chroniques
Yves Bonnefoy (2023-2016) : L'éblouissement dans les mots
Oracle de la lecture, exigeant traducteur de la langue de Shakespeare, patient arpenteur des questions cardinales du poème, chantre de la présence précaire, Yves Bonnefoy rend à la poésie, en ce lugubre XXIème siècle, le lumineux hommage qu’elle mérite
Attiré par les mathématiques, Bonnefoy pense que l'art poétique partage avec cette science reine de l'abstraction au moins une triple qualité : mémoire de l'infini, déchiffrement de signes et attrait de l'inconnu
Loin d'être découplée de la vie, la poésie est le cœur battant de l'existence sensible, soutient en substance Wolfgang Matz dans son pénétrant éloge de l'amitié par le poème, »du bonheur de la vie poétique" (2024) qui s'accueille comme une belle lueur en ces temps sombres. Rédouane Taouil évoque, à l'occasion de la publication de cet ouvrage, comment les vers décident de la présence au monde selon Yves Bonnefoy que l'auteur identifie à un chantre d' « une gaieté presque mutine ».
Oracle de la lecture, exigeant traducteur de la langue de Shakespeare, patient arpenteur des questions cardinales du poème, chantre de la présence précaire, Yves Bonnefoy rend à la poésie, en ce lugubre XXIème siècle, le lumineux hommage qu’elle mérite. Attiré par les mathématiques dès sa prime jeunesse, il pense que l'art poétique partage avec cette science, reine de l'abstraction, au moins une triple qualité : mémoire de l'infini, déchiffrement de signes et attrait de l'inconnu. Qui oserait clamer que la poésie est menacée de délitement ? Le succès éclatant du recueil, “Les planches courbes” (1) , qui s’exhibe sous maints aspects comme un oxymore, apporte un démenti éloquent aux Cassandre des vers.
Baudelaire invite à lire, sur le mode de l’apostrophe, ses «Fleurs du Mal» en faisant de ses lecteurs des semblables, hypocrites et complices. Fidèle à sa rhétorique de l’écoute, Bonnefoy donne à entendre sa parole, à des «amis » qu’il nomme passants, comme un murmure ininterrompu sur ce qui se perd. Plus qu’une complicité, c’est une intimité que scelle le poète pour narrer en strophes et séquences, en vers ou sous forme de prose, ses souvenirs d’enfance. Cette célébration se décline en couleurs paisibles et sons harmonieux, en mots transparents et rythmes fulgurants qui disent la jouvence de l’âge de l’innocence et son irrémédiable finitude. Bonnefoy évoque l’enfance sous un essaim de métaphores : elle est cheminement dans le rêve et le souvenir, dans l’émerveillement et l’élan de l’appel pour « que le monde demeure/malgré la mort ». L’enfance est aussi un hymne frêle à la permanence des pierres et des fruits, à la brillance de l’eau et à l’ivresse des odeurs. Dans la « Maison natale », qui est au cœur des « Planches courbes », Bonnefoy peint le deuil du couple parental disparu dans des accents aigus. La présence y apparaît fatalement chancelante et la parole réticente à l’accueillir :
« J’aurai barré
Cent fois ces mots partout, en vers, en prose,
Mais je ne puis
Faire qu’ils ne remontent dans ma parole »
Cet aveu, qui atteste que, sous la plume de Bonnefoy, le poème est miroir de lui-même, fait écho au leurre des mots. Depuis «Du mouvement et de l’immobilité de Douve» (1953) jusqu’à “La longue ancre de la chaîne” (2008), les recueils de Bonnefoy sont nourris de méditations critiques sur l’acte poétique. La réalité, aime à dire le poète, est foisonnante et multiple, inépuisable et évanescente. Comme telle, elle ne se laisse saisir que brisée et modelée par la parole. Parce qu’il enferme le monde sensible dans l’épure, le concept est inapte à emprunter les méandres du lieu et du temps que l’homme parcourt. La tâche du poète est de questionner la relation au monde comme actes de présence. Narratif, figuratif mais aussi discursif, le poème s’ancre dans la réalité rugueuse, qui par l’effet de la couleur des mots, devient, comme chez Rimbaud, matière à rêver :
« Poésie ! Ô trésor ! Perle de la poésie !
Les tumultes du cœur, comme ceux de la mer
Ne sauraient empêcher ta robe nuancée
D’amasser les couleurs qui doivent te former »
La parole est d’une certitude tremblante : tout en étant soupçonneuse envers les mots et les images, elle est une forme colorée de l’être au monde. La poésie de Bonnefoy, consciente de sa fragilité, est une invitation à migrer de l’absence vers la présence, à garder la parole audible, à habiter les lieux que l’on quitte. Elle est arrimée et rimée par l'espoir :
« Je vais,
Je passe près des amandiers de la terrasse.
Le fruit est mûr. J'ouvre l'amande
Et son cœur étincelle. »
(1) Publié en 2001 aux éditions Mercure de France, ce recueil est inséré avec six autres dans un volume édité par Gallimard en 2003 auquel il donne son titre.