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Reconstruction et enseignement : préalables sociologiques Par Bilal TALIDI
Des élèves suivent des cours sous une tente dans une école de fortune dans le village d'Asni, dans la province d'Al-Haouz, dans le Haut Atlas, au centre du Maroc, le 18 septembre 2023. Près de 3 000 personnes ont été tuées et des milliers d'autres blessées lors d'un tremblement de terre d'une magnitude de 6,8 dans la province marocaine d'Al-Haouz le 8 septembre. (Photo FADEL SENNA / AFP)
Avec les premiers signes de rétablissement du violent séisme ayant secoué les provinces d’Al Haouz, Chichaoua et Taroudant entre autres, la presse a commencé à se faire l’écho d’un ensemble d’idées sur les modalités de la mise en œuvre des instructions royales en matière de reconstruction.
Des responsables du ministère de l’Education nationale ont évoqué des alternatives qui permettraient aux élèves issus des zones sinistrées de poursuivre leur scolarité, suscitant au passage un large débat sur l’efficacité des mesures préconisées et leur adéquation avec le milieu cible.
Les instructions royales ont montré une grande pertinence en termes d’orientation pour avoir mis l’accent sur les normes architecturales de construction (sûreté des logements) et les dimensions humaines (dignité des habitants), identitaire (cachet historique et architectural de la région) et sociologique (écoute de la population).
Les mêmes instructions n’ont pas versé dans les détails en lien avec la stabilisation des populations dans leurs espaces ou leur transfert vers d’autres zones, la construction de nouveaux villages typiques ou le maintien des habitations vernaculaires authentiques, ou les parties qui seront chargées de la construction et si cette mission sera dévolue à l’Etat selon des plans propres ou au secteur privé. Elles ne précisent pas, non plus, si l’Etat sera chargé d’élaborer des plans et en confiera la construction aux populations, étant entendu que les services compétents se conteraient du contrôle de la conformité des habitations aux plans.
Pour l’enseignement, les instructions royales ont porté sur la nécessité impérieuse d’assurer aux catégories affectées par le séisme leur droit à l’éducation et de redoubler d’efforts pour la reprise des cours dans les meilleures conditions, dans le prolongement des grands efforts déployés par les services de l’Etat, en vue de rouvrir les routes, sécuriser les régions impactées et mettre la situation sanitaire sous contrôle.
Les informations relayées par nombre d’activistes dans les régions sinistrées avancent que les populations refusent toute idée de transfert hors de leurs terres, fut-il à titre provisoire, et rejettent catégoriquement l’idée des villages typiques. En attendant, le ministère de l’Education nationale a procédé au transfert de six mille élèves des zones sinistrées vers des internats à Marrakech et de mis en place des classes d’étude sou tente dotées d’équipements pédagogiques, alors que le secteur privé a fait part de sa disposition à accueillir un certain nombre d’élèves dans la limite des capacités disponibles.
Ces données révèlent des défis paradoxaux. Autant elles montrent la pression pour accélérer la reconstruction et la reprise de l’opération éducative, autant les alternatives proposées soulèvent des défis énormes, liés au fond à la nature sociologique des zones sinistrées, voire aux répercussions psychologiques d’un séisme qui n’a fait que conforter l’attachement à la terre, le maintien des modèles ancestraux et le rejet de toute idée de reconstruction ou d’enseignement prévoyant un transfert hors des espaces touchés.
La manière avec laquelle les rescapés ont réagi aux aides révèle une série de conclusions sociologiques qu’il faut prendre en considération. Les habitants de ces régions, habitués à une culture de simplicité et d’autosuffisance, sont liés aux autres villages par de fortes attaches de solidarité. Dans ces contrées, les valeurs religieuses sont profondément ancrées, l’attachement à la terre et au patrimoine local ne souffre aucune concession, la dignité est une vertu cardinale et le sens de l’indépendance est très prononcé.
Il n’y a qu’à survoler les vidéos postées par les activistes et les visiteurs pour prendre la mesure de ces observations sociologiques qui, pour peu qu’elles soient ajustées à l’esprit des instructions royales, serviront de socle à toute réflexion préalable, qu’il s’agisse de reconstruction ou d’enseignement.
En réfléchissant à la reconstruction, il serait nécessaire de convaincre les populations, au cours des semaines à venir, du délai que prendra la stabilisation des terrains. Cette démarche trouvera tout le soutien requis si l’opération de reconstruction s’étale sur un délai raisonnable et supportable et si les alternatives provisoires sont disponibles. Le traumatisme du terrible tremblement de terre et la réaction nationale, société et Etat, devraient permettre de négocier le passage de cette phase transitoire dans un climat plutôt apaisé et à l’abri des tensions.
Le problème se posera sérieusement lorsqu’il s’agira du type de reconstruction, des modalités de mise en œuvre des instructions royales, du délai de leur implémentation et des alternatives provisoires à fournir aux rescapés, sachant qu’aujourd’hui la ‘’plan de mise à niveau’’ de ces régions engage une enveloppe de 120 milliards de dhs et s’étale sur cinq ans. Ce qui nécessite de bien concevoir la priorisation des étapes de sa déclinaison.
Les précédentes observations sociologiques laissent supposer que la meilleure manière d’entamer l’opération de reconstruction consiste à ce que l’Autorité veille à la sauvegarde de la situation antérieure au séisme et à la préservation du cachet architecturel typique de la région. L’Autorité devrait surseoir à l’idée d’aborder elle-même la reconstruction, d’en laisser le soin au génie des populations locales, et de se contenter de veiller, pour une mise en œuvre intégrale des instructions royales, au respect du cahier des charges relatif aux normes d’architecture et de sécurité. Si nécessaire, d’introduire des ajustements qui ne susciteraient pas de rejets massifs des populations
L’idée consiste, pour faire simple, à ce que l’Etat prenne en charge le contrôle des normes techniques, assure le soutien et l’indemnisation des habitants et laisse le soin à la population de reconstruire elle-même ses logements, selon les normes préétablies, étant entendu que l’opération soit placée sous le contrôle des autorités, en termes de sécurité, mais aussi d’adéquation entre coût et indemnisation de reconstruction.
Il y a un risque énorme de voir certains, toujours prompts à tirer profit de pareilles conjonctures, prendre d’assaut ces régions où ils ne voient que des opportunités alléchantes pour les promoteurs immobiliers, en faisant miroiter des idées de reconstruction animées par le même vampirisme. Ce genre d’idées est de nature à créer un énorme foyer de tensions, qui finira par anéantir le formidable élan de solidarité citoyenne et les efforts titanesques des autorités, en termes de secours, de soins de santé et d’investissement dans la suite. Ceux-ci ne feront que susciter un sentiment de révolte que nourrirait et installerait potentiellement l’idée que le drame de la région a été exploité pour lever des fonds qui n’auront profité qu’aux lobbies des affaires.
Dans le domaine de l’enseignement, la question ne se pose pas avec autant d’acuité. Les dispositions constitutionnelles stipulant le droit de tous à l’éducation, le besoin de renouer avec la vie normale dans la région et l’urgence d’opérer une rupture avec le traumatisme du séisme, sont autant d’impératifs qui requièrent une réflexion sérieuse sur les moyens d’assurer une offre pédagogique, loin du transfert permanent des élèves.
Certains pourraient arguer que l’idée du transfert permanent est efficace et efficiente et ne poserait pas de problèmes pour les élèves du collégial et du secondaire qualifiant. Voire. Il importe, ici, de faire la distinction entre une situation ordinaire où les statistiques font état d’une hausse de l’abandon scolaire, et une situation exceptionnelle où l’attachement à la terre vient se greffer sur la détérioration d’un niveau de vie déjà précaire.
Il y a donc un risque pour le Département de tutelle de s’en tenir à l’idée d’intégrer les apprenants, coûte que coûte et n’importe comment, car les résultats ne seront assurément pas au rendez-vous.
D’autres susurrent l’idée de réduire le volume du cursus pédagogique et se contenter de l’enseignement des compétences de base. Si elle permet certes d’optimiser les ressources pédagogiques disponibles, cette proposition est une entorse au principe de l’égalité des chances, particulièrement pour les élèves des niveaux de certification qui, même avec le recours à des examens adaptés, en accuseront le coup à moyen et long terme.
Au lieu d’avancer des propositions en déphasage avec la réalité sociologique du terrain, il importe de commencer à réfléchir à la restabilisation des apprenants sur place et à doter les cadres pédagogiques d’équipements leur permettant d’accomplir leur mission professionnelle et solidaire pour mieux aider ces écoliers à surmonter cette période critique. Le prétexte de l’indisponibilité des équipements et des laboratoires ne tient pas la route, tant ce constat vaut aussi bien pour des grandes villes comme Rabat, Casablanca et Marrakech. Le faire valoir pour vendre l’idée du transfert permanent ne fera qu’aggraver l’abandon scolaire dans les zones affectées et créer une confusion dans le fonctionnement scolaire dans d’autres régions.