Culture
Du ressourcement des enfants d’immigrés dans les cultures ancestrales
Paris. Décembre 2019. L’institut du Monde Arabe célèbre la journée mondiale de la langue arabe, promulguée par l’Unesco en 2012. Cette langue, pratiquée usuellement et religieusement par un cinquième de l’humanité, n’est plus perçue comme une sémiotique exotique, mais comme un véhicule de potentialités en devenir. Le colonialisme s’est longtemps prévalu d’une avance scientifique et technologique de plusieurs siècles. La révolution numérique, qui transforme le monde en forum égalitaire, remet toutes les sociétés à pied d’égalité. Les enfants des banlieues déshéritées naviguent sur la toile comme des poissons dans l’eau, s’avèrent de sacrés inventeurs numériques. Les déracinés de naissance sont, de fait, des citoyens du monde, désintoxiqués des identités séparatives, des authenticités ségrégatives, des idéologies mortifères.
Le spectacle offert par la troupe cosmopolite Kif-Kif Bledi, relève de ce nouvel état d’esprit, délivré des culpabilités postcoloniales, assumant, sans complexes, la binationalité, renouant avec les cultures ancestrales en les régénérant d’étonnantes innovations. Les tableaux de danse présentant le khaliji arabique, la kawliya irakienne, le tahtib égyptien, le dabkeh moyen-oriental, le chaabi maghrébin, tout en gardant leurs spécificités vestimentaires et gestuelles, se déclinent dans des chorégraphies résolument avant-gardistes. Les danseuses, expertes des expressions orientales, sont imprégnées des tendances artistiques de leur époque, de la house music au hip-hop en passant par le mordern’jazz et la world fusion. Internet ouvre les vannes de toutes les cultures, de toutes les langues, de toutes les connaissances. Chacun s’y approvisionne selon ses inclinations et ses motivations.
Le web joue un rôle non négligeable dans la popularisation planétaire de la musique gnaoua, pratique confrérique des anciens esclaves africains établis au Maroc, avec ses performances acrobatiques et ses prouesses thérapeutiques, qui entre opportunément dans le patrimoine immatériel de l’humanité. Le défilé carnavalesque des confréries dans les ruelles de la vieille ville d’Essaouira ressuscite, quelque part, les frairies dionysiaques. Se métissent les rythmes gnaouis, marginalisés pendant des siècles, avec le jazz, le reggae, le flamenco, la salsa, la rumba, le gospel, la santeria. Les jeunes Mâalems excellent dans les gageures festives. Les discordances se surmontent dans les improvisations interactives.
L’héritage gnaoui est typique des traditions fertilisantes. Le rituel se compose de trois étapes. La procession (al âda) chemine du sanctuaire au lieu de la veillée spirituelle (al lila). La commémoration des ancêtres (oulad Bambara) précède le répertoire sacré invoquant les esprits (al moulouk). Les costumes colorés des musiciens revêtent des symboliques particulières. Chaque couleur correspond à une série de chants et de cadences musicothérapiques. Dans cet univers patriarcal, des femmes comme Asmaa Hamzaoui bousculent le monopole phallocratique en jouant avec virtuosité du gambri, instrument sacré des cérémonies ésotériques. La talentueuse instrumentiste, initiée par un père lui-même Mâalem, fonde sa propre troupe baptisée « Les filles de Tombouctou » (Bnat Timbouktou) pour s’affranchir des codes machistes. Les tabous tombent sous l’effet transgresseur de l’art. Mais, le titre de Mâalem se transmet toujours de père en fils. Les contradictions de la société marocaine entre une Constitution révolutionnaire, consacrant le plurilinguisme et la diversité culturelle comme moteurs d’émancipation collective et des lois rétrogrades et liberticides, perpétuant la domination masculine et les aliénations endémiques, se retrouvent également dans la sphère artistique. Les oulamas, dépositaires indéboulonnables des vérités irrécusables, sophistes incomparables des dogmatismes irréfutables, guides inamovibles des absolutismes indiscutables, djabarites implacables des fatalités éternelles, éradicateurs impitoyables des sciences profanes et des philosophies de lumière, enterrent le débat dans leur indémontable immobilisme. Quand le corps et l’esprit se libèrent dans la transe, quand les chaînes de la servitude se brisent dans la danse, les sermons dogmatiques paraissent bien dérisoires.
Mustapha Saha
Sociologue, écrivain, artiste peintre