chroniques
Lectures et Relectures au temps du Corona : - III ''Frankenstein à Bagdad''
Beyrouth ou ce qu’il en reste
En procédant à la relecture de « Frankenstein à Bagdad » de cette série de Lectures et Relectures au temps du Corona, Abdejlil Lahjomri était loin de se douter qu’une explosion meurtrière allait faire écho à ses pérégrinations géopolitico-littéraires pour meurtrir encore plus une autre capitale à quelques encablures à vol d’oiseau de Bagdad : l’explosion de Beyrouth ! Citant l’auteur, Ahmed Saadawi, le secrétaire perpétuel aurait pu le paraphraser et écrire « la réalité a soudain percuté la fiction… comme si mon histoire et celle de mes autres capitales ne faisaient plus qu’une ». Et ajouter pour dire de Beyrouth ce qu’il dit de Bagdad, mais aussi sans doute de Damas, de Aden ou de Tripoli : « le mythe du monstre ainsi créé va permettre à l’auteur avec un réalisme poignant de faire une description hallucinante du chaos dans la ville. » Mais A. Lahjomri est un optimiste qui ne croit pas à la mort sans résurrection : « Les nations, ecrit-il, renaissent toujours triomphantes des charniers et des cendres que sèment les Frankenstein inventés par les brocanteurs de l’histoire, bricolant leur histoire. »
Il me fallait absolument relire, ce roman de Ahmed Saadawi, prix international du roman arabe 2014. Si j’avais longtemps hésité, c’est que j’étais atterré par les nouvelles tragiques quasi quotidiennes qui nous parvenaient de cette région, martyre et victime d’elle-même. (La Covid m’en a donné l’occasion). Explosions, cadavres, assassinats, vengeances, crimes, terrorisme. Je savais que j’allais retrouver tout cela dans ce roman puissant mais désespéré et désespérant. L’écrivain lui-même échappera à un de ces attentats qui ponctuent les jours saccagés de sa ville mythique, fracturée en mille et un fragments brûlants, quelques instants avant d’apprendre qu’il venait d’être primé… Il dira : « la réalité a soudain percuté la fiction… comme si mon histoire et celle de mes personnages ne faisaient plus qu’une ». Il s’empare d’un mythe, qu’avait créé Mary Shelley avec son roman « Frankenstein ou le Prométhée moderne », qui a fait et continue à faire les beaux jours de la littérature fantastique et du cinéma fantasmagorique. Il décrira une ville, un pays en proie à la peur, à l’angoisse, au désarroi, où les habitants n’ont qu’un avenir : fuir au loin ce carnage ininterrompu, et ce monstre né des manipulations d’un brocanteur – antiquaire, ivrogne et fabulateur. Le projet satanique de cet homme qui vit dans un quartier populaire était de recoudre les membres des victimes disloquées par les explosions et d’en faire un « corps-cadavre ». Mais comme dans la légendaire histoire de Mary Shelley ‘’ce corps - cadavre ‘‘ échappera au contrôle de son « créateur », ressuscitera d’entre les cadavres et commencera son œuvre de vengeance ravageuse. Pour tous les habitants de cette ville, ce personnage est « celui qui n’a pas de nom », « criminel X », ou simplement X, excepté pour la vieille Elichoua pour qui il sera Daniel, son fils parti pour la guerre, qui n’est jamais revenu, dont elle espérait le retour et qui cette nuit a surgi devant elle, inopinément.
Le mythe du monstre ainsi créé va permettre à l’auteur avec un réalisme poignant de faire une description hallucinante du chaos dans la ville. La lecture du récit est pénible mais saisissante et prenante. Plane sur la ville la terreur des milices assassines, des criminels anonymes, des policiers qui sont ou ne le sont pas, des prédateurs, des profiteurs, des accapareurs-jouisseurs. La couleur dans le roman est sombre comme si le jour était la continuation de la nuit et la nuit la continuation du cauchemar infernal des jours. La ville est comme une forteresse, les rues sont quadrillées de points de contrôle, et les quartiers défendus sont protégés par des casemates et des murs en béton qui ne protègent rien ni personne de la macabre vengeance du monstre errant dans la ville désespérée.
Qu’est-ce qui fait que malgré tout, git au fond de ce roman noir une pépite lumineuse, palpitante d’espoir. Ce que ce bricoleur – brocanteur faisait inconsciemment en recomposant un corps et en se servant des membres des cadavres déchiquetés par les explosions incessantes, est la reconstitution’ symbolique ‘ du corps de la nation, crucifiée et décapitée. Cet ‘être’ ainsi créé serait la réincarnation de la nation, au-delà de l’éparpillement fatidique de ses composantes, du reniement de sa foisonnante histoire, du dénigrement de ses valeurs morales et éthiques ancestrales, de ses errances culturelles. Si ce cadavre renait de ses cendres comme le phœnix, c’est parce que c’est l’âme d’un jeune homme à l’orée de la vie qu’une explosion va priver de vie, âme qui enfin va l’habiter. Innocent de tous ces crimes, de cette dévastation, de cette folie meurtrière, (comme la nation elle-même) ce jeune homme, victime, avait comme emploi, un emploi de gardien, comme s’il était « gardien – symbole » de cet amour que les petites gens cultivent encore au fond d’elles-mêmes pour leur patrie. Si les individus meurent, les patries ne meurent pas. Et s’il arrive que les nations souffrent, se mutilent tel « l’héautoutimorouménos » baudelairien, c’est que tous, nous sommes victimes et bourreaux, surtout coupables de cécité, d’aveuglement quand le tragique rattrape notre histoire. Dans le roman de Mary Shelley il y a une phrase éclairante, « Doit-on penser que je suis seul coupable alors que l’humanité entière a pêché contre moi ? »
Dans le Moyen Orient dévasté, toute l’humanité est coupable des monstres qui renaissent, ressuscitent et décapitent l’espérance.
Dans le roman de Ahmed Saadawi, le corps ressuscité qui échappe à toutes les tentatives de capture et d’assassinat est la patrie indestructible. Il ressemble au fils de la vieille Elichoua, ( Lazare ressuscité ; la petite vieille est chrétienne). Son petit-fils qui vient l’aider à quitter cet enfer est le sosie trait pour trait de son fils, son père. Le dernier paragraphe de ce récit accablant de tristesse est soudain une explosion, non d’horreur, mais de joie et d’allégresse : un orchestre traversant ce quartier maudit joue des airs populaires que des enfants accompagnent de leur cris insouciants et c’est une pluie bienfaisante qui panse les douleurs et les souffrances d’un pays en deuil. Un deuil que balaie et efface la joie enfantine, annonçant des lendemains apaisés.
Les nations renaissent toujours triomphantes des charniers et des cendres que sèment les Frankenstein inventés par les brocanteurs de l’histoire, bricolant leur histoire.