Culture
Si on oubliait un peu la Covid-19 et que l’on parlait de l’actualité de Léopold Sédar Senghor
Profonde divergence entre Abdejlil Lahjomri et votre serviteur sur le genre du Covid dans ce beau texte consacré à Léopold Sédar Senghor. Lui, en puriste, fils ainé de l’Académie Française, obéit au conclave des immortels et utilise le féminin pour écrire la Covid comme l’a édicté le vénérable cénacle de la langue française voulu par Richelieu, à mon sens à tort, tant sa démonstration ne tient ni compte de la force de l’usage ni la route. Sinon on devrait écrire la paludisme, la choléra, la rhume, la cancer, la diabète…, ce qui, il faut le concéder, est un outrage fait à l’Oreille. Sauf que Abdejlil Lahjomri n’est pas seulement le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, mais aussi et surtout un spécialiste de la littérature française. Il écrira donc la Covid, quant à moi je m’en tiendrai au Covid. De toute façon la question est tranchée par ailleurs. Le journal québécois Le Devoir rapporte que la nouvelle mouture du dictionnaire Robert qui fait son entrée en librairie a conclu au double genre du mot. Et si Abdejlil Lahjomri voulait oublier un peu le et/ou la Covid en exhumant l’immensité de Senghor, de son œuvre et de son action, il est servi. Il faut être lui d’ailleurs pour aller chercher chez le fondateur du concept de la Négritude un vaccin contre le syndrome post-traumatique que pourrait générer chez beaucoup l’après Covid. Un exercice périlleux, c’est Abdejlil qui le dit d’entrée de jeu, mais n’est-ce pas dans cet art de la dextérité intellectuelle qu’il excelle. NK
L’exercice qui consiste à cerner le renouveau de la pensée d’un acteur de la pensée est un exercice périlleux , quand on veut éviter l’apologétique, pour dire en quelques mots justes la fidélité à la mémoire de cet acteur, surtout s’il fut , poète, penseur, philosophe artiste.et en même temps chef d’Etat .
Il s’agit de restituer dans cette chronique un message, le message senghorien à un moment où les études sur ce grand d’Afrique connaissent un renouveau légitime. Périlleux surtout de résumer l’œuvre de toute une vie en quelques paragraphes qui risqueraient d’être inévitablement incomplets et forcément réducteurs. Je m’y hasarderai pourtant, persuadé que votre bienveillance, facilitera cette tâche redoutable d’abord pour le jeune lecteur du poète Senghor que je fus, à la faculté des lettres de Rabat où nous allons découvrir le concept, fascinant et mystérieux à la fois, de négritude, pour le jeune enseignant ensuite qui eut à choisir, commenter et faire lire des poèmes à ses élèves et aujourd’hui au secrétaire perpétuel de cette académie où le président-poète affirmait avec conviction : « Que j’écrive un poème ou que je décide l’élaboration d’un projet de loi, il s’agit de la même chose sous deux aspects différents. Il s’agit de transformer le monde ».
« Transformer le monde », par la politique et aussi par la poésie, défi paradoxal quand on sait que la poésie fatigue le politique et que le politique se méfie grandement du poétique. Au fond, ce que se propose de faire cette modeste chronique, c’est de répondre à la question de l’écrivain – ambassadeur Henri Lopez, ‘ Comment l’Afrique pouvait contribuer à transformer le monde? Il affirmait à propos de Senghor « Saurons-nous dire à nos enfants l’importance de son action politique, le prix de son œuvre. Du moins en avons-nous le devoir ». Notre devoir est d’expliquer pourquoi Senghor est le nom de la culture comme acte politique et de la politique comme acte de culture dans la défense, l’illustration et la transformation de l’Afrique, de l’Afrique dans le monde.
L. S. Senghor est le nom de « négritude ». D’une « négritude impérieuse » a-t-il dit lui-même. Moment déterminant d’où va émerger ce qui s’appellera « la question noire »,va émerger surtout la prise de conscience que le « monde noir possède un ensemble de valeurs, « un nœud de réalités », selon l’expression même de notre poète, valeurs qui émanent de « l’essentialisme ontologique de l’être africain ». Concept révolutionnaire qui contre le discours de l’idéologie coloniale par l’usage de sa langue qu’il s’approprie pour la déposséder de son emprise sur la singularité africaine. Moment décisif dans le processus de libération de la conscience africaine. Mais moment de turbulences, où la contestation idéologique privera ce concept de la force de ses visées, de l’ampleur de sa portée et que Souleymane Bachir Diagne résume ainsi « la négritude cesse d’être révolutionnaire quand elle se transforme en un édifice solidaire d’une politique d’Etat ». Mon ami Tchikaya U Tamsi, qui nous a quittés trop tôt, injustement méconnu, poète congolais percutant, avait eu l’intuition de cette réification, contestera l’invention de Senghor et de Césaire, Soynka aussi. Ce que retiendra la postérité au-delà de ce débat qui fut fécond et parfois excessif, c’est que si un mythe romantique de l’Afrique est né du concept de négritude, ce concept allait cependant accoucher, bien des années plus tard, accouche aujourd’hui, de ce que portent en eux de nouveaux les philosophes africains de demain .
C’est L.S Senghor, qui l’écrit et le clame « Il s’agit de se débarrasser des routines et des slogans … importés de la métropole ». « Il s’agit de penser par nous, pour nous ». C’est bien là ce que prône et préconise la nouvelle pensée africaine. J.P Sartre l’avait bien dit, que la négritude était une étape « qu’elle est pour se détruire » et « qu’elle n’avait pas de suffisance par elle-même ». Et c’est bien à Léopold Sédar Senghor que nous devons ce moment flamboyant de l’histoire africaine, cette étape décisive qui a vu naître la promesse de penser par nous-mêmes, promesse qui dans l’actualité intellectuelle d’aujourd’hui s’épanouit, riche de tant d’autres promesses fondatrices d’étapes nouvelles dans l’affirmation de la différence culturelle de l’Afrique en ce monde perturbé, dérangé et calciné.
Léopold Sédar Senghor est le nom de la « parole poétique ». C’est pourquoi Aimé Césaire a dit de lui qu’il était « le diseur d’essentiel » et pourquoi Léopold Sédar Senghor à qui nous demandions ce qui lui semblait pouvoir être retenu par la postérité, nous confiait chez notre maître le philosophe Mohammed Aziz Lahbabi qui organisait des Nadwa (c’est ainsi qu’il appelait les rencontres qui nous réunissaient chez lui à Témara). « Mes poèmes c’est là l’essentiel ». Léopold Sédar Senghor, nom d’une parole poétique qui se veut chant, musique et rythme. Lors de cette Nadwa mémorable, il fera une confidence séduisante à une assistance un peu médusée . « L’année où j’ai été reçu à l’agrégation, nous dit-il, nous avions à commenter une vingtaine de vers de la pièce de Racine, Bérénice. J’ai eu la meilleure note. Savez-vous ce que j’avais fait ? J’ai fait une explication « africaine » de Racine en m’attaquant aux images analogiques, symboliques et à la mélodie mais aussi au rythme des vers faits de parallélisme asymétrique. Evidemment aucun autre candidat ne pouvait songer faire de Racine une lecture négro-africaine ». Je me suis toujours promis d’essayer de demander aux Archives de l’éducation nationale française, s’il était possible de prendre connaissance de cette dissertation insolite . Je pense qu’ils auraient refusé, puisque c’est une copie d’examen ! C’est ainsi qu’il décida de faire une thèse sur « Le verbe dans les langues du groupe Sénégalo-guinéen » et une autre sur « La poésie populaire de son village ». Habité par le rythme, c’est chez Rimbaud qu’il trouvera la meilleure définition de l’esthétique du XXème siècle, qui s’appuie sur « l’intuition », sur « l’émotion » comme en Afrique non sur « l’esprit de discussions». Essentiellement sur le « dérèglement des sens ». Il rappellera à cette occasion le cri célèbre de ce poète majeur ; « Je suis Nègre, vous êtes de faux nègres ».
Senghor est le nom de démocratie.
Une affirmation comme celle-là en étonnerait plus d’un historien qui rappellerait les événements douloureux de 1968 au Sénégal pour la contredire mais personne ne contesterait que son geste d’adieu à la politique politicienne ne fût le geste d’un grand démocrate. Rare en effet de rencontrer dans l’histoire passée de l’Afrique ou dans le monde un acte aussi courageux :’abandonner sereinement le pouvoir quand le pouvoir ne peut plus s’exercer sereinement.
Léopold Sédar Senghor, est aussi le nom de francophonie. Mais sa francophonie fut peu comprise et peu appréciée par les francophones eux-mêmes, et la francophonie elle-même. Le procès n’était pas loin, et il y eut procès par accusation « d’exotisme », quand c’est de « dépassement » qu’il s’agissait. Il y eut procès par accusation « d’assimilation » quand c’est de fusion qu’il s’agissait. « Or donc, nous dit-il, j’ai eu la chance d’être à la limite de deux mondes, africain et européen ». Cette chance a fait de sa francophonie, une francophonie de « passeur de l’entre deux », « de lanceur d’alerte ». Il est quelque peu difficile pour ceux, comme nous, qui sont ‘partiellement’ francophones, (ce mot apaisant de « partiellement », est de Mohamed El Fassi, mon maître qui milita avec Léopold Sédar Senghor pour une certaine idée de la francophonie) de comprendre l’ampleur de l’engagement de Senghor dans cet espace linguistique controversé, si on le réduit au projet d’édification d’un ensemble politique. Si par contre nous considérons sa visée réelle, celle du « donner et du recevoir » selon l’expression d’Aimé Césaire, expression qui fut aussi utilisée par Senghor, la francophonie serait dès lors le lieu d’une altérité apaisée. Nous comprendrons pourquoi la langue française qui « jadis selon Armand Guibert fut entre ses mains, une arme dirigée contre l’oppression coloniale, (a pu devenir entre ses mains) un instrument de paix et de conciliation ». La réédition de l’essai de Stanislas Spero Adolevi « Négritude et Nécrologues » excessivement malveillant, masque en réalité ce qui fut dans la francophonie senghorienne de précurseur : une prise de conscience de la sauvegarde, de la survie des identités dans une mondialisation conquérante et agressive. Le refus du nivellement…
La francophonie l’élit à l’Académie française mais des années plus tard elle élira aussi Dany Laferrière que d’aucuns présentaient comme un anti-Senghor, parce que paradoxalement anti-francophonie.
La francophonie de Léopold Sédar Senghor est ce lieu de partage où les identités résistent à la globalisation rampante de l’esthétique de l’éphémère. Si Senghor est le nom de francophonie, c’est dans le sens, j’oserai malgré tout l’expression d’une francophonie métisse.
Si le temps me le permettait, je dirai pourquoi Léopold Sédar Senghor est le nom de métissage dans et de la culture, des droits de l’homme, d’unité africaine, de civilisation de l’Universel. Cela a été dit mais un silence inexpliqué a jeté sur son œuvre un voile quelque peu coupable. Ce qui rassure toutefois, c’est que la postérité qui est impitoyable parce que juste accorde à l’œuvre de Senghor depuis quelques années une place de plus en plus affirmée dans l’histoire du continent africain. Il n’est plus simplement homme d’Etat, poète, artiste. Elle le présente aussi comme philosophe. Deux essais explicitent clairement sa pensée.
Léopold Sédar Senghor, « L’art africain comme philosophie ». Et « Bergson et la pensée de Léopold Sédar Senghor » de …. Souleymane Bachir Diagne
Ce n’est que justice parce qu’il le fut aussi, philosophe et sa pensée fut aussi percutante pour son temps que le fut sa poétique.
En 2016, se sont tenus à Dakar les premiers « ateliers de la pensée » qui ont réuni les représentants de ce qui actuellement compte dans le domaine de la pensée philosophique. Leurs travaux se sont choisis une orientation prometteuse qui peut être résumée ainsi « L’Afrique pensant le monde mais aussi le transformant ». C’est une bonne chose que le renouveau des études senghoriennes réinvente sa philosophie, sa pensée. Aspect et dimension de son œuvre négligés, voire désavoués, ou tout simplement niés. On découvre avec bonheur qu’il fut bergsonien. On l’entend dire « j’écris en français, je pense en négro-africain », affirmant par là qu’il y a une philosophie africaine. Dont il fut avec le concept fondateur de « négritude » le digne confirmateur. C’est vrai que des phrases comme l’émotion est nègre et la raison européenne, sortie de leur contexte, peut provoquer un tumulte de critiques assourdissant, et décourager tout chercheur qui aurait souhaité s’investir dans la découverte de la philosophie senghorienne. Mais maintenant que les rancœurs se sont apaisées, Léopold Sédar Senghor parait comme un penseur étonnement actuel, et sa philosophie particulièrement moderne.
Bergsonien, mais aussi, j’allais dire Lahbabien, en référence à notre maître Mohamed Aziz Lahbabi, qui lui était personnaliste et faisait du concept de « personne » le fondement de toute action, de toute philosophie, de toute morale. Léopold Sédar Senghor s’intéressait lui aussi à la « condition subjective du sujet africain ». Il n’aurait pas renié le concept de la « personne africaine ». Il était socialiste, mais son socialisme était un humanisme. Il était « croyant » et la foi était pour lui indissociable, de tout élan poétique, de toute approche philosophique. Sa foi était un message de tolérance. Et c’est ce message-là, que, libérés des entraves des extrémismes de tout bord, redécouvrent en la pensée de Léopold Seder Senghor, les jeunes penseurs africains d’aujourd’hui.