Cinéma mon amour de Driss Chouika : ''LE 41ème'', LE DIFFICILE CHOIX ENTRE PASSION AMOUREUSE ET CONVICTION PATRIOTIQUE RÉVOLUTIONNAIRE

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Le « Quarante-et-unième » de Grigori Tchoukhrai, le point de départ de ce qu’on a appelé “le cinéma du dégel et de la déstalinisation“

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« Au premier abord, on a l'impression de voir un drame intime, personnel. Mais même l'ombre de cette pensée est évacuée par le spectacle cruel et magnifique des sables du Karakorum. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'on aurait pu tourner cette histoire sur le mode mélodramatique (...) ou la geler dans le dogme édifiant. Mais dès le premier plan, c'est la vérité qui tient le centre du film ». Valeria Guerassimova.

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Considéré par les critiques et historiens comme le symbole et le point de départ de ce qu’on a appelé “le cinéma du dégel et de la déstalinisation“ après la mort de Staline, le « Quarante-et-unième » de Grigori Tchoukhrai a été justement couronné par le prestigieux Prix Spécial du Festival de Cannes de 1957 décerné par un Jury présidé par Maurice Lehmann et comptant parmi ses membres le grand cinéaste américain Otto Preminger, réalisateur de films qui ont marqué l’histoire du cinéma dont “Bonjour tristesse“ et “La rivière du non retour“ entre autres. Il s’agit effectivement d’un film d’une sensibilité humaine fine et touchante qui tranche avec le cinéma soviétique de l’époque, majoritairement propagandiste.

Ce film, deuxième adaptation de la fameuse nouvelle homonyme de l’écrivain russe Boris Lavrenev, après celle muette et en N&B de Yakov Protazanov, a bien été accueilli par les critiques et les cinéphiles à travers le monde pour l’originalité de son scénario et les grandes qualités cinématographiques de sa réalisation qui a combiné un traitement thématique d’un humanisme attachant à une construction esthétique et formelle d’une grande beauté. La critique et écrivaine russe Valeria Guerassimova avait salué sa grande valeur humaine dans le journal “Izvestia” à sa sortie en 1956. Le critique Louis Marcorelles, l’un des fondateurs de “La Semaine de la Critique“ de Cannes, avait bien apprécié le film et trouvé particulièrement attachants ses personnages qui sont de véritables « projections de personnages vrais à l'origine, à travers la mentalité soviétique de 1956, particulièrement la jeunesse. Marioutka, la tireuse d'élite, à l'affection trop longtemps contenue, est la sœur de ces jeunes filles radieuses entrevues dans les films contemporains de Dovjenko et de Boris Barnet ».

L’histoire du film peut se résumer ainsi : C’est la guerre civile en Russie. Un détachement de l'Armée Rouge en mission de reconnaissance dans les sables désertiques du Karakorum. La jeune femme Marioutka est le tireur d'élite du groupe et a déjà enregistré quarante tués dans les rangs des ennemis blancs dans son tableau de chasse. Au cours de l'opération, les Rouges emprisonnent un lieutenant de la Garde Blanche. Le prisonnier sera-t-il la quarante-et-unième victime de Marioutka ? La construction dramatique du film consiste à nourrir ce suspens jusqu’à la fin. On suit le détachement à travers l'immensité des sables, du ciel et de la mer, continuellement décimé par une suite de péripéties et intempéries jusqu’à ce que Marioutka et le lieutenant blanc se retrouvent seuls, isolés sur une ile déserte de la mer d’Aral, faisant face des sentiments humains aussi violents que contradictoires…

UNE CONSTRUCTION NARRATIVE SAISISSANTE

A travers l’histoire de Marioutka et du lieutenant blanc Govoroukha, Tchoukhrai nous dresse un portrait saisissant et foncièrement humain des ennemis de la guerre civile russe, en proposant une étude socio-psychologique des protagonistes de cette lutte sans merci. Il nous met en face de cette confrontation entre la conviction sans faille d’une patriote bolchevique convaincue de son idéal révolutionnaire et un officier blanc tout aussi attaché à sa vision socio-politique. Cette contradiction est menée de main de maître par le réalisateur jusqu’au dernier souffle du film.

Dans un développement contradictoire, ballotté entre la passion de l’amour et les convictions socio-politiques, les sentiments du cœur et les choix de la raison, la construction narrative du film nous embarque dans un délicat et insoluble imbroglio, bien difficile à démêler. Et c’est ce qui fait la force du traitement thématique, technique et esthétique de ce film. Et on ne découvre l’implacable logique du choix de l’auteur de la nouvelle originale dont le scénario a été adapté qu’avec le dernier plan du film qui nous laisse bien perplexes.

Et cette construction narrative parfaitement maitrisée est bien renforcée par un habillage formel riche, somptueux même, tirant le meilleur partie des espaces naturels ouverts du désert et de la mer d’Aral, enjolivés par une photographie bien soignée, conçue dans la plus pure des traditions et des magnifiques ambiances du cinéma russe classique.

UNE PROFONDE ÉTUDE DES PERSONNAGES

Il est aussi à noter que ce film de Tchoukhrai n’est pas qu’une simple approche humaine originale de la guerre civile soviétique. C’est aussi et surtout une véritable étude sociologique des personnages dans un contexte historique précis. C’est une étude du paradoxe ou dilemme qui fait se confronter les convictions et choix politiques avec les sentiments les plus humains de l’amour et de l’amitié. Il pose l’éternelle question, sans définitive réponse, de la contradiction entre nos sentiments et ce à quoi l’on croit idéologiquement et à laquelle il est bien difficile de trouver un juste milieu. Là réside toute la force de ce film de Tchoukhrai, qui a été Secrétaire Général de l’Association des Cinéastes de l’URSS à partir de 1965 et professeur à la prestigieuse école du VGIK de Moscou de 1966 à 1970. 

FILMOGRAPHIE SÉLECTIVE DE GRIGORI TCHOUKHRAI (LM)

« Le quarante-et-unième » (1956) ; « La ballade du soldat » (1959) ; « Ciel pur » (1961) ; « Il était une fois un vieux et une vieille » (1964) ; « Le marécage » (1977) ; « La vie est belle » (1979).

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