer d’idée.
Le mariage des mineures dont il impute la persistance aux juges qui, selon le ministre, faciliteraient par leur laxisme supposé et la mise à profit des lois partielles qui laissent ouverte la porte ouverte aux exceptions, est édifiant dans ce contexte. A supposer que l’on édicte sous ses yeux une loi moderniste stipulant l’abrogation définitive du mariage des mineures, cette loi mettrait-elle pour autant fin à ce type d’union ? Ou ne devrait-on pas plutôt craindre dans ce cas l’émergence d’un problème beaucoup plus complexe, en l’occurrence un recours exponentielle au mariage coutumier ? Que ferait alors M. Ouahbi devant un couple qui demandera à authentifier son mariage pour permettre à son enfant d’accéder à l’école ou tout simplement à la reconnaissance de son existence ? Devrait-on prioriser l’accès de l’enfant à la scolarité ou décliner l’authentification du mariage de ses parents ? Ou encore pénaliser l’enfant pour un mariage n’ayant pas respecté les conditions d’une loi moderniste ?
Le contrexemple est le divorce qui était de l’exclusivité de l’époux dans le code de la famille. La femme disposait de ce droit (signé par le juge) seulement si un préjudice est subi et démontré (absence du conjoint, défaut d’entretien, abstinence, délaissement...) Le préjudice s’étant avéré difficile à prouver, la Moudawana est venue à la rescousse de la femme en accordant le droit de divorce sans avoir à apporter de preuves. Elle a également stipulé la nullité du divorce par le conjoint jusqu’à son acquittement des droits dus à sa divorcée.
Les contraintes de l’amère réalité
L’actuel ministre de la justice n’a qu’à procéder à une comparaison des exemples précédents et les employer pour examiner le paradoxe rejet/acceptation par la société des lois modernistes. Il serait alors en mesure de constater comment de larges franges de la société s’opposent dans la pratique à la réforme dans le cas du mariage des mineures ou de l’union par l’usage coutumier, et comment l’ensemble des classes de la société les agréent, ou du moins ne s’y sont pas opposés lorsqu’elle ont été intégrées au Code de la famille qui a pris le parti de la femme dans le droit au divorce et de ses suites.
Dans l’exemple de l’interdiction du mariage de mineures et de l’union par la simple lecture de la Fatiha, on peut affirmer sans conteste que le problème de leur rejet réside dans les lacunes de la modernisation dont les bienfaits n’ont pas englobé toutes les régions du Maroc. Restées sous les radars, les régions de la marge perçoivent ces lois comme l’expression de la volonté de l’Etat de contraindre la société ou une partie de la société à céder des « opportunités » d’allègement de leurs souffrances sans pour autant leur apporter un minimum de soutien.
Dans le second exemple, celui de la Moudawana, les lois modernistes ont vite acquis leur légitimité pour avoir traduit dans les faits une intervention de l’Etat qui, mu par le souci d’équité et de maintien de l’équilibre social, a rendu justice à une partie de la société à travers une acception religieuse de la réforme, légitimée par les oulémas, la partie qui jouit de la confiance, du moins jusqu’ici, de larges franges de la société en matière d’interprétation et d’exégèse religieuses.
L’improbable libéralisation d’en-haut
M. Ouahbi devrait comprendre qu’il ne s’agit pas uniquement d’une confrontation d’idées mettant aux prises des juristes modernistes et conservateurs. La question est bien plus importante que cela ! Elle se rapporte à des sujets mettant en jeu la stabilité sociale. Ils sont conditionnés par l’adhésion de la société et par leur propension à ne pas provoquer de trouble sociaux.
Si la modernité devait se décréter deus ex machina, l’Etat n’aurait pas tardé à appliquer le conseil d’Abdellah Laroui préconisant une «libéralisation d’en-haut». Mais l’Etat est bien conscient que les modernistes eux-mêmes sont incapables de convaincre la société et continuent, comme le fait M. Ouahbi actuellement, de justifier la faiblesse de leur imapct, en invoquant les poches de résistance à la modernité. L’essentiel pour l’Etat reste qu’en définitive le changement s’opère avec l’agrément de la société et que les oulémas, la partie qui a la confiance de la société en matière d’interprétation religieuse, demeurent partie prenante de l’opération de changement.
Les lois ne sont pas faites pour créer des problèmes, mais pour les résoudre. Si la finalité en est le développement de la société et l’amélioration de ses conditions, alors l’adhésion de larges pans de la société en est une condition sine qua none. Mais si elles se heurtent à la réalité socio-économique, elles ont de prendre pied. Et des expériences précédentes on retiendra que dans les questions liées au référentiel islamique, rarement une entreprise réussit sans l’association fondamentale des oulémas.