Rabat-« Esprit des lieux » : I - Une cité paradoxe

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Rabat

*Universitaire sp?cialiste de la litt?rature fran?aise, secr?taire perp?tuel de l?Acad?mie du Royaume, Abdejlil Lahjomri est d?abord un amoureux de Rabat, sa ville natale qu?il veut faire aimer. Dans cette s?rie de r?cits, il remonte l?histoire de la capitale avec ?tonnement, curiosit? et beaucoup de plaisir. ?

Je d?sire vous faire aimer ma ville natale, Rabat, capitale d?un royaume mill?naire, inconsolable d??tre si peu connue, elle, dont la l?gende est s?duisante comme le sont les l?gendes de F?s, de Marrakech ou de Tanger. Elle n?a jamais voulu ?tre leur rivale, mais a contribu? autant qu?elles au rayonnement d?un pays fier de leurs puissants et g?n?reux attraits. D?o? vient alors que tous ses nouveaux habitants depuis le d?but du si?cle dernier y vivent d?licieusement mais ne la voient pas et que les touristes et ceux qui les guident disent qu?il suffit d?une matin?e, voire d?une journ?e pour la visiter et la parcourir.

Jamais l?expression ??Esprit des lieux??, choisie pour designer la s?rie qui accueille ce r?cit, ne s?est si justement appliqu?e qu?? cette ville?: Chellah, Kasbah des Oudayas, Oued Bourgreg, M?dina, Oc?an et pourquoi pas, Sal?, jamais autant de lieux n?ont r?ussi dans une lente et tumultueuse appropriation de l?espace ? inventer une cit? o? il fait si bon vivre. Elle reste toutefois, cit? paradoxe. La douceur de vie y est telle qu?elle vous ?treint d?s les premi?res heures de votre s?jour, mais elle n?est l?objet que de peu d?amour, d?aucune passion de ceux qui cueillent ses charmes, et oublient de lui exprimer un peu de reconnaissance. On dirait qu?ils restent, malgr? tout, indiff?rents au bonheur qu?elle dispense dans leurs demeures. Elle est pourtant arriv?e ? d?mentir la pr?diction si pessimiste de son propre fondateur. Dans Rawd al-Qirt?s, Ibn Abi Zar? raconte ceci?: ??El Mansour se retira dans son palais o? la maladie s?empara de lui. C?est alors qu?il?dit : de toutes les actions de ma vie et de mon r?gne, je n?en regrette que trois. Trois choses qu?il aurait beaucoup mieux valu que je ne fasse point?: la premi?re, c?est d?avoir introduit au Maghreb les arabes, nomades de l?Ifr?qiya, parce que je me suis aper?u qu?ils sont la source de toutes les s?ditions, la deuxi?me c?est d?avoir b?ti la ville de Ribat Al-Fath, pour laquelle j?ai ?puis? inutilement le tr?sor public, et la troisi?me, c?est d?avoir rendu la libert? aux prisonniers l?Alarcos car ils ne manqueront pas de recommencer la guerre??. Son fondateur aurait donc pr?dit que Rabat ne se peuplerait jamais et que cette fondation aurait ?t? par cons?quent une fondation inutile ? l?histoire future de ce pays. La post?rit? allait lui donner tort. Non seulement son peuplement serait color? des couleurs chatoyantes qui animent ses tapis, ses broderies et ses jardins, mais elle allait devenir le centre n?vralgique qui irrigue cette contr?e, meut ses ambitions et temp?re ses ardeurs. Elle est aussi paradoxe, parce qu?elle est parvenue par une myst?rieuse alchimie ? gommer, effacer le caract?re guerrier qui a pr?sid? ? sa fondation. Cet immense espace, disait Ibn Hawqal, servait ? regrouper plus ou moins une centaine de milliers de soldats de la foi, venus combattre les dissidents Bourghwata, (que sait-on d?eux?? Chellah ?tait-elle leur capitale??) Et pendant longtemps, avec les Almoravides, les Almohades, les M?rinides, et leurs successeurs, il restera le point de d?part des combattants, pour l?Andalousie, leur point de retour aussi. Lieux d?un tumulte incessant o? le sacr? se m?le au profane jusqu?au moment, pr?cis?ment le XVII?me si?cle, o? entrant de plein pied dans la modernit? avec l?arriv?e massive des expuls?s andalous, elle cheminera sous le r?gne de la dynastie actuelle vers la maitrise assagie des premi?res pulsions offensives de sa fondation. Mais de cette longue et si b?n?fique transformation peu en sont conscients et personne ne l??voque. Rabat la victorieuse s?est d?abord vaincue elle-m?me, pour s?offrir en ornement flamboyant ? une population insouciante et ? des visiteurs press?s. S?ils l??coutaient, elle leur conterait une l?gende qui remonterait aux premiers temps de l?humanit?, temps si lointains que l?imagination ferait vivre dans ces lieux des hommes que la science arch?ologique appellera plus tard ??Hommes de Rabat??, dans des cavernes que l?opinion publique plus r?cemment d?signera comme ??caverne des contrebandiers ?. En ces temps l??; il y aurait eu des lions, des ?l?phants, des panth?res, toutes sortes d?animaux, de plantes et d?arbres qui tout en disparaissant, laisseront planer sur cet espace le myst?re des premiers combats pour la survie. Elle leur dira d?autres myst?res?: l?arriv?e et l?installation des ph?niciens, des carthaginois, des romains, peut ?tre de quelques troupes Vandales Goths et d?autres wisigoths, des tribus arabes d?un Orient encore myst?rieux, de ce royaume des Bourghwatas, des royaumes Meghraoui, Ifrany, de celui d?un des fils d?Idriss II, de toutes les dynasties qui se succ?deront dans un temps de batailles m?morables, de luttes pour le pouvoir, de combats pour une autre mani?re de vivre et de survivre. Elle leur d?crira l?irruption de la modernit?, d?abord andalouse, ensuite europ?enne avec l?expansion d?un colonialisme parfois protecteur ??parfois agresseur??, toujours accapareur des richesses de la terre et des hommes. Elle dira l?ind?pendance, le Maroc nouveau, le Rabat des Lumi?res qui s?annonce, se pr?pare, et fera de la cit? mal aim?e, la cit? des plus belles amours.

Elle leur dira cela, mais l?entendront-ils, comme ils ont entendu F?s, Marrakech, qu?ils entendent Tanger, Essaouira, Agadir et depuis peu Dakhla. (A suivre)

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