chroniques
Enfant des dunes et enfant du bitume
Trois décennies plus tard, en me lamentant devant la programmation télévisée du Ramadan, mon regard a croisé le temps d’un spot publicitaire, le visage de mon amie. L’odeur du henné dont ses mains étaient couvertes a envahi mes narines
Nous avions l’enfance en commun. Elle, la petite danseuse de la troupe de Guedra, cet art ancestral sahraoui. Petite fille d’une grande danseuse et qui marchait sur les pas de sa mère. Elle était l’enfant des dunes et du vent. Et j’étais la fille du bitume et du béton, l’enfant de la ville mais fille d’artiste quand même et dont le papa dirigeait le festival national des arts traditionnels marocains.
Chaque soir derrière les murailles du Palais Badii à Marrakech, je sillonnais les gradins de long en large, à la recherche d’un meilleur emplacement que celui de la veille et d’un bien meilleur que celui de l’avant veille. Enfant privilégiée par le statut de son père, je prenais place avant les spectateurs et une fois le spectacle lancé, je comptais les troupes qui défilaient pour admirer enfin mon amie. Elle clôturait le numéro de danse de sa mère en se dressant sur ses genoux et en pliant et dépliant ses doigts fins au rythme des tambours. Elle avait les épaules dénudées, le corps drapé dans des mètres de tissu bleu venu des fins fonds du désert, dans une caravane qui a traversé le pays des tamacheks et qui a posé ses colis dans une oasis de la vallée du Draa. Son buste était perlé de bijoux en argent, son visage était couvert d’un bout de voile noir et ses tresses de jais volaient au vent à mesure que les tambours s’affolaient. Avec naturel et beauté et dans l’insouciance que son enfance permettait, mon amie célébrait une part de mon patrimoine, de ma mémoire et de ma culture. À son insu, elle était couronnée gardienne d’une tradition et dépositaire d’un art. Une gardienne sans chichi qui émerveillait la nuit par sa grâce et qui, le matin, jouait aux osselets avec moi sous la tente dressée par sa troupe, sa famille, au cœur du stade El Harti.
Ce soir et trois décennies plus tard, en me lamentant devant la programmation télévisée du Ramadan, mon regard a croisé le temps d’un spot publicitaire, le visage de mon amie. L’odeur du henné dont ses mains étaient couvertes a envahi mes narines. Du fond de ma mémoire, les souvenirs remontaient et je la revoyais riant de mes maladresses, incapable que j’étais de retenir une chorégraphie d’apparence simple. Ce soir, il a fallu d’un plan de quelques secondes pour m’émouvoir. Je ne l’avais pas oubliée. Et elle ne doit plus se souvenir de moi. Les gens du spectacle voient défiler tant de gens. Elle m’avait offert une petite fiole d’un parfum entêtant et une fibule en argent que j’ai retrouvé. Elle m’avait offert bien plus qu’un complément esthétique. Elle a complété mon identité et l’a amarrée solidement à mon âme et épinglée pour toujours dans mon cœur.