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JÉRUSALEM: VIE ET MORT DU QUARTIER MAGHRÉBIN - Par Mustapha SEHIMI
Pourquoi 1'histoire du quartier maghrébin a -t-elle été "si tard et si peu racontée ?" Les visiteurs et les pèlerins, aujourd'hui, devant la place du Mur occidental " ignorent son histoire. Mais veulent-ils vraiment savoir ? Voire.
En ces temps tumultueux, de conflictualité et de violence, la place de 1'histoire retient l'intérêt. Elle aide à mieux comprendre les affrontements; elle les met en perspective; d'une certaine manière, elle "corrige" tant de propagande "révisionniste". Voilà pourquoi il faut recommander ce livre paru voici quelques mois seulement*.
Quelque neuf siècles donc! Le quartier maghrébin a été fondé par Saladin en 1187 : il a été bâti pour accueillir les pèlerins musulmans marocains, algériens et désireux de séjourner dans la troisième Ville Sainte de l'Islam. Aujourd'hui, Al Qods est de nouveau au cœur des graves tensions géopolitiques dans la région.
Silence et... trou de mémoire
L'auteur, historien, s'est investi depuis une quinzaine d'années dans ce champ de recherche en publiant plusieurs ouvrages sur cette question. Cette fois-ci, durant pas moins de cinq ans, il a entrepris un programme qui l'a conduit à des enquêtes de terrain, à l'exploitation d'archives de fondations pieuses musulmanes jusqu'à celles de la Croix Rouge à Genève en passant par celles ottomanes et israéliennes. Il faut encore y ajouter des fouilles archéologiques ainsi que des entretiens avec les habitants. Il en est arrivé à cette conclusion: pourquoi 1'histoire du quartier maghrébin a -t-elle été "si tard et si peu racontée ?" Les visiteurs et les pèlerins, aujourd'hui, devant la place du Mur occidental " ignorent son histoire. Mais veulent-ils vraiment savoir ? Voire. Tout s'est passé comme si un silence s'était construit à cet égard. Un trou de mémoire. Plus: une béance de l'histoire. Un lieu d'oubli. Et de déni. De non-lieu aussi. Il est exclu des récits, expulsé des livres d'histoire. Et pourtant, il est situé en plein cœur de Jérusalem, l'une des villes les plus observées et les plus visitées au monde.
L'histoire de Jérusalem ? "Ville -monde", assurément: ouverte à tous les vents. Une histoire méditerranéenne d'abord : migrations, pèlerinages, expatriations, des pèlerins pauvres et des réfugiés sédentarisés, des mécènes et des bienfaiteurs La ville des prophètes où Saladin et Abou Mediene ont laissé leur empreinte au cœur - le premier, glorieux conquérant, l'autre célèbre mystique soufi né à Séville. Ils y ont établi un foyer maghrébin, encore actif près de huit siècles plus tard. Une histoire coloniale, aussi : le quartier maghrébin a été tour à tour maintenu en vie par la France coloniale, avant d'être détruit et pratiquement rayé de la carte par les occupants israéliens. C'est enfin une histoire du conflit israélo-arabe: les premières tentatives d'achat du quartier par les responsables du mouvement sioniste jusqu'à la guerre de 1967, en passant par les émeutes de 1929, le séjour du jeune Yasser Arafat dans une des maisons du quartier au début des années 1930 et la première guerre israélo-arabe de 1948 qui prive la fondation de ses revenus fonciers. Des trajectoires multiples donc, mais une histoire…
Il faut s'arrêter sur le waqf Abou Mediene; il a réussi à fonctionner tant bien que mal; il est ainsi parvenu à préserver le cadre de vie des habitants du quartier et surtout sans doute une relative autonomie dans ses modes de gestion et de décision. La fondation a une "histoire islamique" dont le texte de référence est la waqfiya de 1320 fixant dans ses principes les droits et devoir des protagonistes. Dans le contexte impérial ottoman, ce sera une longue période de consolidation. En 1948, après la perte des revenus fonciers du riche terroir d'Ain Karem, 1'histoire de ce quartier bascule: il sera désormais placé sous la tutelle du consulat général de France à Jérusalem; c'est le prolongement de la "politique musulmane" d'un Empire colonial à bout de souffle. Il perd alors définitivement son autonomie de gestion. L'administration jordanienne s'accommode mal de cette enclave supranationale...
Lieu et enjeu de mémoire
A partir de 1967, l'histoire du quartier maghrébin de Jérusalem va être directement corrélée à l'histoire israélienne: il sera détruit, sans autre forme de procès, pour dégager et "libérer" l'esplanade du Mur du Temple. S'exprime et s'applique ainsi brutalement. Une certaine ivresse messianique qui s'empare de l'État hébreu. C'est une histoire en cours; elle n'est pas terminée : tant s'en faut.
A Jérusalem, les expulsions se poursuivent à un rythme soutenu - tant d'affrontements en témoignent autour des quartiers de Sheikh Jarrah ou de Ras-El Amud. La marginalisation des Lieux Saints reste plus que jamais l'objectif prioritaire de la droite et de l’extrême droite israélienne comme l'atteste la mobilisation de leurs électeurs sur l'esplanade des Mosquées (Mont du Temple). Tout cela fonde des enjeux de connaissance et de reconnaissance mais aussi de restitution: un lieu de mémoire et une visibilité à retrouver. Un observatoire sur la longue durée pour l'histoire de Jérusalem, d'Israël, de la Palestine, de la Méditerranée, du sionisme, des Lieux Saints, de la colonisation française, des empires islamiques et des pèlerinages musulmans...
*(Vincent Lemire,"Au pied du Mur- Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem, 1187- 1967 -, 2023, éd. La Croisée des Chemins, 295 p.).