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Tout Abdellah Stouky est là ! – Par Khalil Hachimi Idrissi
En une phrase, tout Abdellah Stouky est là. Le sens de la formule. L’observation exacte quoique, toujours, un petit peu exagérée. L’humour indiscutable. Le mot d’esprit. Et une grande culture (KHI)
Abdellah Stouky n’est plus. Il nous a quittés ce matin, enfin libre et libéré, après de longues années de souffrances. Dans un pré-linceul tissé dans la dignité du silence. Lui, si d’habitude ostentatoire. Pendant qu’il était en proie à la maladie, des amis, des confrères ou simplement des connaissances ont tenu à lui consacrer un livre hommage, Des mots pour le raconter. Tout Abdellah Stouky est là ! de Khalil Hachimi Idrissi est l’un si ce n’est le plus beau texte de l’ouvrage. Des plus éloquents aussi qui résume en un millier de mots le gentleman tout en relief de l’écrit qui reste et de la parole qui blesse, flamboyant et corrosif, que fut 3’zizi, ainsi l’appelaient-on affectueusement et révérencieusement, parfois craintivement. NK
Un jour, alors que nous médisions, tranquillement, du comportement d’un ambassadeur marocain qui affichait ostentatoirement un intérêt maladroit et frénétique pour la chose culturelle — la mode Jack Lang faisait rage à l’époque — Abdellah Stouky me dit avec sa douceur habituelle d’une voix qui cache mal un accent de Marrakech exactement reconnaissable : « Ce hobereau de province reste très attachant malgré ses gesticulations approximatives. »
En une phrase, tout Abdellah Stouky est là. Le sens de la formule. L’observation exacte quoique, toujours, un petit peu exagérée. L’humour indiscutable. Le mot d’esprit. Et une grande culture. Qui peut, chez nous, parler d’un hobereau de province avec cette assurance sereine ? Qui peut incidemment renvoyer à l’univers extraordinaire de Balzac sans en avoir l’air ? Qui peut croquer un personnage avec une telle férocité sans cacher une certaine affection, une sorte de compassion, pour le malheureux sujet épinglé ? Et qui pouvait, finalement, s’inscrire, au jour le jour, dans un pays à la vie culturelle si indigente, dans une démarche, — mieux une allure — intellectuelle et littéraire si flamboyante et si assumée. Tout Abdellah Stouky est là.
L’homme est grand. Il a, justement, de l’allure. Il a eu très tôt une crinière grise fournie qui donne à ses cheveux lisses un mouvement ordonné qui fait parfois ressembler Abdellah Stouky aux acteurs américains des années cinquante comme ils ont été mis en avant par certains films de Alfred Hitchcock. Une belle chevelure donc, un costume cravate en permanence, un dress code sûr, à la mode peut-être des intellectuels parisiens de Saint Germain qui prônaient la révolution en costard dans des caves enfumées en écoutant du jazz.
Abdellah Stouky a été naturellement un communiste. Quand tout le monde l’était : du moins ceux qui réfléchissaient à cette époque. De cet engagement il a gardé une capacité d’indignation intacte. Une certaine générosité de cœur, un mépris pour l’argent et ses forces, un goût pour la politique quand elle est noble, c’est-à-dire rarement. Il a, aussi, gardé de cette époque un sens structuré de l’argumentation et une certaine appétence pour une dialectique formelle.
Les vies de Abdellah Stouky ne sont pas toutes mesurables à la même aune. Le journaliste est peut être le plus attachant. L’éditeur est sans doute le plus fascinant. L’intellectuel est sûrement le plus convaincant. Mais le fonctionnaire parce qu’il l’a été un jour sans grande conviction et avec une certaine renonciation n’est probablement pas le plus marquant.
Dans la presse Abdellah Stouky fait partie incontestablement des mythes fondateurs. Il a marqué des générations de journalistes en vrai entrepreneur de presse bien avant l’avènement de l’entreprise de presse moderne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il a eu très tôt une capacité de convaincre les hommes politiques à créer des journaux pour animer la vie publique. Il a mené à bien quelques projets de cette nature qui ont bien marqué les mémoires et qui participent toujours de la vitalité du mythe de Abdellah Stouky «entrepreneur de presse».
Des salaires plus que corrects, des conditions de travail enfin acceptables, des frais de mission pris en charge, et, selon des sources amicales concordantes, des conférences de rédaction homérique parfois arrosées au champagne dans les salons de grands hôtels de Casablanca.
Tout cela a marqué, même si les projets lancés ont été rapidement rattrapés — mais sans Si Abdellah — par une gouvernance plus orthodoxe et plus miséreuse telle que seule la presse partisane pouvait, par le passé, produire. Mais la mémoire professionnelle locale garde de cette époque le sentiment d’une vraie « épopée » dont Stouky était le chevalier servant, flamboyant et généreux.
Dans le domaine de l’édition, avec les Editions Stouky, Si Abdellah a agi avec le même principe. Une approche d’excellence mais décalée avec la réalité d’un secteur qui a généré ses propres démons. Le projet éditorial était là, concret, soutenu par une grande culture personnelle mais le problème c’est qu’une maison d’édition est aussi une entreprise avec tout ce que cela suppose, dans ce pays, de technique, de rouerie, de cynisme et d’esbroufe.
Gérer une entreprise d’édition n’est pas, hélas, réductible à une démarche esthétique ou intellectuelle. Si on n’a pas d’appétence réelle pour réduire à leur simple expression symbolique les droits des auteurs tout en minimisant à l’extrême les charges de production, de distribution et de communication, il n’y a point de salut. Le moins que l’on puisse dire c’est que Abdellah Stouky ne disposait pas de ces compétences distinctives. Il en avait d’autres.
Pendant de nombreuses années Abdellah Stouky a vécu dans un Palais. Le Palais Tazi à Rabat en l’occurrence, une propriété de sa belle famille. Dans cet espace magnifique le mythe débridé du personnage a rencontré une réalité étincelante. Cet espace aux dimensions royales et à l’architecture impériale dans la pure tradition des sultans marocains a sublimé le mythe effréné d’un Stouky éditeur vivant de ses pensées sublimes et plongé dans un monde d’idées aux subtilités infinies. L’espace nourrissant le mythe et vice-versa. Et l’on ressentait à cette époque une véritable aimance entourant le personnage qui semblait, peut-être en apparence, apaisé, heureux et comblé.
Il fallait le voir, dans ce cadre définitivement andalou, vêtu d’un caftan dans la pure tradition de l’élégance marocaine authentique, recevoir ses amis avec prévention et douceur. Incontestablement, ce Stouky-là était le plus épanoui, le plus serein et le plus éloigné de ses vieux démons. Il savait que ce décorum servait le mythe, il en jouait. Il savait que cette mise en scène intriguait, il s’en amusait. Il savait aussi qu’il forçait le trait comme pour conjurer la fragilité du sort, et il s’en inquiétait en secret. Cela était perceptible.
Abdellah Stouky est clairement un intellectuel marocain attachant. Il a contribué au rayonnement des idées dans son pays par une posture d’intellectuel exigeant et désintéressé. Il a marqué, notamment dans le monde des médias, le 20ème siècle d’une empreinte notable, d’une petite musique audible des plus avertis et des plus sensibles. Cela a fait de lui, un homme écouté et respecté et même parfois craint pour ses traits d’esprit souvent intraitables avec la médiocrité et la petitesse surtout quand ces caractères s’affichent avec insolence et mépris.
Abdellah Stouky, pour conclure maintenant, a promené sur le siècle marocain un regard analytique méthodique. Il a souvent ri des travers des suffisants et des puissants. Il a observé avec méticulosité les impostures et les ambitions frénétiques et illégitimes sur lesquelles il a toujours porté un jugement sévère. Par contre il a encouragé beaucoup de talents avec une bienveillance amicale. Et il a toujours aimé les gens auxquels il témoignait avec constance une affection réelle.
Abdellah Stouky s’amuse de la Comédie humaine marocaine avec un œil balzacien : réaliste, scrutateur et sans compromis. Il a fini par ressembler aux personnages talentueux et flamboyants de cet auteur du 19ème siècle qui semblaient tellement décalés par rapport à leur siècle. Et, surtout, décalés par rapport à la mutation rapide des valeurs qui dominent une société ardemment travaillée par une Histoire irrémédiablement en marche.