Culture
Chaire des Littératures et Arts africains : Réhabiliter la périphérie en généralisant le centre
Abdejlil Lahjomri lors du discours inaugural de la Chaire des Littératures et des Arts africains
L'Académie du Royaume du Maroc a abrité lundi 16 mai, la cérémonie de lancement officiel de la Chaire des Lettres et Arts africains, créée le 26 mars dernier pour faire connaître le patrimoine littéraire et artistique du continent.
La mémoire souffre souvent de blessures excessivement douloureuses voire inguérissables. On ne présente pas Miriam Makeba, surnommée Mama Afrika, une voix contre l’apartheid pour la fierté du contient africain. La photo suffit à mieux exprimer mes propos. Elle nous montre l’état actuel de la maison de cette impériale chanteuse, et cet état nous dit tout.
La cérémonie qui a connu la présence de plusieurs personnalités des arts et de la culture africains se poursuit ce Mardi 17 mai par une conférence internationale en hommage à l'écrivain malien Yambo Ouologuem, sous le thème "Du devoir de violence aux devoirs des lettres", indique un communiqué de l’Académie. Lauréat du prix Renaudot pour l’année 1968 pour "Le devoir de la violence", Yambo Ouologuem était la source d’inspiration du romancier sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021 pour son roman "La plus secrète mémoire des hommes", ajoute la même source.
Un parterre d’écrivains et d’hommes de lettres du monde, tentera de décortiquer les causes du "silence littéraire" d’Ouologuem, qui a fait l'objet de fausses allégations de plagiat littéraire, ce qui l’a poussé à choisir le silence et l'isolement jusqu’à en mourir retranché dans le recueillement dans son Mali natal. Abdejlil Lahjomri lui a consacré une série de chronique à la fois pour lui rendre justice et pour dénoncer la captation de la création africaine en exerçant sur elle un droit de cooptation et de consécration. Le lecteur trouve à la fin de ce texte les liens de ces chroniques qui ont contribué dans le réflexion du Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume au murissement de l’idée d’une Chaire des Littératures et Arts africains.
Cette Chaire reflète la volonté de réhabiliter la production romanesque, poétique, musivale et picturale africaine qui a été victime de préjugés ayant consacré son isolement sur le plan culturel et de rapatrier l’Afrique en Afrique. C’est un acte historique qui consiste à établir une ligne directe, sans escales et sans correspondances européennes, entre les créateurs dans les différents rayons de la culture du continent. L’heureuse initiative que l’on doit donc au Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume est également un espace de coopération universitaire et de partenariats académiques ouverts sur les cultures du monde.
Du pouvoir aux mots et de l’amplitude aux imaginaires
Dans son discours inaugural de ce qui est désormais au sein de l’Académie La Chaire des Littératures et Arts africains, Abdejlil Lahjomri a commencé par préciser que ‘’c’est un projet audacieux, qui puise son audace dans l’ambitieuse optique de faire en sorte que la littérature ne se définisse plus comme la scansion des maux et des travers des sociétés africaines ou comme un champ de bataille d’identités malheureuses mais comme le lieu qui donne du pouvoir aux mots et de l’amplitude aux imaginaires pour dépasser les clivages et les enfermements. » Il a par la suite développé les raisons et contours d’un projet aussi nécessaire qu’inédit :
‘’Une nouvelle configuration de l’identité littéraire polyphonique africaine nous a semblé nécessaire. C’est ainsi que cette ambition va jusqu’à une rupture avec les frontières littéraires qui compartimentent les imaginaires en les segmentant sous divers couloirs dans lesquels chaque imaginaire reste enfermer : couloir arabophone, couloir francophone, couloir anglophone, couloir lusophone, couloir hispanophone. Jusqu’à combler ainsi la séparation qu’il y a entre le récit écrit et le récit dit ou chanté, affirmant que l’Afrique n’est pas que le continent de l’oralité, qu’elle s’écrit et se dit, que seront présents (comme le souhaitaient sous cette coupole mes confrères défunts Léopold Sédar Senghor, Ahmed Ahidjo et Monseigneur Gantin) avec leurs atouts et renforcées dans leurs synergie et dans leurs diverses expressions les littératures et arts africains en arabe, en français, en anglais, en espagnol, en portugais, en amazigh, en swahili, en wolof… dans cette sublime richesse langagière qui évitera que leur rendez-vous avec l’universel ne soit un rendez-vous manqué.
Lire aussi : Du Renaudot (1968) au Goncourt (2021), Les riches heures africaines des Lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri (1ère partie)
Cette chaire offrirait deux pôles : un pôle académique et un pôle qui serait la suite artistique de cet énoncé académique. Le premier élisant domicile sous cette coupole, le second dans deux résidences d’artistes que l’Institut Académique des Arts, nouvel organe dépendant de l’Académie du Royaume depuis sa réorganisation, mettra en œuvre dès leur aménagement dans le célèbre promontoire patrimonial des Oudayas.
Un réseau éditorial endogène
Le pôle académique : ce sont des cours, des conférences, des rencontres et des actions déployés avec comme horizon et comme but : rendre compte de la richesse des lettres et des arts africains. Les littératures africaines, jeunes, sont insuffisamment connues de leur public africain. Pour cela, elles ont besoin d’institutions de référence en Afrique qui encourageraient un réseau éditorial endogène, réduiraient la distance entre un public au faible pouvoir d’achat et les œuvres publiées en particulier à l’étranger, et qui effectueraient un recensement de ce patrimoine des imaginaires et le soutiendraient par une pédagogie innovante.
Ce pôle, c’est aussi la création de nouvelles passerelles capables d’intensifier la transmission des savoirs, de diversifier les corpus, d’élargir les sources, d’abattre les cloisons linguistiques sans nier les spécifiés de chacune. Et surtout, en plus de la présentation des auteurs écrivant l’Afrique en Afrique ou de la diaspora, présente aussi les figures oubliées ou brisées et leur trajectoire individuelle, par l’invitation de professeurs, chercheurs, enseignants de haut niveau qui s’adresseront à un public de doctorants qui ainsi recevront des connaissances inédites produites sur les littératures ou arts africains en interconnexions avec les universités africaines et étrangères. Le colloque-hommage à Yambo Oulogonem qui se tiendra demain est l’exemple parfait de ce type de manifestation. Le choix de cet auteur, brisé, humilié après avoir été consacré, n’est ni gratuit ni innocent.
La leçon Yambo Ouologuem
Les lieux de consécration avaient, ont, toujours droit de vie, de succès littéraire ou d’exil, d’effacement, de mort esthétique sur toute œuvre périphérique, comme si l’accession à la postérité n’était due qu’aux œuvres du centre. Mais nous savons bien que souvent dans les errances du centre, la postérité retient des œuvres inattendues que les lieux de consécration n’ont pas élues ou ont évité d’élire. La postérité est rebelle et pernicieuse, elle rattrape par des détours singuliers des auteurs et des œuvres injustement brisés.
Lire aussi : DU RENAUDOT (1968) AU GONCOURT (2021), LES RICHES HEURES AFRICAINES DES LETTRES D’EXPRESSION FRANÇAISE – PAR ABDEJLIL LAHJOMRI (2ème partie)
C’est le cas de Yambo Ouologuem dont le récit « Le Devoir de violence », chef d’œuvre consacré et condamné a donné naissance à un autre chef d’œuvre le Goncourt 2021 « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr, qu’on ne peut lire, sans un moment ou un autre, on n’aille visiter le roman qui l’a inspiré. Calixthe Beyala, n’a-t-elle pas choisi comme exergue à son roman « La Petite fille du réverbère » cette citation de Guy de Maupassant, tirée de son « Etude sur le roman » : « Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part ? ». Les pourfendeurs de Yambo Ouologuem peuvent prétexter que les œuvres de Bakhtine à cette époque n’étaient pas encore connues ou peu connues, que Bourdieu et Kristeva n’avaient pas encore officier ou que Barthes n’avait pas encore enseigné, rien ne justifierait le matraquage dont fut l’objet cet écrivain talentueux et précoce venu d’Afrique, renvoyé honteusement en Afrique, qui a cru qu’il n’y avait pas de différence entre un écrivain blanc et un écrivain noir, qui a cru qu’il pouvait impunément s’inspirer des œuvres d’écrivains blancs et qui dans sa chair a été blessé, torturé pour qu’il retourne se réfugier en Afrique dans un mysticisme et un silence désastreux.
La postérité est rebelle et pernicieuse, elle rattrape par des détours singuliers des auteurs et des œuvres injustement brisés. C’est le cas de Yambo Ouologuem dont le récit « Le Devoir de violence », chef d’œuvre consacré et condamné a donné naissance à un autre chef d’œuvre le Goncourt 2021 « La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr, qu’on ne peut lire, sans un moment ou un autre, on n’aille visiter le roman qui l’a inspiré.
Le problème auquel une institution africaine doit répondre est le dépassement du fait colonial, qui a décrété que l’Afrique n’avait pas d’histoire, qu’elle n’est que le continent de l’oralité, un continent retenu dans le stade de l’enfance de l’humanité, un continent qui ne peut prétendre à une vie intellectuelle propre, un continent qui ne peut prétendre être le centre de son univers intellectuel et culturel. Il s’ensuit un besoin urgent d’historiciser l’Afrique en passant d’abord par l’historisation de sa littérature pour lui restituer ses imaginaires confisqués par un centre insensible et aveugle à ses aspirations à l’universalité de ses créations, ou de ses imaginaires enfouis dans l’indifférence des consciences étrangères encore rétives à l’émergence d’une culture africaine libérée des impératifs occidentaux. Il en résulte de déverrouiller des clôtures invisibles et d’affirmer une proclamation légitime : le droit des Africains à la culture.
Le centre est partout, et la périphérie nulle part
C’est, sans prétention aucune, ce que la chaire des littératures et arts africains souhaite réaliser dans son long cheminement vers la fondation d’institutions de consécration en Afrique d’œuvres africaines, s’éloignant, se libérant des lieux de consécration étrangers, ou concourant avec eux dans une compétition de bon aloi, défiant les jeux des éditions qui ont fait le malheur des Yambo et autres créateurs africains.
Il y a des prix africains qui couronnent des œuvres africaines. Serait-ce présomptueux ou prétentieux de penser fonder un prix africain, qu’un jury octroierait à des lauréats africains, qui atteindrait une notoriété continentale, diffuserait dans le monde l’excellence littéraire et artistique africaine à partir de l’Afrique ? Il porterait un nom africain consensuel, et visant un prestige légitime, prouverait que le centre est partout, et la périphérie nulle part. D’aucuns suggèrent que ce nom soit Apulée ; aussi hasardeuse que cette proposition puisse être, la postérité de son œuvre « Métamorphoses » prouve qu’il a habité un champ créatif large et vaste, de la littérature aux beaux-arts et que l’Afrique par le passé l’avait déjà élu dans plusieurs de ses cités en érigeant des statues reconnaissantes.
Une étude de faisabilité montrerait si ce choix et cette suggestion ont quelque chose de légitime.
Du chant des griots aux rythmes de Malhoun
Le deuxième pôle serait une suite artistique de cet énoncé académique. Suite musicale, rituelle, poétique, qui convoquera les arts de la scène qui, déclinés en « performances », offriront à un public exigent la diversité et la force des cultures africaines : du blues issu des berges du Niger, du jazz issu de la sueur et la souffrance des plantations, au luth magnifique qui troue et éclaire les épaisseurs de la nuit, à l’enchantement du mvett, du chant des griots, aux épopées de conteurs, à la langoureuse polyphonie de la musique andalouse, aux rythmes lancinants du Malhoun.
Lire aussi : Du Renaudot (1968) au goncourt (2021), les riches heures africaines des lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri (3ème partie)
Les deux « maisons d’artistes », des Oudayas présenteront aux initiés et au public averti des séquences, des « performances » correspondant à une programmation polysémique qui liera l’académique au ludique, une programmation à haute valeur artistique dont l’horizon, au-delà de la conservation, serait une production renouvelée d’un héritage ancestral.
Sa Majesté Le Roi, Mohammed VI, que Dieu l’assiste, nous a tracé le chemin dans son discours au 6ème sommet Union Européenne (U.E.), Union Africaine (U.A.) qui s’est tenu à Bruxelles en Février 2022 en affirmant : « En outre la pandémie n’a pas non plus épargné la culture, en termes économiques d’abord, du point de vue de son accès. Ensuite en ce domaine, le choc a été considérable. Il s’agit donc aujourd’hui de rétablir les coopérations culturelles, afin de relancer le secteur, véritable levier de rapprochement en Afrique, en Europe, et entre l’Afrique et l’Europe ». (Fin de citation)
Les événements par lesquels passe le monde aujourd’hui indiquent clairement, sans vouloir être pessimiste, que les épreuves de demain seront encore plus complexes et difficiles. Nous serons alors confrontés, pour
reprendre une expression de Frantz Fanon, à une autre « grande nuit » de laquelle faudra, encore, essayer de sortir. La culture nous aidera incontestablement à le faire, même si l’on a tendance à l’oublier souvent. Car non seulement elle constitue le médium le plus approprié au dialogue et à l’intercompréhension qu’il convient d’entretenir entre les hommes, mais aussi un levier exceptionnel d’interaction avec le monde et du changement qu’on voudrait chaque fois y opérer sans déchirure.
L’assise de la Chaire
Lire aussi : Du Renaudot (1968) au Goncourt (2021) ou les riches heures africaines des Lettres d’expression française – Par Abdejlil Lahjomri (4ème partie)
Permettez-moi de décliner rapidement quelques axes qui me semblent constituer l’assise conceptuelle de cette chaire :
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L’histoire plurielle des lettres et des arts africains : de leur émergence et de leur évolution autour de maisons d’éditions, de mouvements et de revues d’avant-garde, de l’adaptation qu’ils font de leur patrimoine commun, de leur articulation avec le champ culturel et ses différents modes de transmission.
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Le comparatisme entre genres littéraires, formes artistiques et héritages traditionnels. On parle dans ce sens et à juste titre de l’importance de « considérer la notion de littérature à la lumière des autres modes d’expression et de communications contemporains, de recomposer l’histographie littéraire indépendamment des positions dominantes ».
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La réception critique des lettres et des arts africains, notamment l’analyse des formations discursives qui président à son fonctionnement et à la polarisation, les ruptures épistémiques qui ponctuent les influences exercées sur les publics et les lecteurs, tant en Afrique qu’ailleurs et leur rapport aux nouveaux acquis de l’ère postmoderne.
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La portée historique, sociale et politique de la littérature africaine telle qu’elle s’est dessinée de façon récurrente, pendant plusieurs décennies après l’indépendance, à travers le prisme de thèmes patent comme ceux de l’acculturation, de la différence et de l’altérité de la recherche des origines, de la prise de consciences face aux injustices et aux inégalités.
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L’esthétique des nouvelles expressions telle qu’elle s’est concrétisée chez les jeunes écrivains attachés à dire autrement les réalités africaines : par un travail raffiné d’épuration des formes et du style, un plaisir appuyé à faire et à défaire les contours du réel, une scénographie subtile consistant à capter les mystères de l’écriture dans ce qu’elle a de fuyant et d’indécidable, une interrogation poussée sur le rapport aux corps, aux signes, aux êtres, aux choses et aux valeurs.
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Les relations intertextuelles entre les littératures africaines, et maghrébines (dans leurs diverses formes d’expression : amazighe, arabe, francophone, anglophone, hispanophone), dont l’approche aidera à explorer pertinemment les lieux et les dispositifs de modélisation du sens qui ont un rapport avec ce que les Africains ont en partage : leur imaginaire tel qu’il reste toujours nourri et enrichi par leurs rêves, leurs légendes et leurs mythes.
Miriam Makeba, Mama Afrika
La chaire pourra dans ses prolongements, appeler à une sauvegarde des lieux de mémoire, de ceux ou celles, qui font la dignité de l’Afrique. Miriam Makeba en fait partie
Ma conclusion aura une note quelque peu émotive qui évoquerait un axe qui m’est cher parce qu’il s’intéresse à la mémoire, et parce que la mémoire souffre souvent de blessures excessivement douloureuses voire inguérissables. Ce n’est pas à probablement parler un axe qui s’ajouterait à ceux que je viens d’énumérer. Mais nous serons parfois interpellés par des situations étonnamment désastreuses qui convoquent le souvenir et forcent l’engagement à réparer ce que l’indifférence ou l’oubli des hommes provoque d’inadmissible, d’inacceptable.
Il concerne l’érosion insoutenable de nos lieux de mémoire.
On ne présente pas Miriam Makeba, surnommée Mama Afrika, une voix contre l’apartheid pour la fierté du contient africain.
La photo (cf. plus haut) que je vais vous faire voir suffit à mieux exprimer mes propos. Elle nous montre l’état actuel de la maison de cette impériale chanteuse, et cet état nous dit tout. La chaire pourra dans ses prolongements, appeler à une sauvegarde des lieux de mémoire, de ceux ou celles, qui font la dignité de l’Afrique.
Je sais qu’une association s’est constituée pour une restauration de la maison de Miriam Makeba. Elle fait urgemment appel à toutes personnes, ou institutions, de bonne volonté qui pourraient l’accompagner à se joindre à elle dans cette entreprise de fierté africaine. ‘’