Pour un débat serein de la réforme de la Moudawana -Par Bilal TALIDI

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De par son statut comme de par sa qualité, Amir Al Mouminine est le seul habilité à procéder à une refonte globale du Code de la famille, en tenant compte de l’impératif de s’ouvrir sur des amendements qui garantissent la justice et l’équité, sans déstabiliser la cellule familiale, ni altérer les prescriptions du texte religieux.

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Aux sources du rayonnement marocain au Mondial - Par Bilal TALIDI

Le débat s’enflamme, depuis un certain temps, sur la nature des amendements à apporter au Code de la famille au Maroc. La réforme attendue servirait-elle les élites modernistes qui aspirent à mettre la Moudawana en phase avec le système des droits de l’homme ou se contenterait-elle de modifications partielles qui lui garderaient son essence «conservatrice» inséparable du texte religieux et des limites atteintes par l’exégèse des oulémas ?

Modernistes ou conservatrices, les élites politiques sont bien conscientes que la bataille de la législation est régie par le rapport des forces et que seule la confrontation des idées et la capacité à mener la lutte décident de l’issue des débats. Au fond, c’est cette vision duelle qui structure l’appel des uns à une réforme «moderniste» radicale de la Moudawana et la mise en garde, des autres, contre tout dépassement des textes religieux comportant une nature catégorique. Il s’agit d’une lutte pour le renforcement des positions de chacun des deux camps ; ceux qui se croient dotés d’une influence législative et exécutive et ceux qui s’estiment en capacité d’influencer la rue.

Le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi, qui a souvent affirmé qu’il œuvrait pour un Code de la famille «moderniste», se faisant rappeler à plusieurs reprises en raison de ces déclarations hâtives, a fini par intégrer l’interconnexion indépassable et complexe entre le législatif et le religieux en la matière (Imarat Al Mouminine). Mais si M. Ouahbi semble enfin concéder que la réforme de la Moudawana ne saurait se faire sans l’implication des oulémas, il n’en continue pas moins à jouer sur la corde moderniste et de mettre à profit sa présence à la tête du département de la Justice pour marquer une avancée dans un registre qui, pendant plus de deux décennies, a constitué pour les islamistes un réservoir de mobilisation dans leurs batailles en lien avec l’identité et le référentiel.

Sans surprise, les islamistes, comme l’illustre un communiqué du Secrétariat général du PJD, ont fait de ce sujet une priorité absolue, braquant leurs projecteurs particulièrement sur les risques de porter atteinte, sous prétexte de parité, au régime successoral musulman.

Il faut donc se garder de verser dans ce débat récurrent qui, au fil des dynamiques enclenchées à chaque étape de réforme de la Moudawana, a démontré sa stérilité, tant il révélait l’inclination d’une partie à pousser l’Etat vers une «zone grise», dans une démarche qui pourrait impacter des piliers fondamentaux de sa légitimité.

Le Roi Mohammed VI, en sa qualité de Commandeur des croyants, a tranché la question par une sentence qui ne souffre pas l’ambigüité :  «En qualité d’Amir Al-Mouminine, [...] Je ne peux autoriser ce que Dieu a prohibé, ni interdire ce que le Très-Haut a permis», a souligné solennellement le Souverain dans un texte clair, encadré à la fois par les dispositions de la Constitution et par la nature de l’Etat et la place qui revient à la religion dans sa composition et sa légitimité. Cette décision définit clairement les espaces du débat entre les partenaires politiques, précise les lignes rouges dont il ne faut en aucun cas s’approcher, et édicte les règles du jeu en matière de réforme de la Moudawana.

Certains modernistes futés, ayant tardivement saisi la teneur et la portée de la position royale, se sont évertués à faire la distinction entre les parts d’héritage telles que prévues dans le texte coranique et celles que stipule la tradition prophétique. Au lieu de relancer la bataille de l’égalité des parts entre hommes et femmes, ils se sont rabattus sur l’héritage par voie de Taâsib, arguant que ce procédé n’est pas consacré par le Coran, mais plutôt dicté par le contexte tribal qui reflète la mentalité patriarcale de l’époque et qui perdure.

Des islamistes tout aussi futés, ayant pris conscience des espaces non-encadrés par les textes canoniques, se sont ingéniés à proposer des exégèses médianes pour couper l’herbe sous les pieds des exégèses modernistes. On se rappelle comment le PJD a présenté une proposition de loi sur l’interdiction du mariage des mineures et comment le «génie» islamiste a opéré pour empêcher la pénalisation de ce type de mariage, ou du moins la reporter.

Le temps que M. Ouahbi vient de passer au ministère de la Justice lui a certainement permis de prendre conscience de l’exiguïté de ses espaces de manœuvre et de la vacuité de ses slogans utopiques sur «une Moudawana entièrement moderne». Car, dans le Royaume d’Amir Al Mouminine aucune partie ne peut se hasarder à s’impliquer dans la réforme de la Moudawana sans que les oulémas n’y aient leur mot à dire, y compris les islamistes qui, considérant le référentiel islamique comme leur socle idéologique, s’estiment qualifiés pour s’en mêler.

Il n’y a qu’à repasser en revue les déclarations du ministre de la Justice au sujet du mariage des mineures pour comprendre combien les espaces se rétrécissent devant les politiciens qui cherchent à orienter la réforme de la Moudawana dans un sens ou dans l’autre. Même si ce sujet n’est pas encadré par un texte coranique irréfragable, M. Ouahbi ne s’est pas contenté de justifier la pénalisation du mariage des mineures par un plaidoyer juridique, en conformité avec les idées modernistes. Mais est descendu dans l’arène pour croiser le fer avec les islamistes et présenter des propositions pour neutraliser leurs arguments, évoquant le contexte socioéconomique qui aurait, selon lui, retardé la pénalisation de ce type de mariage. Pour pallier ce handicap, il a proposé des incitations financières aux parents contre l’abandon du mariage de leur fille mineure, ou encore l’octroi de bourses d’études pour favoriser la scolarité des jeunes filles.

On ne s’attardera pas à débattre de la pertinence ou du sort de cet argument irréfléchi et qui dénote une méconnaissance flagrante des réalités objectives de ce que l’on a pris la mauvaise habitude d’appeler «le Maroc inutile». Plus important est de constater que les politiciens commencent à distinguer le possible et ce qui est impossible à amender dans la Moudawana et à prendre goût à la discussion des arguments des uns et des autres, au lieu de s’accrocher à la seule défense du «système universel des droits de l’homme» ou, à l’opposé, des «constantes religieuses sacrées».

Une partie des modernistes a compris que l’Etat n’a pas réagi aux revendications touchant aux textes coraniques catégoriques même aux moments où la pression internationale pouvait se faire forte. A fortiori en ces temps où les concepts de souveraineté et d’indépendance refont surface et où s’estompe la pression jadis écrasante des pays occidentaux et de leurs idéaux. D’autres, à la faveur d’échanges directs avec certaines sphères du champ religieux, ont saisi que l’avis des oulémas, sur des questions non-encadrées par des textes coraniques catégoriques, puise sa légitimité d’une compréhension profonde de la composition sociologique de la société marocaine. Ainsi ont-ils conclu qu’il serait préférable de mener la bataille des arguments dans le cadre des espaces autorisés et de s’éloigner absolument des espaces interdits. Car, le cas échéant, cela équivaudrait à un travail pernicieux de nature à saper les fondements de l’Etat et d’Imarat Al Mouminine.

Les amendements ayant transformé la Moudawana en un «Code de la famille» révèlent une importante dose de flexibilité et d’ouverture des oulémas sur les arguments qui font valoir «l’intérêt de la femme», «l’intérêt de l’homme» et «l’intérêt de la famille». Les deux grandes marches, de mars 2000 à Rabat et Casablanca dans le contexte de l’explosive polémique autour du projet de réforme de la Moudawana, qui ont failli précipiter le Maroc dans la discorde n’eut été ce la sagesse d’Amir Al Mouminine, rappellent les risques de s’infiltrer dans les espaces interdits.

Tout débat fécond porté par le souci d’améliorer la Moudawana, de réaliser une meilleure stabilité de la famille, et d’asseoir la justice et l’équité devrait se distancer de ces deux zones conflictuelles et de privilégier l’échange serein et dépassionné des arguments sur la base d’une compréhension conséquente de la société marocaine et de ses ressorts profonds. Les uns et les autres devraient se départir de leurs vieilles chaines idéologiques et de s’entendre sur une vérité élémentaire : tout ce qui vient des conservateurs ne dessert forcément la femme, et tout ce qui vient des modernistes ne la sert nécessairement. Pour l’équité il faut aussi inverser la phrase : tout ce qui vient des conservateurs ne sert forcément la femme, et tout ce qui vient des modernistes ne la dessert nécessairement

Le ministère de la Justice se devait, pour mieux enrichir ce débat, présenter des statistiques étayées par des études scientifiques de nature à brosser un tableau sur l’impact des législations et des amendements antérieurs. Il aurait dû faire appel à des compétences affranchies de toute pesanteur idéologique pour fournir à l’opinion publique une base de données qui alimenterait le débat et permettrait même aux oulémas d’ajuster leurs avis pour mieux servir les objectifs de la réforme.

Et il est regrettable que les partenaires politiques ne soient pas encore en mesure d’assimiler la sentence royale devant la Commission de réforme de la Moudawana. De par son statut comme de par sa qualité, Amir Al Mouminine est le seul habilité à procéder à une refonte globale du Code de la famille, en tenant compte de l’impératif de s’ouvrir sur des amendements qui garantissent la justice et l’équité, sans déstabiliser la cellule familiale, ni altérer les prescriptions du texte religieux. 

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