Pour une transition de fond - Par Eugène Ebodé et Raphaël Liogier

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Champion en titre, le guerrier Kényan Eliud Kipchoge, victime d’une défaillance, a jeté l’éponge au trentième kilomètre, offrant - en guise d’adieu ? – ses chaussures et ses chaussettes à un spectateur

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Par Eugène Ebodé (Écrivain, administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc) et Raphaël Liogier (Philosophe, directeur scientifique de l’Institut des Études Avancées à l’Université Mohammed VI de Benguérir)

Étrange, cette pratique nommée sport. Prendre plaisir à l’effort. S’offrir des épreuves sans nécessité vitale. Quoi de plus magnanime ? Se sentir ainsi exister par le dépassement de soi pour le dépassement de soi ! En ce sens le marathon est le plus humain des sports si l’on peut dire. C’est une course de fond.

Discipline appartenant à l’athlétisme et à la course dite précisément de fond, il est au commencement de l’olympisme. Ses origines sont connues et nous devons ce savoir à l’historien grec Hérodote qui, rendant compte d’un temps impérial où la Perse avait, après les Royaumes combattants de la Chine, établi sa puissance impériale à vocation dominatrice de l’Asie à l’Afrique. Aurélie Damet, analysant les conflits géopolitiques du temps antique, ausculte ce Ve siècle avant J.-C. d’où s’élancèrent les Royaumes combattants pour le leadership mondial. La Perse sembla en effet atteindre le Graal en premier avec la victoire de Cyrus Ier s’emparant de Babylone en 539 av. J.-C. et étendant son influence et sa domination jusqu’aux portes de la Nubie en Afrique. Ce monde des « gros » ensembles, que la Chine et la dynastie des Qin vont accomplir sur trois siècles, jusqu’en 221 av. J.-C., exacerbe le registre de la conflictualité avec les guerres dites médiques, « dont l’issue remodèle l’équilibre géostratégique en mer Égée. Athènes, puissance moyenne à l’époque archaïque, sort en effet triomphante de ce conflit entre Grecs et Perses, au détriment de Sparte qui se retire dès 478 sur son pré carré du Péloponnèse. »  C’est, en effet, au cours de cet affrontement que le soldat Philippidès, rapporte Hérodote, courant ventre à terre pour aller annoncer la victoire de Marathon aux Athéniens, délivrera son message et succombera dans le même souffle d’épuisement. 

Vingt-cinq siècles plus tard, ce ne fut pas la célébration de la victoire militaire qui souda le mouvement sportif, mais le goût de l’effort et la compétition entre nations sur la performance physique, la vélocité et aussi, l’éthique, pour dépasser la seule ambition du podium et donner à la fraternité une occasion de célébrer la concorde entre humains. Le Baron de Coubertin (qui ne fut pas un modèle de courage sous l’hitlérisme agressif et raciste) eut, au commencement de l’aventure de l’olympisme moderne, un mot resté célèbre : « l’essentiel est de participer ».

Revenir aux origines de l’olympisme sous le fil conducteur de la transition écologique, rappelle la notion de veille collective. Elle est indispensable pour sauvegarder un écosystème politique et anthropologique dont les égoïsmes sont exacerbés par les seuls critères de la compétitivité économique et de la non-alternative géostratégique. Il est plus urgent et décisif de stopper la dégradation de notre cadre de vie que de faire vibrer des spots lumineux aux quatre coins d’une ville. Comment, à travers un événement planétaire tel les JO de Paris, sensibiliser du plus loin au plus près sur le réchauffement climatique ? Ne programmer les compétitions que sous les projecteurs du soleil et non sous les lumières artificielles. Comment répondre à la ruine accélérée du vivant ? Comment se saisir des Jeux olympiques dits de transition, pour remobiliser les idées et les conduites humaines ? En somme, comment refaire sens et communauté en réinscrivant la communauté dans nos perspectives et identités réhydratées par notre humanité indivisible ? À ces questions, la thématique du Marathon paraît plus qu’évidente et suggère que cette discipline soit une allégorie de ce qui (s’est joué) à Paris.

Le marathon exige des qualités d’abnégation et d’endurance, de gestion des efforts, certes, mais aussi de vitesse. Elles s’apparentent à une lutte contre soi-même. Le mot marathon renvoie à l’expérience, à la longue durée, et suggère au compétiteur la mobilisation de plusieurs paramètres pour affronter l’épreuve des épreuves qui clôt le programme des olympiades. À l’intérieur de celle-ci se dissimulent plusieurs obstacles dont le premier est de doser ses efforts, de ne pas se précipiter, d’écouter son rythme cardiaque et de suivre les indications de son corps et non les injonctions de la cadence adverse. L’environnement de la course invite aussi le candidat à tenir compte du terrain, des trajectoires, des lignes droites et des courbes, les unes invitant à des foulées régulières, les autres à aller à la corde pour prendre des virages à l’économie et non dans la dispersion des énergies dont on dispose et dont il faut user avec discernement. La contrainte climatique est aussi présente, car on ne peut pas courir sous une pluie battante de la même manière que sous un soleil de plomb. 

Si le marathon relève bien d’un sport individuel, il n’exclut plus les paramètres collectifs, car tout marathonien, aussi puissant et certain de sa valeur soit-il, a besoin d’un « lièvre », d’une rampe de lancement, d’une forme de locomotive qui lui ouvrira le chemin de la victoire. Autrement dit, à l’intérieur même de la course, une phase transitoire doit être intégrée : celle durant laquelle le leader présumé a pour obligation de suivre, de caler sa foulée derrière celle d’un coéquipier dont le rôle est de préparer le terrain pour poser son allure, jauger la concurrence, affermir son allant. Suivre est donc l’impératif premier, puis, à un moment donné, le passage du leader aura lieu et le retrait du lièvre quasiment instantané. Cette phase de transition peut cependant être remise en cause si un concurrent plus impulsif vous impose de modifier vos plans. Le marathon, nous enseigne aussi que depuis l’origine des olympiades modernes, seuls trois coureurs ont remporté deux fois cette discipline : l’Éthiopien Abebe Bikila (Rome 1960, Tokyo 1964), Waldemar Cierpinski d’Allemagne de l’Est (Montréal 1976, Moscou 1980) et le Kényan Eliud Kipchoge (Rio 2016, Tokyo 2020). Mais cet homme encore en activité revêtira la tunique de l’athlète de la transition. Eliud Kipchoge retenait toutes les attentions à Paris. Âgé de 39 ans, affaibli lors de ses dernières sorties, on s’interrogeait sur sa capacité à dompter le poids des ans et l’usure des muscles pour triompher à Paris ? Le destin a vu l’une des promesses de victoire de ces olympiades de Paris, son jeune compatriote, Kelvin Kiptum, disparaître des suites d’un accident de voiture en février dernier. Kipchoge y aura peut-être vu un signe du destin et une occasion de se sublimer en mémoire du disparu. Mais à l’arrivée, c’est un autre africain, l’Éthiopien Tamirat Tola qui a remporté le marathon des Jeux olympiques en 2 h 06’26’’samedi 10 août. Le combattant Eliud Kipchoge, victime d’une défaillance, a jeté l’éponge au trentième kilomètre, offrant - en guise d’adieu ? – ses chaussures et ses chaussettes à un spectateur. 

Ce qui devrait sublimer le genre humain, à Paris et ailleurs, ce n’est pas le chauvinisme, ce ne sont pas les cris de singe que des adeptes de la provocation et du délire suprémaciste se plaisent à lancer dans les stades ; ce ne sont pas les drogues que les manipulateurs et truqueurs vendent aux athlètes ; ce ne sont pas les arbitrages fantasques ni les corruptions et autres arrangements répréhensibles, mais la glorieuse incertitude du sport et le fair-play environnementaliste à mettre en avant dans toutes les têtes et dans tous les programmes. Nous ne sommes que des locataires de la terre, il sera bon que nous laissions la terre belle et vivable à ceux qui viendront après nous y séjourner et jouir de sa biodiversité, de ses cultures protégées et d’une humanité régénérée, car remutualisée et hautement bonifiée.

Bon marathon ! Que le sport soit propre à l’intérieur des stades comme aux abords de ceux-ci. Tel est notre vœu pour une transition enjouée et responsable du sport pris comme une formidable école de l’attention au monde et du soin du monde. Le sport est à l’origine d’une part de l’intériorisation de la violence de la vie à travers des épreuves permettant de passer à l’âge adulte, et d’autre part l’euphémisation de la guerre contre les autres, les voisins et les lointains. L’olympisme représente un renversement. En intégrant la dimension paralympique à partir de 1960, il a donné aux athlètes souffrant d’un handicap la possibilité de participer pleinement aux rencontres sportives mondiales qui ont lieu tous les quatre ans. Le sport est ainsi devenu un accélérateur des inclusions tout en devenant aussi progressivement une esthétique de combat contre soi-même et les infortunes du destin, et de moins en moins un affrontement contre autrui. Lehandisport le démontre en tant que translation entre une donnée brute et un état sublimé. Sans doute faudrait-il amorcer aujourd’hui une nouvelle transition : passer du sport comme euphémisation de la violence individuelle et collective, au sport comme soin du monde, attention à soi-même, à l’autre et plus généralement à la nature. Nous pourrions appeler cela l’olympisme holistique. Le marathon, dans toutes ses nuances, sa complexité, sa grandeur, devrait en être précurseur.   

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