chroniques
Le divorce d’Aïcha
*Ancien ministre, ancien repr?sentant du Maroc ? l?ONU, ex-pr?sident de l?universit? Hassan II-A?n Chok de Casablanca, Aziz Hasbi est enseignant
D?apr?s un conte populaire bien remodel? ici, il ?tait une fois une jeune femme d?une beaut? qui ne laissait personne indiff?rent, surtout la gent masculine. Bien que discr?te, pauvrement habill?e et n?arborant aucun artifice aguichant, son passage quotidien dans la rue commer?ante, ? proximit? de chez elle, cr?ait une d?c?l?ration, voire une sorte de ?paralysie de l?animation qui singularisait cette art?re. Le marchand des quatre-saisons interrompait sa pes?e, le boucher gardait son bras arm? lev? ? mi-chemin du carr? de viande qu?il s?appr?tait ? d?biter, le cordonnier laissait son marteau ? l?arr?t au-dessus de la babouche qu?il ?tait en train de clouer, etc. M?me le temps ??suspen[dait] son vol??? A?cha -c??tait ainsi qu?elle se pr?nommait- laissait toujours derri?re elle une train?e de soupirs, une myriade de regards br?lants et des murmures qui pr?c?daient des commentaires langoureux, ? part soi ou en petit groupe. Et pour cause?: elle ?tait bien belle. Son visage ?tait lumineux?; ses yeux vert jade pur, lorsqu?ils daignaient se lever, ?taient troublants par leur franchise et leur puret?, et le battement paus? et harmonieux de ses longs cils paniquaient les regards de ses interlocuteurs qui juraient n?avoir jamais vu d?aussi longs ; les m?ches rebelles qui s??chappaient de temps ? autre de sa coiffe, mais qu?elle essayait vainement de cacher et de discipliner, laissaient voir le d?but d?une cascade de jais qui enflammait les imaginations?; ses mains aux doigts effil?s et aux ongles naturellement manucur?s remuaient avec gr?ce, appuyant les paroles douces qui sortaient de sa bouche aux l?vres vermeil qui s?ouvraient sur un alignement ?blouissant de perles. Sa nudit? au hammam causait quelques murmures?: certaines appelaient sur elle la b?n?diction et la protection d?Allah, d?autres plus nombreuses serraient les dents et les fesses, n?osant plus jeter un coup d??il ? leurs seins flasques et ? leurs cuisses cellulitiques. En voyant la pauvre A?cha d?baller ses effets mis?rables et ?tendre sur elle une serviette r?p?e et d?color?e par les innombrables lessives qu?elle avait subies, ces derni?res ne manquaient pas de chuchoter?: ??Dieu ne donne les f?ves qu?aux ?dent?s??. Mais l??dent?e en question les narguait malgr? elle par l??clatante blancheur de sa peau de b?b?, ses longs et brillants cheveux et ses joues et sa bouche roses. Tout cela ?tait indirectement proportionnel aux maigres produits utilis?s?: un peu de ghassoul, une boule de savon noir et un gant trou? pour le gommage. La plupart des autres femmes ?taient munies de shampoing, de savon parfum?, de henn? ? l?eau de rose et d?un large attirail pour le gommage. Pourtant, peu d?entre elles arrivaient ? flouter la mis?re de leur carnation, en d?pit des longues heures qu?elles passaient ? se frotter et ? essayer d?adoucir leur peau. Les retours d?A?cha du hammam ?taient tr?s remarqu?s par tous ceux qui, ? ces moments, tra?naient dans les alentours, et ils ?taient toujours nombreux. Mais, contrairement aux propos g?n?ralement grivois que les jeunes (et certains moins jeunes) lan?aient aux femmes revenant du hammam, A?cha ne suscitait chez eux que soupirs et ?ructations nerveuses.
Heureux le commer?ant ou l?artisan qui, selon les courses qu?elle avait ? faire, avait le privil?ge de lui parler. Ses arr?ts cr?aient chez le r?cipiendaire une ambiance de kermesse car sa pr?sence illuminait de mille feux les lieux. Selon les besoins, le commer?ant ou l?artisan ?lu pouvait difficilement r?guler le flux de ses paroles?: il cherchait chaque fois ? retenir A?cha le plus longtemps possible, ? lui ?grener son chapelet de propos mielleux, ? lui louer le caract?re exceptionnel du soin et du plaisir qu?il avait ? la servir, etc. La pr?sence d?autres clients ne le g?nait nullement, ni d?ailleurs leurs protestations, car quel que soit l?ordre dans lequel ils arrivaient, la priorit? ?choyait tout naturellement ? A?cha. Cela l?indisposait quelque peu, mais elle ?tait au fond flatt?e d??tre l?objet de tant d??gard. Bien cr?dule, elle ne percevait pas au d?but le c?t? concupiscent de ces hommages empress?s.
Au grand dam de ses admirateurs, A?cha ?tait mari?e et vertueuse. Elle l??tait depuis peu. Son p?re l?avait unie ? l?un de ses cousins, Tahar. Un homme ?bon et simple qui faisait tout pour subvenir aux besoins de son adorable tria, lustre, qui ?clairait et ?gayait la petite chambre que le couple occupait dans un appartement d?labr? en partage avec d?autres locataires. Il voudrait mettre les richesses de la terre ? ses pieds, mais les moyens lui ?taient tr?s chichement compt?s par le Destin. Il ?tait livreur de bidons d?eau ? domicile (moul l?ma), qu?il puisait ? la fontaine publique chaque jour aux aurores et qu?il chargeait sur une charrette ? bras aux roues m?talliques qui labourait bruyamment les rues. Sa peine lui rapportait seulement quelques sous?; ses menues occupations de factotum ne l?enrichissaient pas non plus. Aux yeux des habitants de son quartier, il ?tait consid?r? comme un bon bougre inoffensif. Mais c??tait bien insuffisant dans un monde de d?nuement o? il y avait peu de compassion pour plus pauvre?que soi ; la fortune relative y ?tait consid?r?e comme un signe de b?n?diction. Dans ce microcosme o? les malformations et les handicaps physiques ?taient cens?s ?tre m?rit?s, l?infortune ?tait vue ?galement comme une punition d?un quelconque p?ch? originel. Allez savoir?! Les rivaux de Tahar allaient plus loin?: ils lui d?niaient le droit d?avoir une aussi belle femme et condamnaient ouvertement cette m?salliance. C??tait insens?, mais c??tait comme ?a.
Tahar en ?tait conscient et souffrait int?rieurement, craignant le jour o? la mis?re le priverait de son ?pouse bien-aim?e. Il se tuait au travail et acceptait toute besogne pouvant lui rapporter quelques dirhams, m?me lorsque sa dignit? y laissait des plumes. Les commer?ants et artisans choisissaient les moments de grande pointe pour le h?ler et lui intimer des ordres humiliants pour faire tel ou tel travail aussi d?gradant l?un que l?autre. Parfois sous les yeux de sa femme qui rougissait plus que d?habitude et baissait encore davantage ses beaux yeux. Le soir, elle enduisait silencieusement ses pieds et ses mains meurtris de henn? afin d?apaiser leurs l?sions et les pr?parer aux meurtrissures d?un lendemain imparable?; les blessures du c?ur, quant ? elles, ?se faisaient oublier momentan?ment par la seule pr?sence ?blouissante et envo?tante d?A?cha. Mais les plaies du c?ur cicatrisent beaucoup plus difficilement que les autres, surtout lorsque le quotidien s?amuse ? y remuer son couteau. Elles se refl?taient sur le visage de Tahar qui accumulait et affichait une tristesse tranquille mais rampante et rongeuse. Il ne savait pas ? quoi s?en tenir?: ses relations de couple ?taient en apparence empreintes de douceur et d?abn?gation, mais il craignait les silences de sa belle ?pouse qui ne lui faisait jamais de reproche et acceptait avec r?signation beaucoup de privations mat?rielles. Elle ne lui faisait pas non plus part du harc?lement verbal auquel la soumettaient quotidiennement les commer?ants et artisans du quartier. Tahar n?avait pas le bagou?: il se contentait de trimer. Il la traitait avec bont? et ne manquait pas de g?mir en lui tendant la maigre recette du jour. Elle se contentait de rendre gr?ce ? Allah. Mais les frustrations se r?percutaient lentement et insidieusement sur son teint et sur sa mise.
On ne sait pas vraiment ? quel moment les admirateurs d?A?cha intensifi?rent leur campagne de cour serr?e, mais ils le firent quasiment de concert et en rench?rissant les uns sur les autres. Ils y allaient ? qui mieux mieux, ? coups d?arguments les uns plus d?stabilisants que les autres. Tous s?adressaient aux besoins et aux envies suppos?es d?A?cha. Celle-ci y ?tait de plus en plus sensible.
Le boucher avait l?argument le plus membru. Le jour dit, profitant de l?un des rares arr?ts timides qu?elle faisait dans sa boutique, il lui assena l?argumentaire qu?il avait mis beaucoup de temps ? affiner. Il lui dit en substance?: ??A?cha, je vois que tu d?p?ris de jour en jour. C?est un crime de ne pas t?offrir ce qu?il y a de mieux. J?ai constat? que tu n?as jamais achet? plus de quelques oukya* des bas morceaux, ? la cadence de deux fois par mois. Tu m?rites mieux? Si tu ?tais ma femme, tu aurais mang? tous les jours les meilleurs morceaux de viande, j?aurais ?visc?r? moi-m?me le plus beau mouton et t?aurais pr?par? et mis sur le brasero les plus gras et d?licieux boulfaf*. Si tu ?tais libre, je te prendrais imm?diatement pour ?pouse. Penses-y???.
Le marchand des quatre-saisons lui susurrait?: ??A?cha j?aurais voulu t?offrir des pommes dignes de la couleur de tes belles joues et des bananes dont les morceaux fondent dans ta petite bouche. Ah?! si tu ?tais ma femme, je t?aurais donn? ce que ta beaut? m?rite. Lib?re-toi de ta mis?re et je suis ton homme. Penses-y???.
Le cordonnier n??tait pas en reste?:???Je suis triste, lui dit-il, de te voir toujours revenir rapi?cer la m?me hankara*. Tes petits pieds m?ritent les belles babouches, les cherbil brod?s de fils d?or. Si tu ?tais ma femme???.
Le marchand de charbon de bois manifestait chaque fois son indignation?: ??A?cha, tu ne devrais pas salir tes petites mains?: tu m?rites d?avoir une cuisini?re qui marche au gaz butane. Et tant pis pour mon commerce, pourvu que tu m?nages ta beaut?. Je suis pr?t ? te prendre pour femme si tu divorces??. Le mot cataclysmique de divorce ?tait d?sormais prononc??!
Ce si?ge en bonne et due forme lui causait une certaine perplexit? qui allait crescendo. Au d?but, elle ?tait scandalis?e par ces propos. Mais petit ? petit elle c?dait ? la tentation de penser ? toutes ces g?teries miroit?es qui r?veillaient chez elle des r?ves de jeune fille qui croyait que le mariage ?tait une idylle de tous les jours et que son chemin ?tait pav? de fleurs et de beaux habits, des plaisirs de la table et des autres plaisirs plus charnels. De ce dernier point de vue, elle avait l?impression que cela pouvait aller?: tous les soirs ou presque, son mari remplissait son devoir conjugal, bien qu?? la h?te et en position de missionnaire?; mais elle ne connaissait elle-m?me rien d?autre.
Tout cela la travaillait, lui causant des insomnies. D?un c?t?, elle savait que son mari l?aimait, comme l?homme ordinaire et pauvre pouvait aimer, qu?il ?tait un proche, qu?il ne l?avait jamais maltrait?e ni brutalis?e. Mais, d?un autre c?t?, son corps lui criait ses besoins l?gitimes. Sa sant? commen?ait ? en p?tir. Son mari redoublait de soins, croyant qu?elle ?tait enceinte. Mais il ne pouvait offrir que ce qu?il avait, c?est-?-dire pas grand-chose.
A sa demande, elle retourna chez ses parents, ? quelques encablures de son mis?rable foyer?; la maison parentale n??tait gu?re mieux par ailleurs. Elle expliqua ? son p?re sa situation et l?incapacit? de Tahar de subvenir ? ses besoins les plus ?l?mentaires. Ses parents connaissaient tout cela, mais en ?taient encore plus convaincus ? la vue de leur fille qui avait litt?ralement fl?tri. Ils vocif?raient contre le sort, m?nageant Tahar qu?ils consid?raient comme une victime de la vie. Le deuxi?me jour de son d?part, Tahar vint lui rendre visite, les bras charg?s de quelques douceurs. Il tomba des nues, lorsque ses beaux-parents lui firent comprendre que leur fille ?tait m?contente. Il les d?sarma par l?air malheureux et r?sign? de chien battu qu?il afficha et n?allait plus le quitter d?sormais. Tout le monde savait que le m?nage ne pouvait tenir qu?? force de r?signation, et que Tahar ?tait dans l?incapacit? de donner plus. Devant cette impasse, la solution douloureuse ?tait incontournable?: le divorce. A l??vocation de cette ?vidence, tout le monde, y compris A?cha, versa des larmes et se lamenta en r?p?tant que ce bas monde n??tait pas am?ne pour les plus pauvres. Mais l?id?e ?tait d?sormais l?. Tahar demanda avec douceur ? sa ch?re ?pouse si cela pouvait lui seoir. Elle se reprocha de penser en ce moment-m?me aux promesses matrimoniales de ses admirateurs. Mais elle fit quand m?me ??oui?? de la t?te. Tahar lui souhaita une vie meilleure et s?en alla de ce pas voir l?adoul pour conclure la maudite s?paration. Apr?s quoi, il disparut. D?aucuns disaient qu?il avait quitt? le pays, d?autres avan?aient qu?il s??tait jet? ? la mer d?Oukacha, pas loin de Hay Mohammadi. Les tenants de cette th?se ne manquaient pas de sp?culer sur une mort horrible et sur le sort du cadavre d?vor? par les mouettes (sic). Dans la croyance populaire, la mer ?tait li?e ? la mort et ? aoua, la m?chante mouette.
A?cha retrouva progressivement ses couleurs et sa bonne humeur. Mais elle ?tait taraud?e par l?attente. Elle s?attendait en effet ? voir le domicile parental assailli par les demandeurs en mariage.
Les jours, les semaines et les mois se succ?d?rent dans l?expectative anxieuse de la foultitude des pr?tendants. En vain. Ses insomnies revinrent et sa sant? chancela de nouveau. Sa m?re la questionnait, mais sans rien obtenir. Elle l?amenait en p?lerinage ? sidi Mohammed moula Ain-s?b?a, consultait pour elle toutes les chouafate, voyantes du quartier et d?ailleurs. Le r?sultat se faisait attendre. Pire?: elle commen?ait ? se parler ? haute voix en gesticulant, ? se faire des reproches bruyants et ? sombrer dans des crises interminables de larmes. Le bruit circula qu?A?cha ?tait poss?d?e par un djinn intraitable, que Dieu en pr?serv?t les musulmans.
N?en pouvant plus de languir, elle profita d?un moment d?inattention de ses parents pour sortir dans un accoutrement insolite?: elle n?avait sur elle qu?une l?g?re tahtya, robe longue d?int?rieur?; sa chevelure ?tait d?ploy?e sur ses ?paules dans un d?sordre affligeant et ses pieds ?taient nus. Elle arriva dans la rue commer?ante de son ex-foyer conjugal. Tout le monde ?tait sid?r?. Serait-ce possible?? Est-ce vraiment la belle A?cha??! Les conciliabules arriv?rent ? la conclusion que c??tait bien elle?
Lorsque toute l?attention des gens se fixa sur elle, elle d?versa un flot de paroles sur le ton de la col?re et d?un vague reproche. Elle dit en substance?: ??o? ?tes-vous les tallaguine* d?A?cha, A?cha est divorc?e?!??. Les admirateurs gard?rent un silence g?n? et d?tourn?rent la t?te?; certains d?entre eux pr?text?rent une affaire urgente pour baisser un rideau ou d?serter un ?tal.
A?cha continua ? r?der dans les parages en entonnant sans se lasser sa litanie. Les habitants du quartier ?taient partag?s entre la compassion que certains d?entre eux ne cachaient pas?; d?autres ne manquaient pas de persifler impitoyablement les aguicheuses qui n??taient pas contentes de leur sort. Ceci provenait particuli?rement des vieilles filles laides et de toutes celles que la vue d?A?cha br?lait d?envie.
On ne sait plus quand elle cessa de hanter les lieux, et on ignore ce qu?elle advint. Mais les sp?culations ne manquaient pas. L? aussi les habitants du Hay ?taient partag?s. D?aucuns disaient qu?elle avait ?t? ?cras?e par un chauffard, d?autres pr?tendaient qu?un riche commer?ant la remarqua, la prit en piti? et finit par en tomber amoureux. D?apr?s ces derniers, elle se maria avec son riche sauveur et eut beaucoup d?enfants. O? est la v?rit?, personne n?a r?ellement le mot de la fin?! N?est-ce pas le propre des contes ?!
*Unit? de poids ?quivalant ? peu pr?s ? 50 grammes
*Brochette de foie et/ou de poumon de mouton enrob?es de graisse
*Vieille savate
*Litt?ralement, ??divorceurs??, artisans du divorce d?A?cha