société
Le féminisme tel que je l'ai vécu – Par Nezha Chekrouni
Nouzha Chekrouni
Nouzha Chekrouni, professeur de linguistique à la faculté des lettres de Meknès, cadre de l’Union Socialiste des Forces Populaires, a été la ministre déléguée auprès des Affaires étrangères et de la coopération chargée des Marocains résidents à l'étranger. Tout au long de sa carrière politique, elle a occupé des postes responsabilité au sein du secrétariat national du secteur féminin USFP et est membre du conseil national de Jossour. En1998, elle est nommée secrétaire d'État auprès du ministre du Développement social, de la Solidarité, de l'Emploi et de la Formation professionnelle, puis en 2000, ministre déléguée en charge de la Condition féminine, de la Protection de la famille et de l'Enfance et l'Insertion des handicapés. De 2009 à 2016, par le roi Mohammed VI, elle est nommée par ce dernier pour occuper le poste d'ambassadrice au Canda. Nouzha Chekrouni est également aujourd’hui Senior Fellow au Policy entre for New South
Si le combat des femmes marocaines a une histoire, et si des figures féminines emblématiques ont marqué par leur bravoure, leur diplomatie ou leur talent l'histoire du Maroc, il n'en demeure pas moins que cette histoire illustre reste méconnue.
L'Indépendance du Maroc s'est accompagnée d'une ouverture prometteuse pour l'émancipation de la femme, et le geste1 libérateur du feu Roi Mohamed V envers la princesse Lalla Aïcha a été édifiant et a tracé la voie pour une société qui accorde une place primordiale à l’éducation des filles. Cependant les tendances conservatrices ancrées dans la société marocaine constituaient un frein à l'essor estimé des femmes.
La construction du Maroc en tant qu'État connaîtra une première Constitution dotant en 1962 la femme marocaine des droits politiques, économiques et culturels mais avec l'égalité juridique, jugée prématurée. Quant à la mise en œuvre de ces articles, elle devait faire face à des obstacles structurels et culturels que même les formations politiques disent progressistes n'ont pu surmonter.
Mais progressivement, la présence des femmes dans différents secteurs devenait visible. Ayant réussi une percée dans la sphère publique, elles ont commencé à investir les partis politiques et surtout prendre en charge le cadre associatif afin de faire entendre leur voix et leurs revendications. Un discours sur l'égalité des sexes a commencé à émerger dès les années 1970, soutenu par les dirigeants des partis nationalistes, sans pour autant être traduit par des actions tangibles.
C'est dans ce contexte que j'ai rejoint les rangs de l'Union socialiste des forces populaires (USFP) après avoir fait l'expérience du militantisme au sein de l'Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM) à l'Université. Mohammed Ben Abdallah à Fès et à la Sorbonne à Paris. C'est surtout cette deuxième partie de ma vie estudiantine qui allait être pleine d'apprentissage. Elle a forgé ma détermination de faire partie des actrices et acteurs du changement.
L'engagement politique m'offre un espace d'expression, d'action mais aussi d'illusions et de désillusions.
1ère vague du féminisme : la démocratie est la clé de l'égalité 2
La question de la femme, qui était ma raison d'être au sein de l'organisation politique de gauche que j'ai choisie, a commencé à prendre une dimension plus globale en s'inscrivant dans le combat pour la démocratie. Ce débat n'était pas propre à l'élite politique marocaine, il était également présent dans certaines sociétés occidentales. En Angleterre, l'Equal Pay Act de 1970 est suivi du Sex Discrimination Act et de l'Employment Protection Act contre le licenciement abusif en cas de grossesse en 1975. En Espagne3, la transition démocratique après la mort de Franco a permis la renaissance du féminisme. De nouvelles lois sur le divorce sont adoptées par le Parlement italien4 et des réformes institutionnelles sont adoptées en République fédérale allemande (RFA), dans les pays scandinaves et en France5. On parle de « féminisme d'État ». C'est dans le prolongement de ces mobilisations que l'ONU a décrété 1975 « Année de la femme » suivie par l'adoption de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW) en 1979.
Lors de son congrès constitutif en 1975, l'USFP avait inscrit les revendications féminines dans son agenda politique, affichant une volonté de mener le combat pour les droits de la femme et de lui donner la place qu'elle mérite au sein de la société. Mais le combat pour la démocratie constitue une priorité et requiert de fédérer toutes les forces vives au sein du parti. Hommes et femmes avaient l'obligation morale de se mobiliser pour un même idéal, celui de la démocratie. La réalisation de cette dernière allait apporter la prospérité et mettre fin à toutes les inégalités dont celles de genre.
Au cours d'une décennie (1980-90), le mouvement des femmes oscillait entre l'engouement pour les grandes questions politiques et la persévérance dans la défense de leurs droits. Devant l'absence de relais au sein de la société et le mutisme de la classe politique masculine, la question de la femme ne trouva d'écho que dans les écrits d'une minorité d'intellectuels parmi lesquels feu Fatema Mernissi, dont la profondeur des analyses et le courage de la pensée allait marquer toute une époque et encore jusqu'à nos jours.
Le combat pour la démocratie étant un processus long et périlleux, la question de la femme s'en est trouvée marginalisée et ne continuait d'exister qu'à travers des annonces de bonnes intentions qui ornaient les discours politiques de circonstances.
2ème vague du féminisme : la question de la femme et la démocratie
Les retombées de l'ajustement structurel au début des années 1980 se faisaient lourdement ressentir au niveau social. L'État marocain se trouvait face à des demandes sociales grandioses auxquelles il ne pouvait faire face. C'est dans ce cadre qu'une société civile agissante a émergé avec un rôle d'interface entre les décideurs politiques et la population. Profitant de l'air de « liberté » relative qui soufflait sur le Maroc, elle a également constitué un moyen de pression pour appuyer les revendications sociales et à leur tête celles de l'égalité des sexes. Les sections et organisations féminines au sein des partis politiques ont vu dans les organisations de la société civile un soutien indéniable sur lequel elles pouvaient s'adosser, afin de briser leur isolement au sein de structures partisanes, et peser plus en créant des synergies à l 'extérieur.
Les associations pour la défense des droits des femmes ont commencé à foisonner et leur voix atteignait les foyers marocains. Cette percée a constitué un tournant dans le mouvement féministe au Maroc, jusqu'alors cantonné dans la sphère intellectuelle et académique. Il atteint son point culminant en 1991 avec l'initiative d'associations féministes, à travers le lancement de la pétition de 1 million de signatures pour la réforme de la Moudawana. Entre le soutien des progressistes et le rejet des conservateurs, la dynamique a été enclenchée pour ébranler une notion fondamentale, celle du sacré. Les partis politiques n'étant plus les dépositaires des revendications des femmes, doublés par la société civile, ils devaient rallier les rangs du mouvement revendicatif dont leurs militantes étaient déjà parties prenantes6.
La première réforme du Code du statut du personnel est sans aucun doute une victoire même si les acquis sont discutables. Cela n'a pas été un simple gain pour les femmes mais surtout a inauguré une nouvelle ère pour le changement et pour amorcer d'autres réformes.
La fin des années 1990 connaîtra l'avènement d'un fait politique capital, celui du gouvernement d'alternance consensuelle portant la promesse de consolidation du processus démocratique. La question des femmes occupera une place prépondérante. Le Maroc était-il prêt à aller au-delà des réformes éparses et mineures pour embrasser un changement structurel, profond et global ?
Le test du Plan d'intégration de la femme dans le développement (PIFD) a été révélateur de la résistance d'une société ambivalente et qui n'avait pas tranché pour un État de droit, ni pour une citoyenneté entière pour toutes et tous. Les deux grandes marches opposant les islamistes aux modernistes le 12 mars 2000 feront basculer ce dossier entre les mains de SM le Roi Mohamed VI, dont l'arbitrage après le travail de la Commission consultative s'est vendu par le nouveau Code de la famille avec des acquis significatifs sur la voie du renforcement des droits des femmes et dans le cadre des constantes et fondamentaux du Maroc que sont modération et équilibre.
La question de la femme a commencé à s'élargir pour prendre en charge d'autres dimensions territoriales et socio-économiques, notamment les clivages entre urbains et ruraux, la discrimination au niveau de l'emploi et la violence faite aux femmes. Cette intersectionnalité allait permettre à la question de la femme de prendre une place plus importante dans les politiques publiques.
La femme entre héritage ancestral et occidentalisation
Le poids de l'histoire et de la géographie a toujours pesé sur la trajectoire des évolutions des Nations. Au Maroc, tradition et modernité cohabitent mais ne font pas forcément bon ménage. Dès qu'il s'agit de la question de la femme, la confrontation entre spécificité et universalité devient inévitable.
Le fait historique repose d'une part sur le salafisme comme un dogme constitutif de l'identité marocaine en opposition à la colonisation, qui a essayé de façonner cette identité à travers la culture occidentale par le biais de l'école et des centres culturels. Les deux faits historiques ont des prolongations dans le présent et influent sur le futur. Le combat pour les droits des femmes se situe à l'intersection de ces deux courants et l'engagement des femmes pour l'universalité des droits en rapport avec l'époque des lumières et surtout en référence aux conventions internationales servait d'alibi aux conservateurs pour accuser les femmes d’aliénation culturelle. C'est dans la recherche d'un équilibre entre ces deux tendances que les décideurs n'ont arrêté de naviguer afin de répondre aux revendications grandioses du mouvement féministe tout en rassurant les plus récalcitrants sur l'adéquation des mesures prises avec notre référentiel religieux.
Cette étape mérite une attention particulière car elle va permettre l'émergence d'un leadership féminin dans plusieurs domaines de la société et particulièrement dans le domaine de la théologie et l'exégèse du Coran. Désormais, ce n'était plus le domaine exclusif de la gent masculine et des oulémas femmes ont commencé à apporter leur contribution à l'Ijtihad, l'interprétation des textes sacrés.
C'est en 2011, dans le sillage du Printemps arabe, qu'une nouvelle ère a été inaugurée grâce à la réforme constitutionnelle. Des avancées sans précédent ont été consignées tant que la nouvelle Constitution stipulait la création d'un mécanisme pour la parité (APALD), la suprématie des conventions internationales sur les lois nationales...Tout au long de cette dernière décennie, des femmes ont réussi à marquant de leur empreinte tous les volets de la société et ont affirmé leur leadership tant dans le secteur public que privé, en politique, dans les instances élues ou dans la société civile. Le monde numérique et celui de l'innovation se féminisent à leur tour et les réseaux sociaux sont largement investis par les femmes dont la jeunesse constitue une majorité agissante et pleine de détermination pour construire une société égalitaire7.
Mais cela n'empêche nullement de relever les discriminations auxquelles les femmes continuent de faire face. Le système de l'enseignement n'a pas encore réussi à offrir une éducation qui permet l'ancrage des droits des femmes et des valeurs de l'égalité. Les biais inconscients construits sur les représentations archaïques ne permettent pas de libérer le potentiel féminin qui recèle la société et perpétue la production d'un système inégalitaire.
L'année 2020 allait être particulièrement épineuse avec la pandémie du coronavirus qui a exacerbé la situation de précarité que vivent plusieurs femmes, notamment dans les milieux défavorisés. L'augmentation des cas de violence faite aux femmes, la perte d'emploi formel et informel et l'exposition au virus notamment dans les rangs du corps médical étaient les faits saillants du quotidien hasardeux des femmes. Les études réalisées par le Haut commissariat au plan (HCP) sur la participation économique des femmes ou encore l'incidence économique de la violence révèlent la dimension de la problématique de la question féminine ainsi que l'urgence à entreprendre des réformes substantielles afin de pallier les inégalités basées sur le genre, qui entravent le développement de tout le pays8.
Nécessité d'une 3ème vague pour un féminisme intégré
L'émergence d'une troisième vague féministe est une progression qui reflète la dynamique de la société, sa prise de conscience de la complexité de la question féminine et surtout l'expression d'une volonté pour un changement global et holistique.
L'on se rend compte que malgré les avancées enregistrées, la question féminine est demeurée enfermée dans les arcanes de l'élite intellectuelle et politique. La réforme de textes de lois, comme le Code de la famille, la loi sur l'octroi de la nationalité des femmes à leurs enfants issus d'un mari étranger, les quotas pour l'accès des femmes aux postes de décision... jusqu'à la Constitution de
2011 ont permis d'ériger un fondement légal et homogène pour pérenniser des acquis substantiels. Les relais de la société civile qui, les jadis s'érigeaient en défenseurs des droits des femmes en assumant le rôle de plaidoyer, se sont quelque peu essoufflés par les contraintes bureaucratiques et organisationnelles ou par les négociations parfois stériles avec les décideurs politiques. Les plus accomplis parmi ces relais sont ceux qui ont inscrit leurs actions dans l'offre de services et d'assistance aux victimes de l'ordre ségrégationnel.
Cependant, la réalité plurielle et les différentes formes de précarité liées aux discriminations invisibles que vivent les femmes ne sont pas toujours prises en compte dans ces réformes. C'est ce niveau d'intersectionnalité qui nous interpelle. Car les femmes vivantes en milieu rural ou dans les périphéries des villes, dont les besoins essentiels ne sont pas satisfaits, ne ressentent pas l'impact immédiat de toutes ces réformes. Leurs combats se situent à d'autres niveaux et leurs voix doivent être portées par de nouveaux canaux. Les réseaux sociaux et surtout WhatsApp ont révolutionné la communication et ils l'ont surtout démocratisée. Le besoin de ces femmes n'est plus d'être assistées mais plutôt associées à la défense de leurs droits et autonomisées pour agir et surtout se développer. La notion de « l'empowerment » correspond parfaitement à cette nouvelle vision qui émane de la base. Pour accompagner cette autonomisation, les structures organisationnelles doivent adopter des formes plus légères et moins bureaucratiques et s'adapter en prônant une approche horizontale.
Mais c'est la relation des femmes au pouvoir qui cristallise la polarisation du masculin dominant et ce dans toutes les sphères de la société. Les quotas adoptés pour pallier l'absence des femmes aux postes de décision politique semblent atteindre leurs limites. Pour rappel, le quota n'a jamais constitué une fin en soi, mais plutôt un mécanisme transitionnel pour briser le plafond de glace. Les voix des femmes au Parlement, au gouvernement ou dans les instances décisionnelles des entreprises se font entendre. Elles ont légiféré, ont contribué à faire avancer les droits des femmes et ont surtout enclenché le processus de changement des mentalités et ancrer dans les esprits que les postes de décision politiques ne sont pas exclusifs aux hommes. Si les retombées de ces discriminations positives sont incontestablement bénéfiques, il n'en demeure pas moins qu'elles participent à cantonner les femmes dans un système fermé qui limite leurs aspirations. La parité devient alors la voie pour asseoir une égalité et permettre une représentation plus juste de la société.
Cependant ces réformes, bien qu'importantes, restent parcellaires et éparses et l'évolution de la société marocaine a besoin d'une nouvelle vision globale où la question de la femme occupe la place centrale qui est la sienne. Le Nouveau modèle de développement (NMD) nourrit l'espoir d'être en phase avec les attentes d'une jeunesse déterminée à s'investir pleinement et de façon citoyenne dans la construction du Maroc de demain. L'enjeu fondamental est celui de la déconstruction des stéréotypes sexistes, ce qui interroge en profondeur notre système culturel et éducatif. La question de la représentation de la féminité vs la masculinité devrait dépasser la corrélation dominant/dominée qui engendre un déséquilibre sociétal, une situation toxique et puis de la violence. Les femmes ne pourront plus se satisfaire de situation potentielle mais travailler pour une réalité à la hauteur de leur capacité réelle. Le leadership féminin invisible doit devenir tangible et visible. La sublimation du pouvoir à travers les récits des femmes doit valoriser leurs combats dans le changement de leur vie, celle de leur famille ou de leur communauté. Elles pourront enfin prendre conscience de leur existence non pas par référence au masculin mais en tant qu'être, citoyenne à part entière.
C'est sous ce nouveau paradigme que le féminisme actuel se réinventera, non pas en tant que mouvement en marge de la société, mais plutôt au cœur de la société. Étant transversale, la question du genre est désormais, en train d'occuper une place centrale à tous les niveaux de la vie sociétale. Elle n'est plus prise en charge exclusivement par les femmes mais par toute une génération de jeunes, hommes et femmes qui investissent au quotidien l'espace public.
Ce renouveau ne peut réussir dans le temps que s'il capitalise sur les acquis réalisés par la génération précédente. C'est un croisement entre le passé et le présent pour se projeter dans l'avenir. Un dialogue est alors crucial pour éviter une rupture qui pourrait nuire à toute avancée.
Le leadership et le pouvoir des alliances
Dans les sociétés contemporaines, le leadership est collaboratif et le temps des héros est révolu, il est évalué à l'aune de l'importance des actions, des réalisations en faveur des groupes humains, de la substance et du sens ainsi que des objectifs de la mission du leader. Cette mission doit se cristalliser autour du renforcement de l'identité et de la cohésion du groupe et de la capacité d'ordonner et de mobiliser le travail collectif, seul capable d'avoir un impact sur la communauté cible.
La réussite dans ce sens est conditionnée par un modèle récurent qui repose sur la compréhension du contexte culturel à travers lequel les groupes transmettent le savoir et les valeurs aussi bien locales qu'universelles. Dans ce contexte et selon plusieurs recherches, le leadership réel fait de la question genre un fer de lance des transformations structurelles. Le pouvoir des femmes est créateur et non dominant. Selon Joseph Nye : « Les femmes ont une plus grande capacité à travailler en réseaux, à collaborer et à entretenir les relations. Leur style non hiérarchique et leurs compétences comblent un manque de leadership dans le nouveau monde des organisations et des groupes fondés sur le savoir que les hommes ont des difficultés à combler »9.
Mon expérience personnelle est d'abord un témoignage pour la postérité et pour dire que cette expérience est une partie de celle de mes consommateurs. C'est un cheminement au sein de groupes de femmes solidaires ayant une destinée partagée et autour d'un objectif commun, celui de faire avancer la cause féminine. En effet, dans le cadre de mes fonctions en tant que ministre déléguée chargée de la Condition de la femme, de la protection de la famille et de l'enfance et de l'intégration des handicapés (1999-2002), l'accès des Les femmes aux postes de décision politique étaient l'un des objectifs de mon mandat.
En 1997, le Parlement marocain ne comptait que deux femmes sur 325 députés. L'arrivée au pouvoir des socialistes dans le cadre de l'alternance consensuelle a ravivé l'espoir pour la consolidation d'un État démocratique où la question de la femme allait enfin prendre une place de choix, ce qui allait s'avérer périlleux. Néanmoins, le moment était favorable à l’action.
Dans une répartition des rôles et le foisonnement des initiatives, l'orchestration par le ministère deviendrait incontournable. Pour ma part, j'étais investie de la mise en œuvre du quota dans le cadre d'une double mission, celle de l'Internationale socialiste au sein de laquelle j'occupais le poste de vice-présidente et celle de mon parti qui avait pris cet engagement grâce à l'inlassable combat de sa section féminine.
Les associations féminines ont joué un rôle central dans la concrétisation de cet objectif. C'est dans le cadre d'un travail collectif réunissant les sections féminines des partis de la Koutla avec leurs alliées dans les associations que l'idée de la liste nationale a commencé à prendre forme. La consolidation de ce choix s'est faite grâce à l'ouverture sur les femmes de tous les partis politiques, toutes tendances confondues. L'engagement de toutes, la bonne
coordination tout en s'élargissant aux ONG engagées dans le combat pour les droits des femmes, ont conféré une dimension nationale à notre mouvement. L'action de plaidoyer a mené par l'ensemble de ces organisations a connu son élan lors de la rencontre avec le ministre de l'Intérieur, rencontre à laquelle j'ai tenu à m'associer. Désormais, gouvernement, partis politiques et société civile constituaient une force unie autour d'un même objectif, une première dans l'histoire des négociations au Maroc et qui a été couronnée par un soutien franc et fort du ministre.
Mais réussir un tel défi ne pouvait se limiter à ce travail de plaidoyer. La stratégie offensive avait été lancée plusieurs mois à l'avance. Loin de la fièvre électorale, il fallait s'armer afin d'affronter les aléas des revirements politiques. C'est alors qu'au sein du ministère, nous avions préparé un accord tacite stipulant l'engagement des partis politiques à réserver 20 % des sièges aux femmes lors des élections suivantes. Le feu Premier ministre M. Abderrahmane Youssoufi était le premier à signer ledit accord et fut suivi par l'ensemble des autres chefs de partis, défi relevé grâce aussi à l'action de plaidoyer menée par les militantes de ces formations politiques.
Mais avec l'approche des échéances électorales, la question des quotas et la participation des femmes devenaient optionnelles. Le discours prenait une autre allure et la course effrénée vers des sièges potentiels ne laissait guère la possibilité d'envisager que les femmes prennent « la place des hommes ».
Les bruits courraient que la liste nationale n'avait plus l'appui des partis politiques et que le Conseil de gouvernement qui allait se tenir n'approuverait pas cette mesure. J'étais persuadé qu'afin de mener à bien ce processus, il fallait chercher l'appui de personnalités influentes et dans la discrétion. C'est alors qu'une rencontre avec le président de la Chambre des députés a été d'une grande utilité. Convaincu de l'importance de cette question dans la consolidation de notre processus démocratique, il a joué un rôle déterminant aux côtés du Premier ministre. C'est ainsi que lors du Conseil de gouvernement, constatant le rejet de cette initiative par la majorité de ses membres, j'ai dû faire usage de l'accord préalablement signé par tous les chefs de partis en guise de rappel de leur engagement sur cette question. Bien qu'un assouplissement dans leurs positions laissât entrevoir la possibilité de nouvelles négociations, le Premier ministre a ajourné l'adoption de la liste nationale pour une date ultérieure.
Face à cette situation, le Premier ministre a décidé de réunir les représentants de la majorité afin de statuer sur cette question. Lors de cette réunion, un débat houleux où le caractère anticonstitutionnel (l'article 8 de la Constituait stipulait l'égalité politique des deux sexes) de la liste nationale a été brandi. Mais les arguments qui étaient plaidés en faveur de l’adoption de ce mécanisme étaient nombreux notamment pour l’amélioration de l’Indice du développement humain (IDH) du Maroc. Grâce au soutien des personnalités dont le Premier ministre, le président du Parlement, le ministre de l'Intérieur et le secrétaire général du gouvernement, le principe de la Liste nationale des femmes a été adopté. Par souci de conformité avec la Constitution, l'appellation officielle retenue est limitée à « Liste nationale ». C'est au niveau de la communication médiatique que l'accent a été mis sur l'appellation « Liste nationale des femmes », ce qui a permis son ancrage dans les mentalités et l'a préservée de toute altération.
En 2002, sur les 325 députés, 35 étaient des femmes, soit 10,77 %, alors que lors de la législation précédente, seules deux femmes siégeaient au Parlement à raison de 0,07 %. Cette percée des femmes, saluée par plusieurs pays à travers le monde, a constitué un modèle, notamment pour les pays arabo-musulmans dont certains ont emboîté le pas au Maroc pour inscrire des réformes similaires dans leurs agendas politiques.
Au-delà de ce résultat encourageant, son importance provient du processus de son élaboration qui s'est appuyé sur une alliance stratégique et solide dont les bases remontent à la période antérieure à l'avènement du gouvernement d'alternance.
En effet, lors de son 6e congrès, et conformément à la résolution de l'Internationale socialiste, l'USFP avait mis en place un quota de 20 s% dédié aux militantes dans tous les organes décisionnels. Les femmes dans d'autres partis progressistes et au sein des ONG œuvraient dans le même sens. Le ministère de la question de la femme dont j'avais la charge, en capitalisant sur cette maturation, a pu créer les synergies et orchestrer la coordination pour agir ensemble et amorcer le changement estimé.
La communion entre femmes conjuguée au sens de la responsabilité nous a fortifiées pour faire aboutir notre projet malgré les résistances. Cet acquis, étendu aux élections communales en 2008 puis en 2015, a porté la représentation des femmes à 21,2 %. C'est certes une bataille remportée, mais nous avons-nous ouverts des perspectives prometteuses pour les femmes en politique et quel modèle de leadership féminin s'est forgé dans un environnement marqué par la référence à la masculinité et où les biais inconscients continuent de peser lourdement. ? Il est légitime de s'interroger en profondeur sur le présent et sur les limites de notre modèle. Il ouais
un besoin pressant de leadership transformateur et inclusif où les voix des femmes ainsi que leur vision soient prises en compte. Le changement accompli ne peut s'opérer sans les femmes et, comme le souligne Michelle Obama « Il n'y a aucune limite à ce que nous pouvons accomplir en tant que femmes ».
Conclusion
Cette expérience collective a contribué à jeter les bases d'une nouvelle reconfiguration des rapports hommes/femmes grâce aux chantiers ouverts, notamment l'élaboration de la Stratégie Nationale contre la Violence faite aux femmes, la mise en place d'un groupe de travail pour les réformes du Code du travail ou encore du Code de la procédure pénale, dont on voit aujourd'hui le fruit. Le combat pour l'égalité des femmes constitue une force de transformation et un pilier incontournable dans la consolidation d'un État fort, démocratique et moderne.
Le Maroc a réalisé des avancées non négligeables et est salué par les instances onusiennes et internationales pour ses réformes. « En adoptant un quota progressif d'équilibre de genre de 30 % au bout de trois ans et 40 % à horizon de six ans, le Maroc matérialise ses engagements de mise en œuvre en œuvre des dispositions de la CEDAW (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, ndlr), notamment en ce qui concerne les mesures affirmatives provisoires ».10
Mais les aspirations des femmes dépassent les réformes sectorielles et celles-ci ont l'ambition de voir leurs revendications, dans leur globalité s'intégrer dans un projet de société inclusif, décomplexé et harmonieux.
Afin de s'ériger sur des fondements solides et d'assurer sa soutenabilité, ce projet est appelé à s'atteler aux inégalités et intersectionnalités qui touchent toutes les couches de la société, essentiellement les plus marginalisées, les laissées pour compte, les femmes dans le monde rural et celles sans protection qui travaillent dans le secteur informel.
En somme, une gouvernance inclusive, consciente de l'enjeu de l'égalité basée sur le genre et légitimée par l'intégration de toutes les actrices et les acteurs concernés est seule en mesure d'enclencher des dynamiques transformationnelles pour construire un avenir pluriel où les femmes pourront jouer pleinement leur rôle dans la vie citoyenne et politique.
Bibliographie
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- « Parcours de princesses : un nouveau regard sur les alliances dynastiques (Europe de l'Ouest, XVe-XVIIe siècle) », Appel à contribution, Calenda, Publié le mardi 18 mai 2021,URL.
- Trabelsi K. (2012), « L'asymétrie du pouvoir dans les alliances stratégiques dyadiques : fondements et perspectives », Gestion 2000, 2012/2 (Volume 29), p. 117-137. DOI : 10.3917/g2000.292.0117. URL
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- « Feu Mohammed V demande à la princesse Lalla Aïcha de faire un discours au peuple marocain en 1947, au lendemain de son allocution à Tanger dans laquelle le souverain réclame l'indépendance du Maroc. C'est la première fois qu'une princesse et une femme prendront la parole en public. A sa fille de 17 ans, il confie ainsi la tâche d'apporter sa pierre à l'édifice du nationalisme naissant : Elle apparaît vêtue à l'occidentale, en tailleur Lanvin de soie bleue, les cheveux au vent, sans voile... Lalla Aïcha ne s'arrête pas là et joignant la parole au geste, elle demande la scolarisation des femmes ».
- Loi sur l'égalité salariale de 1970, chapitre 41
- Espagne : Genre & Histoire, La revue de l'association Mnémosyne. Histoire des femmes en Espagne et en Amérique Latine.
- Perspective Monde, Référendum sur le divorce en Italie, mai 74
- Encyclopédie d'Histoire numérique de l'Europe : Féminismes et mouvements féministes en Europe.
- Le mouvement des femmes du Caire (voir bibliographie)
- Constitution du Maroc 2011, Art.19 et 164 APALD (l'Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination).
- HCP : Coût économique de la violence à l'encontre des filles et des femmes : Dépenses et perte de revenus des ménages.
- Joseph Nye, When Women Lead, 8 février 2012. Citation originale en anglais [traduction libre]
- Communiqué ONU Femmes, en date du 27 septembre 2021.
In Policy Centre for New South:
https://www.policycenter.ma/publications/recit-le-feminisme-tel-que-je-lai-vecu
Ce récit a été initialement publié dans l'ouvrage Le leadership féminin au Maroc : De l'invisibilité à la visibilité