chroniques
Gravé dans le marbre – Par Seddik Maaninou
En route pour la Marche Verte – 35 mille femmes ont pris part à l’épopée
Je garde de ce 6 novembre 1975 un souvenir d’une précision étonnante... C'était un jeudi, un brouillard dense couvrait la région... Je revenais d'Agadir, accompagné de centaines de journalistes, Marocains et étrangers, où nous avions suivi le discours de Hassan II annonçant le départ de la Marche Verte. Sur un ton d’une sérénité stupéfiante, quand on sait l’intensité de la tension régionale du moment, lance en citant le Coran : «Lorsque ta décision est prise, aie confiance en Dieu, car, en vérité, Le Très-Haut aime ceux qui s'en remettent à Lui".... ».
À quelques mètres des frontières factices, de longues lignes de barbelés étaient déployées et derrière elles un vide terrifiant, dont on ne savait pas ce qu'il pouvait nous réserver. Parmi les informations qui circulaient sans que l’on sache si c’est la vérité ou de l’intox, l’une affirmait que les Espagnols avaient miné le champ. Il a été aussi dit que l'armée coloniale tirerait dès le début pour rendre le départ impossible... J'ai demandé une voiture pour que l'équipe de télévision puisse filmer la profondeur des centaines de milliers de volontaires.
À neuf heures du matin, les premiers rangs des volontaires, hommes et femmes, commencèrent à avancer vers les barbelés pour atteindre le point de passage. Ces vagues humaines, se chevauchant sans ressac, écrivaient de leurs pas, de leurs cris et de leurs acclamations l’histoire en marche. A perte de vue des drapeaux rouges et des corans, et des visages marqués par la gravité de l’instant. C’était l’unique fois où j’ai pratiquement touché de la main la détermination. Beaucoup de marcheurs avaient enlevé leurs chaussures et avançaient pieds nus comme quand on veut accéder à une enceinte sacrée. Ma gorge s’est nouée, je sentais mes premières larmes couler sur mes joues et péniblement, j’essayais de décrire aux millions de téléspectateurs l’indescriptible.
À dix heures, je suis monté avec l'équipe de télévision dans une "jeep" de la Gendarmerie royale... Les techniciens ajustaient leurs équipements... Mon cœur battait la chamade et je ressentais le poids de la responsabilité. Me sont revenus les mots de mon père quand je lui ai fait mes adieux la veille : « Tu es avec les combattants », me félicitant de la chance que j’avais d’être dans l’Evènement. Je me suis souvenu de ma femme enceinte, me disant dit que j'aurais dû lui demander de donner mon nom à notre enfant si je mourais en martyr. Je me suis consolé en pensant que c’est ce qu’elle ferait si cela advenait. Les prières de mes parents résonnaient dans ma tête et je savourais le goût impérissable du baiser que j'avais posé sur les joues de mes fils, Réda et Rachid, qui dormaient paisiblement... La peur d'une explosion possible m'a envahi... Mon souffle s'accélérait alors que m’envahissait l’élan patriotique... J'ai été ivre de ce mélange de sentiments inédit pour moi.
À dix heures et demie, la délégation officielle est arrivée, menée par le Premier ministre et plusieurs ministres et personnalités nationales. Après l’approchée des barbelés, j'ai explosé dans un déferlement de cris et de larmes pour transmettre l’épopée devenue concrète par les cris d’une foule déchainée, portée par les you-yous des femmes qui amplifiaient ce que l’instant avait d’émouvant, les Corans brandis ramenant à la foi apaisante, incitant si nécessaire au martyre, et les drapeaux rouges frappés de l’étoile verte attisaient l’élan patriotique. Jamais je ne revivrai une si saine ivresse. Plus tard, je comprendrai qu’il n’y avait pas mieux que mes cris et mes larmes pour rendre compte de la gravité et de l’immensité d’un évènement dont j’étais à la fois acteur, témoins et rapporteur.
Des premiers moments du franchissement des ‘’frontières’’, je garde l’image du passage des femmes d’Errachidia, pieds nus, chargées de ce qu'elles portaient dans des sacs, emplissant de leurs youyous l’espace d’une sonorité que je n'avais jamais entendue. Une chorale douce, flottante, qui met toutes les sensations en apesanteur.
À dix heures quarante-cinq, c'était fini, nous avions franchi la frontière... Des dizaines de milliers de personnes se dirigeaient résolument vers un horizon... Beaucoup se sont arrêtés, ont fait leurs ablutions à l’aide d’un galet et ont prié avant de reprendre la Marche. Le brouillard matinal s’était levé et le soleil était devenu brûlant. La marche sur des pistes parsemées de pierres se faisait épuisante et personne ne savait quand nous allions nous arrêter ni comment les choses allaient évoluer.
L’idée prévalente était que nous marchions vers Laâyoune, beaucoup n'avaient pas aucune connaissance géographique des lieux pour déterminer la direction et les distances.
Nous n'avions aucune idée de la situation politique à Agadir, et je n'étais pas informé sur la durée de la marche et les conditions de séjour. Nous avancions, et c’était l’essentiel, scrutant l'horizon qui s’éloignait au fur à mesure que nous avancions, sans savoir comment allaient réagir les Espagnols ni quand arriverions-nous à Laâyoune…
J'ai quitté la "jeep" pour envoyer les premières bandes en arrière-postes afin de les transmettre à Rabat pour développement et montage... J'ai commencé à réaliser un nouveau reportage que j’ai commencé par : "Depuis le Sahara marocain, je vous parle ce matin...".
Trois heures de l'après-midi. Nous avions parcouru quelque vingt kilomètres... L'épuisement était visible sur tous les visages en sueur. Nous nous sommes arrêtés à quelques pas de l'armée espagnole... Nous pouvions voir leurs chars et leurs véhicules. Il fallait nous reposer et attendre. Allons-nous continuer ? Les Espagnols allaient-ils tirer ? Il ne faisait aucun doute que les premières lignes composées de beaucoup de femmes, recevraient les premières balles... L'heure a-t-elle sonné ?
6 novembre 2023, au matin. Je peine à imaginer qu’un demi-siècle s'est écoulé. Comme gravés dans le marbre, ces souvenirs remontent en flux soutenu et encore aujourd’hui, comme chaque 6 novembre, tout se déroule dans ma tête comme un pèlerinage aux sources d’une émotion rare et d’un rendez-vous comme il y en a pas beaucoup avec l’histoire.