économie
Robert Solow (1924-2023) : L’économie de la croissance à l’aune des années de haute théorie – Par Rédouane Taouil
Robert Solow était, aux côtés de Paul Samuelson, une figure de proue du département d’Économie le plus influent au monde où il a compté de nombreux disciples dont de futurs lauréats du prix en mémoire d'Alfred Nobel
« Ce modèle [de Solow] est devenu le cheval de labour de la théorie de la croissance durant les années soixante et il a connu d’innombrables développements » (2019, p. 357) soutient Jacques Mistral avec autant de force que de concision dans un ouvrage qui plaide pour une connaissance fine de la pensée économique tant son influence à travers la politique et l’expertise est primordiale (1). Rédouane Taouil, professeur agrégé des universités, suggère des éléments de réflexion sur la contribution de cette figure maîtresse du Massachaussetts Institute of Technology (MIT) qui a fait de l’Économie, à l’instar de ses prédécesseurs et de son contemporain Samuelson, une discipline riche de questionnements continus et d’objets de débat vivants.
En ces temps où la crédibilité empirique est de plus en plus largement prônée à la faveur de la formidable progression des données et de l'essor des techniques quantitatives, évoquer l'œuvre de Solow appelle immanquablement à mettre en exergue, par contraste, la primauté accordée à la théorie par la pensée économique moderne jusqu'au tournant des années 2000. Professeur au MIT, Robert Solow était, aux côtés de Paul Samuelson, une figure de proue du département d’Économie le plus influent au monde où il a compté de nombreux disciples dont de futurs lauréats du prix en mémoire d'Alfred Nobel, George Akerloff, Joseph Stiglitz, Williamm Nordhauss, Peter Diamond, ainsi que Mario Draghi qui sera investi de la fonction de président de la Banque Centrale Européenne. Solow publie en 1956 (1) et 1957 (2) deux articles qui, couronnés par cette même distinction trente ans plus tard, sont consacrés comme des contributions décisives à la théorie de la croissance. La motivation de ces travaux est de mettre en cause l'idée d'instabilité foncière de Roy Harrod (3) en plaçant, au cœur de l’analyse, une fonction de production à facteurs substituables. A cet effet, il entreprend de démontrer qu'il existe un sentier de croissance d'équilibre de plein-emploi dont la stabilité est assurée par le jeu de flexibilité du rapport capital-produit.
Le débat sur ce modèle a donné lieu aussi bien à l'extension de sa portée qu'à un examen de sa validité interne. Ainsi, il a été notamment enrichi par une règle d'or assise sur le critère de maximisation de la consommation qui a été réécrite par l'intégration de choix intertemporels dans la définition de trajectoires de croissance optimale. Parallèlement, la critique a porté, au cours des décennies 1960-1970, sur l'évaluation du capital et ses liens avec le retour des techniques et la théorie symétrique de la répartition, puis elle a été relancée à partir de 1986, sur un autre registre, par la problématique de la croissance endogène. A revisiter le modèle de Solow aujourd'hui, on s'aperçoit qu'il procède à une réduction de l'analyse de Harrod en la reformulant dans les termes de l'équilibre des marchés concurrentiels qui excluent, par construction, la probabilité des déséquilibres. Cette réduction, qui fait de la fonction de production agrégée la pierre angulaire de macroéconomie, suppose la stabilité acquise en se référant implicitement à la loi de l'offre et de la demande. Faute de démonstration de la capacité d’auto-régulation du marché qu'implique cette loi, le cheminement de l'économie vers une position d'équilibre est hautement compromis et la coordination par les prix prise en défaut.
A la recherche de la croissance équilibrée
"Bergson notait que tout philosophe comme tout peintre dit non à ses prédécesseurs" écrit Christian Descamps dans un article au titre éloquent, "il n'y a pas de vieux livres". Ce propos sied à coup sûr à l’Économie qui s'avère depuis ses origines une discipline de confrontations et de débats, de critiques et de réécritures, de changements et de restaurations. "A Contribution to Theory of Economic Growth" de Solow est une remarquable illustration à cet égard. D'emblée, l'auteur annonce son intention de s'inscrire en faux contre les conclusions du modèle de Harrod en établissant la possibilité d'une croissance équilibrée avec plein-emploi, à l'aide d'un modèle monosectoriel, articulé autour de la fonction de production agrégée issue des travaux de Clark, de Coub et de Douglas. A cet effet, il suggère de conserver les hypothèses du modèle cible excepté la proportion fixe des facteurs de production en envisageant une économie à un bien unique qui peut être affecté à la consommation, à l'épargne ou à l'investissement. La démarche ainsi adoptée apparente les modèles de théorie à des paraboles qui, par la simplicité et la parcimonie, permettent, en des termes épurés, de déduire des résultats logiquement contrôlables.
Conformément à cette démarche, le modèle de Solow explore la question de la stabilité en faisant apparaître une convergence des taux de croissance du produit, du capital et de l'emploi. Dans l'économie considérée, l'épargne est déterminée, comme chez Harrod, par le revenu. La fraction épargnée est identiquement égale à l'investissement. Celui-ci équivaut à un élargissement du stock de capital, les capacités productives ne subissant pas de dépréciation. Les possibilités de production sont représentées par une fonction de production qui relie le capital et le travail au produit. Cette fonction possède des propriétés qui concordent avec un taux de croissance constant dans des conditions de plein emploi :
i) Les rendements d'échelle sont constants : le produit croît au même rythme que les facteurs ;
ii) les rendements ou la productivité marginale de chaque facteur sont décroissants ;
iii) Les facteurs de production sont substituables en ce qu'un même niveau d'output s'obtient avec diverses combinaisons productives.
Ainsi conçue, la fonction de production possède "le bon comportement" requis par les conditions d'existence, d'unicité et de stabilité de l'équilibre concurrentiel.
La flexibilité du rapport capital-produit corrélative permet, selon Solow, de donner congé à la proposition d'instabilité et d'établir les conditions de la croissance régulière de plein-emploi interdite par la fixité du coefficient du capital. Au vu de la spécification formelle de la fonction de production, la résolution du dilemme peut être menée en grandeurs relatives en exprimant toutes les variables par tête. En ce sens, la production par tête dépend d'une seule variable, l'intensité capitalistique, laquelle mesure le stock de capital par travailleur. A partir de cette fonction, qui sert de fil directeur à la parabole solowienne, se dérive le taux de croissance de l'intensité capitalistique comme la différence entre deux termes exprimés par tête, l'un l'épargne, l'autre l'investissement.
Cette équation fondamentale, qui livre le comportement du capital par tête, s'annule lorsque ce rapport reste inchangé. Dans ce cas l'économie est à l'équilibre : l'épargne est égale à l'investissement et l'offre de travail à la demande de travail. Comme le capital et le travail doivent augmenter au taux de croissance naturel, la croissance régulière est subordonnée à l'égalité entre le coefficient de capital requis et le rapport entre la propension à épargner et ce taux naturel. Si l'intensité capitalistique est inférieure (supérieure) à sa valeur d'équilibre, le capital par tête augmente (diminue). Ces changements de combinaisons productives assurent la stabilité globale à partir de n'importe quel état de l'économie. Sous les hypothèses explicites du modèle, les interactions entre les techniques, les prix et la répartition, l'économie chemine vers le capital par tête de l'âge d'or.
La contribution de Solow a marqué de sa profonde empreinte le parcours de l'économie de la croissance tant par son ancrage dans la problématique de l'équilibre concurrentiel que par l'adoption d'aménagements formels consistant en l'amendement d'hypothèses ou en la révision du caractère exogène ou endogène des variables mus par la quête de résultats cumulatifs. Très tôt, le modèle de Solow a manifesté son envergure sur le versant normatif à travers la règle d'or d'accumulation et sa version modifiée par l'intégration de l'analyse du choix intertemporel. Cette extension au champ du bien-être social étudie une économie imaginaire, "Solowie", qui est munie d'une fonction de production "bien élevée" et dont la croissance est contrainte par l’exogénéité de la progression de l'emploi. Le planificateur est confronté à la définition d'un régime de croissance caractérisé par une propension à épargner et une intensité capitalistique qui maximise en tout point du temps la consommation par tête. Le régime de croissance correspondant a pour condition une double égalité : entre la productivité marginale du capital et le taux de croissance, entre la propension à épargner et la part des profits dans le produit.
La reformulation de cette règle par le recours au modèle de Ramsay est tenue pour une preuve supplémentaire de l'apport de Solow. Elle se pose la question des trajectoires optimales en intégrant explicitement le programme d'un agent représentatif doté d'une fonction d'utilité intertemporelle, également à "bon comportement", qu'il maximise sous les contraintes de production. L'enjeu pour le planificateur est le partage de la consommation, dont l'utilité est affectée par la préférence pour le présent, et l'investissement requis compte tenu de la dépréciation du capital. La solution stationnaire est donnée par l'égalité entre la productivité marginale du capital et le taux de croissance naturel auquel s'ajoutent les taux de préférence pour le présent et de dépréciation du stock de capital.
Les modèles de croissance endogène témoignent également de la portée heuristique du réajustement du jeu d'hypothèses. En écartant le principe selon lequel la croissance est tributaire de paramètres exogènes d'emploi et de gains de productivité, ils procèdent à l'élimination d'une limitation trop contraignante du modèle de Solow, la décroissance de la productivité marginale du capital. L'introduction subséquente des rendements constants entraîne une révision des propriétés de la fonction de production qui assure le caractère auto-entretenu de la croissance eu égard à la nature des marchés et des externalités.
La version d'une fonction de production à facteur unique, le capital, offre des possibilités d'aménagement de la fonction standard compatibles avec la concurrence parfaite. Cette version intègre le travail comme une forme de capital en ajustant sa quantité par la qualité acquise par l'éducation et de la formation. Les salariés consacrent une fraction de leur temps à l'accumulation de leurs compétences. Cette similarité justifie le rattachement du capital humain à la fonction de production, Q= AK de Rebelo, où A mesure un niveau technologique exogène et K le capital agrégé. L’offre de biens publics soutient la productivité du capital privé qui, à son tour, engendre des ressources favorables à l’accroissement du capital public. Dans ce contexte, la croissance est passible de ce même concept de technologie AK. Ce dernier admet également l'existence d’externalités accompagnées de rendements d’échelle croissants. Les firmes prennent leurs décisions d'investissement compte tenu de leurs conditions de production individuelles. Il s'ensuit des rendements factoriels constants et des rendements d’échelle du capital dans son ensemble croissants associés à des prix concurrentiels. Remédier à la limitation exogène des rendements par l’abandon de la décroissance de la productivité marginale suffit formellement à introduire la croissance endogène sous les hypothèses d’une fonction de production par tête et d’une fonction d’épargne. Dans ces conditions, le taux de croissance est égal au produit de la propension à épargner diminué de la somme des taux de déclassement du capital et de la progression de la population active. Cette solution stationnaire se démarque de celle de Solow à un triple titre. Le taux de croissance de long terme par tête est positif, indépendant de l’intensité capitalistique. Dans le même temps, les variations de la propension à épargner se résolvent dans les variations du rythme de croissance et non dans le changement des combinaisons productives. Enfin, l’endogénéité de la croissance va de pair avec la détermination de l’état stationnaire par les décisions d’épargne et d’investissement des agents. Le modèle AK étoffe, l’impératif catégorique de micro-fondements aidant, l’analyse des comportements intertemporels par la résolution d’une fonction d’utilité dans un horizon infini sous une contrainte budgétaire exprimée en termes d’actifs dans la lignée de Ramsay. Les décisions du ménage représentatif sont commandées par le taux d’intérêt, en tant qu’expression du taux de rendement de l’épargne, et le taux de préférence pour le présent auquel s’ajoute le taux de décroissance de l’utilité marginale consécutive à la hausse de la consommation par tête.
Cette spécification, jointe aux propriétés de la technologie, implique que le taux de croissance par tête est entièrement déterminé par les préférences des agents et les conditions de productivité et de dépréciation du capital. L’équilibre correspondant, obtenu par la maximisation d’une fonction d’utilité intertemporelle assimilée à celle du planificateur, est un optimum de Pareto. L’introduction du principe de croissance auto-entretenue participe assurément à l’ancrage au postulat de rationalité des agents mais au dépens de la question nodale de la stabilité. L’économie se situe d’emblée sur l’état stationnaire, la production étant proportionnelle à l’intensité capitalistique, le taux de croissance du produit, du capital, de la consommation par tête sont identiques de sorte qu’il n’y pas de mécanisme de convergence. Consécutive à des choix optimaux, la croissance de toutes la variables clé à un même rythme supprime du même coup la substitution factorielle comme règle d’ajustement au plein-emploi. Les décisions d’élargissement du stock du capital assurent de facto la pleine utilisation des ressources. En excluant les facteurs fixes, la fonction de production AK exclut les variables du marché du travail de la détermination de l’équilibre. La production dépend linéairement du capital comme agrégat représentatif des capitaux physiques et humain sous forme d’actifs réels. Sous ces aspects, ces derniers ont des taux de dépréciation identiques et correspondent au même taux de rendement en tant que substituts parfaits. Au vu de ce rétrécissement thématique, considérer que la différence unique entre les modèles de Solow et de Rebelo réside dans l’absence de rendements décroissants, ne paraît pas légitime. L’insertion d’une hypothèse s’effectue au sein d’un nœud en tant qu’énoncé destiné à prendre en charge une question. De ce fait, les présuppositions et les implications participent à la reconfiguration de la problématique au prix de l’abandon des processus de marché qu’incarnent la stabilité au profit des choix des agents.
La réduction par la fonction de production et la stabilité en question
A regarder de près la construction formelle de Solow, elle se résume à une réduction qui consiste à envelopper le modèle de Harrod dans le référentiel de l’équilibre concurrentiel. Cette mise en relation, dont le but explicite est de dévoiler des connexions insoupçonnées, met en avant l’hypothèse de fixité des proportions des facteurs comme étant à la base de la prédiction de l’instabilité. En proposant l’élimination de cette hypothèse, pareille opération conserve d’autres hypothèses comme la fonction d’épargne et établit ainsi les conditions nécessaires et suffisantes de l’inférence de la stabilité. La levée de la surdétermination de l'équation fondamentale de Harrod appelle dans ce contexte l'introduction de l'hypothèse de substituabilité des facteurs qui est censée instaurer des liaisons logiques entre le référentiel de l'équilibre concurrentiel et le modèle à réduire. Ces implications découlent de la fonction normative conférée à l'équilibre concurrentiel en tant qu'étalon d'analyse. L'ajustement automatique des marchés fait office de norme à l'aune de laquelle, les écarts au sentier de croissance de plein emploi sont spécifiés. En ce sens, l’exogénéité du rapport capital-produit est nécessairement associée comme obstacle à l'atteinte de la valeur d'équilibre de ce dernier.
La réduction prend, dans ces conditions, la forme d'un enveloppement qui, moyennant, la révision ou le relâchement d'hypothèses, se justifie par le fait que les modèles de Harrod et de Solow, sont censés partager la même visée : l'extension de la problématique de l’équilibre à la croissance. En dépit de l'entremise de l'unité de visée, la réduction est sujette à discussion. En mettant l'accent sur la structure formelle, elle minore la différence entre les considérations théoriques des deux modèles. De par son contenu conceptuel, l'analyse harodienne est rétive à un traitement dans le vocabulaire de la macroéconomie de l'équilibre. En effet, elle ne contient pas de concepts qui s'apparentent à la fonction de production agrégée. Certes, elle fait usage du rapport capital-produit mais celui-ci n'est rien représentatif des techniques de production. Il s'agit en fait d'un coefficient qui relie l’investissement et les capacités productives compte tenu de l'anticipation de la demande par les entrepreneurs. Comme tel, il exprime la dépendance de l'investissement désiré aux variations du revenu et par conséquent aux profits escomptés. En supposant que l'un est une proportion constante de l'autre, Harrod identifie un effet accélérateur qu'il associe au multiplicateur pour définir le taux de croissance garanti qui permet à l'économie d'emprunter un sentier de croissance équilibrée. Ce taux qui, est donné par le rapport entre la propension à épargner et le coefficient de capital requis, satisfait les entrepreneurs en ce qu'il assure l'égalité entre l'investissement désiré et l'épargne effective. Sous ces aspects, le coefficient est indissociable du comportement d'investissement et des anticipations. De ce fait, il n'entretient pas de rapports internes avec la combinaison des facteurs, le rendement physique ou les prix qui légitimeraient son rattachement à la fonction de production.
Le privilège octroyé au traitement formel conduit non seulement à isoler les concepts mais à omettre leur mode d'articulation. L'insistance sur la nature de la fonction de production au détriment du rôle primordial de l'investissement relègue au second plan des propositions théoriques qui attestent l'originalité de l'analyse de Harrod. D'abord, selon ce fondateur de la théorie moderne de la croissance, les décisions des entrepreneurs déterminent le taux de croissance effectif de l'économie. Lorsque le coefficient de capital requis est supérieur au coefficient effectif, l'incitation à investir est stimulée ; elle est, en revanche, découragée dans le cas inverse par suite de la sous-utilisation des capacités productives. Guidés par leurs anticipations, les entrepreneurs obtiennent, lorsqu'ils sous-estiment les ventes, des recettes qui révèlent que le taux de croissance effectif est supérieur au taux garanti. Ils augmentent alors leurs investissements. Lorsque les recettes sont surestimées, mutatis mutandis, ils les ralentissent. Il en résulte que la croissance est unilatéralement déterminée par les actions des entrepreneurs. Dans ce contexte, ces actions président aux évolutions des revenus et des dépenses. Comme la progression de la population active est donnée par le taux de croissance naturel, les niveaux d'emploi sont exclusivement fixés par le comportement d'investissement. Ensuite, telle qu'elle est ordonnée, l'analyse de Harrod a pour but la démonstration de la tendance cumulative et les configurations de déséquilibre. A ce titre, elle présente une différence d'enjeux avec celle de Solow qui, elle, s'attache à identifier les conditions de long terme de la croissance équilibrée et les mécanismes correcteurs. Cette différence qualitative met en doute la critique de la surdétermination formelle et la solution d'assouplissement par l'axiome de substitution des facteurs. Orienté par le questionnement sur la dynamique des déséquilibres, le modèle de Harrod est un réseau serré d'hypothèses et de conclusions sur les décisions des entrepreneurs irréductibles à la problématique de la transposition des questions d'existence, d'unicité et de stabilité d'équilibre. En réviser un aspect compromet les liens logiques qui unissent ses constituants. Enfin, la proposition d'instabilité intrinsèque est sise sur la distinction entre les grandeurs anticipées et les grandeurs effectives comme l'atteste l'importance dévolue à la divergence entre taux de croissance effectif et garanti. La coïncidence entre ce dernier et le taux naturel, pur produit du hasard, est un cas limite. La tendance au déséquilibre consécutive implique que l'économie est dépourvue de mécanismes de coordination a priori. Sous ce rapport, la surdétermination s’interprète comme étant le reflet de cette propriété : le taux de croissance de la population active dépend de données démocratiques, la propension à épargner des comportements des agents pris globalement et le coefficient de capital requis des anticipations. L'indépendance des trois paramètres implique que l’instabilité des sentiers de croissance est le corollaire de la décentralisation des décisions. Le modèle de Harrod s'oppose ainsi à celui de Solow qui suppose que le taux d'intérêt assure instantanément l’égalité entre l'épargne et l'investissement et le coût relatif des facteurs équilibre le marché du travail adhérant ainsi à une coordination des prix par le tâtonnement.
L'impossibilité de relier les deux modèles par le pont de la fonction de production conduit à s'interroger sur la validité propre de cette fonction en tant que pièce maîtresse des sentiers de croissance. Le soupçon nourri quant à son utilisation comme théorie de la répartition a débouché sur la fameuse controverse entre les tenants de la conception du capital agrégé (Samuelson, Solow, Levhari, MIT, Cambridge, USA) et ses critiques inspirés par Robinson et Sraffa ( Garegnani, Pasinetti, université de Cambridge, Grande Bretagne). Les incohérences internes établies concernant l'hétérogénéité du capital et le classement monotone des techniques ont aujourd'hui une portée autrement plus large. D'une part, loin d'être abandonnée, la version agrégée reste au cœur de l'économie de la croissance. D'autre part, la discipline de l'équilibre, prônée par Lucas, postule l'apurement systématique des marchés escamotant ainsi les apories de la stabilité globale. Replacées dans ce cadre, les objections formulées à l'endroit du capital agrégé et la répartition à la productivité marginale conservent leur valeur critique. A cet égard, la réfutation cambridgienne est rédhibitoire. Le capital étant une collection de biens hétérogènes, sa définition comme grandeur passe par l'agrégation par le prix. Il s’ensuit qu'il ne peut être appréhendé comme une quantité physique parce que la valeur dépend à la fois des quantités et des prix des biens engagés dans la production. Le raisonnement est entaché de circularité : la détermination du prix suppose connue la productivité marginale, laquelle ne peut être saisie que sur la base de la connaissance de la quantité de capital. Cette indétermination qui reflète l'impossibilité d'une mesure physique du stock capital en dehors des variables de répartition et des prix, est consécutive à l'hypothèse selon laquelle les facteurs de production sont rémunérés à leur productivité marginale.
L'ajustement par l'adaptation des techniques, impliqué par cette hypothèse, requiert une relation unique entre la productivité marginale du capital et la variation des quantités de capitaux. Ainsi que l'a montré Joan Robinson dans un article séminaire trois ans avant le modèle de Solow, l'intensité capitalistique correspondant à un salaire élevé et un taux de profit faible peut être plus basse que celle à taux de salaire faible et à taux de profit élevé. Cette mise en doute de l'existence d'une relation monotone entre le capital par tête et le coût relatif des facteurs, porte atteinte à la convergence vers l'équilibre et la substitution factorielle. Le concept de productivité marginale ne peut conserver que sous l'hypothèse d’homogénéité physique. La flexibilité du rapport capital-produit s'en trouve restreinte à une dimension purement technique comme le suggère l'image des jeux de meccano de Swan. L'appel à une fonction de subrogée, censée reproduire les propriétés de la version agrégée, ne parvient pas à intégrer l'hétérogénéité. La bipartition de l'économie en deux secteurs, l'un producteur de biens de production, l'autre des biens de consommation s'avère en définitive infondée. En supposant que la proportion des inputs dans les deux secteurs est la même, elle considère en fin de compte une économie à un seul bien, ainsi que le reconnaissent les défenseurs de la fonction de production agrégée.
Ce paradoxe se double de celui du retour des techniques qui invalide l'appréhension du capital par l’intermédiaire de la productivité marginale. Dans une économie disposant de deux techniques différentes selon la valeur de l'intensité capitalistique, il est possible qu'un changement des combinaisons des facteurs se produise à l'inverse de ce que prédit le modèle de Solow. C'est le cas lorsque la technique la plus capitalistique est d'abord adoptée pour un taux de profit faible puis abandonnée pour un taux haut et enfin préférée pour un taux encore plus élevé. Dans le cas de techniques linéaires respectant la monotonie entre le capital par tête et les prix des facteurs, il n'y pas de retour des techniques. Une telle configuration suppose cependant que l'économie produit un bien unique. Il apparaît ainsi que la substituabilité des techniques et la répartition à la productivité marginale ne sont concevables que dans une économie à un seul bien qui exclut donc les prix.
Par-delà la réflexion sur une relation stable de nature technique entre capital agrégé et produit, le projet de Solow tient à la projection des concepts de l'équilibre général concurrentiel sur le long terme. Sous cet angle, l'enjeu de la question de la stabilité de la croissance équilibrée concerne l'aptitude des mécanismes de l'offre et de la demande à réguler les marchés. Suite au succès du théorème d’existence d’un équilibre général dans la décennie 1950, la règle de l'ajustement par les prix était tacitement acquise de sorte que la discussion des forces correctrices a privilégié les trajectoires du capital par tête au détriment du jeu des prix relatifs sous-jacents. S'interroger aujourd'hui sur la stabilité du modèle de Solow appelle nécessairement à prendre en compte les résultats obtenus sur la stabilité globale par les modèles dynamiques de marché.
Tel qu'il est décrit, le mécanisme d'ajustement conjugue la substitution factorielle et la parfaite flexibilité des prix des facteurs de production. Lorsque l'intensité capitalistique est inférieure à sa valeur d'équilibre, l'économie croît à un rythme supérieur à celui de la population active. La pression consécutive entraîne un renchérissement du travail et partant un relèvement du rapport salaire/taux de profit. Dans ce contexte, les firmes optent pour des combinaisons productives plus capitalistiques. Réciproquement, lorsque le taux de croissance est inférieur au taux de croissance du facteur travail, les techniques les moins capitalistiques ont la faveur des firmes suite à la hausse du coût relatif du capital. Les prix s'ajustent instantanément instaurant ainsi l'équilibre sur l'ensemble des marchés. La référence à ce mécanisme, qui se rattache implicitement au tâtonnement, révèle que Solow fait appel à des ressources tacites qu'il se dispense d'expliciter. Ce faisant, il considère que la stabilité globale va de soi, ainsi que l'existence d'un équilibre unique.
« Mon intention était de décrire des sentiers de plein-emploi, rien de plus ». En faisant un tel aveu, Solow cherchait à souligner qu'il n'envisageait pas d'analyser les changements qu’induit la flexibilité des prix. Le traitement de stabilité est cependant indéfectiblement lié à la question primordiale des processus qui conduisent les prix vers leur valeur d'équilibre. A cet égard, l'hypothèse du tâtonnement est un aspect tacite nécessaire à l’intelligibilité des trajectoires du capital par tête.
Cette règle met en scène le comportement d'un secrétaire de marché dont la charge est de déterminer les prix. Sur la base des prix criés, les agents lui transmettent leurs demandes excédentaires dont il calcule la valeur. Tant que l'équilibre n'est atteint, il augmente les prix dont la demande nette est positive et les baisse sur les marchés où la demande est inférieure à l'offre. Cet ajustement, sous une parfaite flexibilité des prix, qui incarne la loi de l'offre et de la demande, est censé exhiber la propriété de stabilité des marchés. La convergence des sentiers de croissance vers la position d'équilibre procède de ce même algorithme. Le recours à cet algorithme se heurte cependant à des difficultés qui compromettent la valeur démonstrative de la proposition de stabilité. La règle d'ajustement présuppose, en vertu de la concurrence parfaite, que les prix sont des données paramétriques, auxquelles les agents adaptent leur choix de quantités. Par la médiation du secrétaire de marché, les prix s'ajustent en fonction de l'ensemble des décisions individuelles jusqu'à l'obtention de leur niveau d'équilibre. Les transactions sont exclusivement à l’équilibre lorsque la demande égale l'offre sur chaque marché. Assignée à la description de la convergence vers la position d'équilibre, cette image du tâtonnement ne montre pas comment l'économie l'atteint. En effet, elle ne fournit de critère de calcul des prix compte tenu des propositions des agents. Arbitraires, les annonces de prix ne traduisent pas les ajustements requis par les interactions des marchés. Ainsi en dehors de l'équilibre, les prix sont nécessairement indéterminés. La comptabilité des plans des agents requiert simultanément que ceux-ci soient à l'optimum et que les marchés soient soldés. Si l'économie est hors équilibre, les agents sont dans l'incapacité de définir leurs plans optimaux. La valeur de leurs ressources étant contrainte par les prix transmis, leurs décisions sont mutuellement dépendantes. Le secrétaire de marché ne dispose pas de base pour communiquer des prix lorsque les demandes excédentaires ne sont pas nulles.
Cette indétermination, qui atteste que le tâtonnement ne participe pas de la formation des prix, donne à s'interroger sur le rôle de ce médiateur. En faisant du secrétaire du marché une instance centrale, la procédure de tâtonnement n'éclaire pas le mécanisme prêté à l'offre et la demande. D'une part, l'absence d’échanges hors équilibre jointe à la disjonction entre la conclusion des transactions et leur exécution au moyen d'une compensation globale, confère à la coordination a priori. D'autre part, la conception de l'équilibre comme mode de négociation générale engageant l'ensemble des participants au marché écarte les déséquilibres et s'avère, de ce fait, inadéquate pour analyser la convergence à partir d’une configuration donnée vers l'équilibre.
La proposition de stabilité pâtit également de la forme des demandes excédentaires. Comme l'a souligné le théorème mis au point indépendamment par Sonnenschein, Debreu et Mantel, il y a un hiatus entre les fonctions individuelles et l'équilibre de marché dû à l'impossibilité de dériver celui-ci de celles-là. Les demandes nettes agrégées ont des formes quelconques qui sont en contradiction avec les prédictions de la loi de l'offre et de la demande. L'économie ne peut converger que sous des conditions très restrictives comme celles stipulées par la substituabilité brute de tous les biens. Lorsque le prix d'un bien donné croît, la demande des autres biens augmente, les demandes excédentaires agrégées ont un "bon comportement" et les conditions suffisantes de convergences sont garanties. Cependant, il s'agit là d'une hypothèse ad hoc et non d'une conséquence des postulats de base. Le fait que l'effet substitution domine toujours l'effet revenu conduit à une spécification qui ne s'accommode pas de ses postulats. En somme, la flexibilité des prix n'apparaît pas en mesure d'assurer la stabilité des trajectoires du capital par tête qu'elle devrait supporter.
En somme, le fabuleux destin de la contribution de Solow illustre avec éloquence que l'économie de la croissance est une sous-discipline de débats et de confrontations de modèles où la mémoire et l’oubli jouent un rôle remarquable dans les trajectoires des analyses. En prenant le contre-pied de la conception harodienne de l'instabilité, elle a participé à la restauration du principe d'ajustement automatique au plein emploi mis à mal par la théorie keynésienne et balisé le terrain à diverses extensions de régimes permanents de croissance fixés par des contraintes technologiques qui présupposent que les actions des agents sont parfaitement coordonnées. La critique cambridgienne s'est évertuée à pointer les limites internes d'une telle représentation en mettant au jour l'impossibilité d'évaluation du capital agrégé. Ces limites, qui se sont révélées avoir la force d'arguments décisifs, ont clôturé la célèbre dispute sur la fonction de production. Ce dénouement, emblématique de la valeur des preuves d'ordre logique, n'a pas conduit au délaissement du modèle de Solow. La mémoire l'a érigé comme cadre de référence. La théorie de la croissance endogène s'est, non seulement attelée à remédier à ses insuffisances, mais dote la fonction de production agrégée d'un statut prépondérant confinant ses apories dans l'oubli. Bien plus, elle élargit le champ d'application des concepts de capital et de rendement aux capacités de travail, aux facteurs immatériels, aux ressources naturelles. Dans le même temps, elle laisse de côté les limites afférentes à la stabilité globale des équilibres de sorte que la coordination est dévolue aux institutions et non au système des prix. Sous ce rapport, l'existence d'un équilibre stable tient lieu d'un postulat qui vient rétrécir la visée de l'économie de la croissance et mettre sous le boisseau la question de l'instabilité.
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Solow, Robert, (1956), « A Contribution to the Theory of Economic Growth », Quarterly Journal of Economics, vol.70, n° 1, p. 65-94, traduit in Problématique de la croissance, Gilbert Abraham-Frois (dir.), tome 1, Economica, Paris 1974.
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Solow, R.M. (1957), « Technical Change and the Aggregate Production Function », Review of Economics and Statistics, vol. 39, n°3, p. 312-320.
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Harrod R.F. (1939), « An Essay in Dynamic Theory », The Economic Journal, vol. 49, n°193, p. 14-33.