société
Tous égaux, tant que chacun reste à sa place!
Elle est la plus belle, la mieux coiffée, la mieux habillée. Une distribution parfaite. Aucun doute ne plane sur sa beauté supérieure naturellement acquise auprès de chirurgiens renommés de la place. Son entourage tente de la divertir. Elle feint de s’y intéresser entre deux appels téléphoniques
Elle est attablée face à l’océan qu’elle défie du regard. Sur la terrasse couverte de ce restaurant huppé, elle se tient bien droite sur sa chaise. Son maquillage est splendide. Elle est la réplique exacte de ses couvertures de magazines et elle met un point d’honneur à le prouver. Elle feint le naturel et la décontraction mais elle est vite rattrapée par un malaise. Celui de se sentir épiée. Elle croit savoir que tout le monde la regarde. N’est-elle pas célèbre de ses dizaines de milliers d’abonnés? Une célébrité attrapée sur les réseaux sociaux comme on attraperait un virus. Ça vous tombe dessus sans que vous n’ayez le temps de vous y préparer. Elle touche à peine à son assiette et entre deux services, tire sur sa cigarette super-slim, ultra féminine et glamour. Des cigarettes de Duty-free, de celles qui ne tueraient qu’à moitié en entraînant à la longue un semi-cancer des poumons. Sur la table, son sac à main Chanel trône aux côtés du dernier téléphone intelligent et de sa clé tactile de BMW. Des trophées durement amassés et qu’elle dresse autour d’elle en bouclier. Elle est accompagnée d’une petite cour d’amies qui lui servent de faire-valoir. À sa table, le contraste est flagrant. Elle est la plus belle, la mieux coiffée, la mieux habillée. Une distribution parfaite. Aucun doute ne plane sur sa beauté supérieure naturellement acquise auprès de chirurgiens renommés de la place. Son entourage tente de la divertir. Elle feint de s’y intéresser entre deux appels téléphoniques. Elle fixe l’océan comme on s’accrocherait à un gilet de sauvetage. Il y a dans cette salle tant de regards qui risqueraient de s’attarder sur elle. Certes, elle est connue, mais son étoile ne brille pas assez dans le firmament pour qu’on lui offre la discrétion du salon VIP et le champagne. Une célébrité mitigée, fragile et à la merci d’un clic ou d’une ride.
Une table plus loin, des couples nantis dégustent une assiette de fruits de mer des plus garnies. Les femmes arborent l’aisance, la simplicité et l’arrogance des bourgeoises qui ont toujours baignés dedans. Jeans, tee-shirts blancs immaculés et la dernière paire de baskets Philippe Plein aux pieds. Les dimanches sont pour elles des lendemains de soirées guindées où elles peuvent se détendre. Nul maquillage, nul artifice. Elles transpirent le fric et cela suffit à les faire remarquer de loin. Bien à l’aise dans leur statut, elles rient à gorges déployées et ramassent l’écrevisse et le bigorneau à pleine main. Il y aura toujours un serveur à proximité pour apporter un bol d’eau tiède et de citron. Elles ont l’habitude d’être servie dans ce milieu. Et puis ce restaurant c’est comme leur cantine. Elles adorent y venir pour voir un peu le monde et croiser d’autres riches blasés. À leur table, les hommes discutent du dernier Grand Prix de Formule 1 au Japon. Ils ont déjà acheté leurs billets pour celui de Monaco. Les femmes se plaignent de leurs domestiques, critiquent la qualité de l’enseignement offert dans ces collèges privés hors de prix. L’une d’elle, se retourne. Son regard cherche un serveur. Il croise celui fuyant de notre star. La bourgeoise la fixe quelques secondes, elle lui rappelle quelqu’un, ou plutôt quelque chose. Elle replonge dans ses conversations et demande alors à ses copines: » je viens de me rappeler d’une chose les filles, chez quelle couturière allez-vous faire faire les djellabas du ramadan? »
À l’heure de la douloureuse, notre vedette exhibe fièrement sa carte Gold au serveur. Ses copines, en bonnes courtisanes, se précipitent pour payer le pourboire. Dans la table voisine, nos riches attablés se lèvent. Les serveurs accourent pour tirer la chaise à ces dames. En tenant le cigare coincé entre ses dents, le bourgeois sort deux gros billets de sa poche. Il les tend avec l’assurance du geste usuel. La bande joyeuse et repue quitte sans même payer. Quelqu’un passera plus tard pour régler la note. La mécanique est rodée et quand on aime on ne compte pas.
Dehors, notre vedette et nos bourgeois se retrouvent nez à nez devant le voiturier. Il reconnaît l’étoile et le richard. Entre les deux pourboires son cœur vacille. En inféodé rompu, il finit par gratifier la star d’un clin d’œil complice et court servir le bourgeois.