chroniques
Benkirane dans tous ses états : Retraite royale, Ali El Himma, Akhannouch, Baha et tous les autres
Par Naïm Kamal - 2 h 21 mn 06 sec. Pendant deux heures, vingt et une minutes et six secondes, Abdalilah Benkirane a soliloqué devant une douzaine de journalistes sans qu'aucun n'ait osé l'interrompre.
Des journalistes triés sur le tas. Pour une conférence, puisqu'il ne s'agira à aucun moment d'une conférence de presse, fermée à des journalistes benkirano-compatibles. « Restreintes », ce sont ses mots, à ceux « qui n'ont pas des opinions tranchées à son égard ». Il ne leur a pas dit ça pour les compromettre aux yeux des confrères privés d'un festin sans réjouissances, mais juste pour les mettre dans sa poche, solliciter leur complaisance.
Il faut dire que l'ancien chef du gouvernement à bien planté le décor, chez lui. Choisi le jour, un samedi après-midi histoire de leur gâcher leur weekend. Il n'y a pas jusqu'au cameraman qu'il n'ait pas désigné lui-même. Strictement instruit, il l’a cadré presque toute la durée du monologue dans un déroulé statique avec pour fond une photo où il pose de face aux cotés de Abdallah Baha. Une photo qui lui sert de prétexte pour invoquer le défunt ami et refaire planer le doute, dans un soit dit en passant magistrale, sur les circonstances de sa mort sans qu’il se donne la peine de la moindre explication et sans qu'aucun des convives ne le lui en demande, passant ainsi à coté du scoop du siècle.
Abdalilah Benkirane assuré d'un auditoire toute ouïe, commence comme à son habitude par quelques espiègleries. Une boutade par-ci, une plaisanterie par là et le voilà chaud pour une longue et parfois lassante rétrospective sur ce que fut sa vie, passionnante. Ses aventures, périlleuses. Ses positions, courageuses. Son combat, frontal. Son positionnement pendant les mémorables journées du 20 février pendant lesquels, sans lui, on ne sait ce qu'il serait advenu du Maroc. Et on action gouvernementale dont seule l'histoire, avec un grand H, saura lui en rendre justice, à défaut de lui être maintenant reconnaissante.
Un homme peu doué pour les affaires
Plusieurs fois, l’ancien chef du gouvernement reviendra sur son royalisme à toute épreuve. Sa loyauté, sans faille. Sa famille qui lui passe tous ses caprices. Son ami de trente ans, Abdallah Baha qu'il pleure encore. Ses larmes pour la veuve et l'orphelin. Sa compassion sans limite pour les pauvres. Et ses affaires...
Ses affaires qui ne lui ont permis que de vivre plus ou moins convenablement, qui ne l'ont pas mis en tout cas à l'abri d'une retraite octroyée, fut-elle royale; ces affaires qu'il n'a jamais vraiment réussi à faire prospérer, lui, dont le Maroc tout entier attendait la prospérité à la tète du gouvernement. Deux heures vingt une minutes et six secondes de soliloque et pas l'once d'une autocritique. Epatant, non?
Il est comme ça Benkirane, il faut l'accepter dans son entièreté ou le rejeter dans sa totalité. Transparent jusqu'au bout des ongles, selon le portrait qu'en faisait de lui souvent celui qui le connaissait le mieux au monde, feu Abdallah Baha. Une façon toute en subtilité du défunt pour faire accepter à ses amis les emportements, les bourrasques et les diatribes de celui qu'était devenu à la lumière inespérée du 20 février l’effigie des islamistes bon teint.
Dieu préserve moi de mes amis, quant à mes ennemis je m'en charge. Un sage aphorisme que Abdalilah Benkirane ignore vraisemblablement. Autrement c'est sa cohérence qui en souffrirait. Pour lui, avec l'aide de Dieu, qu'il dispense de sa protection pour l'occasion, c'est mes amis comme mes ennemis, je m'en occupe. De S comme Saadeddine El Othmani à A comme Aziz Rebbah en passant par L comme Lahcen Daoudi, il n’a pour eux que des gentillesses d’autant plus cruelles qu’ils les emballent dans le papier momentanément soporifique de l’amitié. Ses autres compagnons, s'il les a oubliés, c'est seulement parce que, suprême dédain, ils ne méritent pas d'être cités. Qu’ils prennent leur mal en patience, ils ne perdent rien à attendre, le meilleur étant à venir, promet-il avec l'intention sournoise de les empêcher de bien dormir.
Un Homme dans le tourbillon du doute
Quant à ses ennemis, il faudra repasser pour en connaitre les noms. C'est des impersonnels « Ils et On » qui leur servent de noms et les habillent la plupart du temps des oripeaux dérisoires de forces occultes sur lesquels il se pose des questions. Déception : Fouad Ali El Himma n'y figure pas. Hormis l'épisode où il fut le moteur du PAM, Abdalilah Benkirane est plutôt amène avec le conseiller du Roi. Aziz Akhannouch, c'est à peine s'il l'effleure, allusionne plus que n'affirme. Même Ilias El Omari trouve dans sa bouche des appréciations pas vraiment péjoratives. Le reste, du menu fretin. Ahmed Assid, amazighiste impénitent dont il fait son affaire, un certain avocat Mohamed El Héni qu'il subodore suspect, un autre Mustapha Brahma, gauchiste attardé qu'il accuse pratiquement, non sans liaison avec le présent, d'avoir, dans les années soixante-dix, balayé le terrain à l'arrivée des militaires à la direction de l'Ecole Mohammedia des ingénieurs? Et moins d'une poignée de journalistes qu'il prendrait presque en pitié.
Deux heures vingt une minutes et six secondes? Vingt-quatre heures après je ne savais pas encore quoi en retenir ni quoi en penser. Un retraité qui ne se résigne pas à la retraite ? Un homme qui débite et un auditoire qui sert d'écho aux bonnes blagues d'un traditionnellement crâneur visiblement ébranlé? Un adulé des réseaux sociaux et des meetings soudainement seul dans le doute, s'évertuant à paraitre le contraire? Un leader habitué à voir sa cavalerie enflammer la toile pour le défendre contre ses détracteurs, subitement délaissé par ses fans? Le froid de l'abandon et le silence gêné de ses amis qui se sont inscrits aux abonnés absents? Le père meurtri qui a vu sa fille contrainte de monter au créneau pour défendre l'honneur de la filiation dans un cri strident : laissez tranquille mon père?
Un peu de tout ça et tout ça en même temps. Mais Abdalilah Benkirane est trop fier, pour ne pas dire trop orgueilleux pour l'admettre. Quoi qu'il dise et quoi qu'il en soit, l'homme que j'ai vu sur cette vidéo n'est pas indifférent à la rumeur de la masse. Et l'impression qu’il m’a laissée, in fine, c’est celle d'avoir peur pour le souvenir qu'en gardera la mémoire des gens.